1981-2021 : Quel bilan pour les années Mitterrand ?
Ce mois de mai 2021 marque le quarantième anniversaire de le la première accession de la gauche au pouvoir depuis 1945. C’est l’occasion pour nous de revenir sur deux septennats mouvementés et pleins d’ambiguïtés, où François Mitterrand dut revenir sur certaines de ses ambitions et subir des situations politiques inédites dans la cinquième République mais fut tout de même l’instigateur d’une certaine modernité en France.
Le refus de la nouvelle donne économique
Déjà lors du septennat précédent, celui de Valéry Giscard d’Estain, la notion de contrainte extérieure avait fait son apparition. Le choc pétrolier et l’envolement de la facture énergétique qui en a découlé, les premiers déficits budgétaires et la forte inflation couplée à un chômage persistant semblaient montrer que le modèle français arrivait à ses limites. Ainsi, la France des années 1970 dut se résoudre à voir son secteur industriel reculer, abandonner les plans quinquennaux chiffrés et se libéraliser.
C’est en quelque sorte en réaction à cette nouvelle donne économique que Mitterrand s’est fait élire. Son programme consistait à redonner à l’État son rôle directeur. Cela s’est fait à travers la nationalisation de nombreuses banques et entreprises industrielles comme Saint-Gobain ou Thomson, si bien que la part de l’État dans l’emploi industriel passe de 6,4% en 1980 à presque 20% en 1982. C’est également le retour de la planification et de l’aménagement du territoire. Le nouveau gouvernement se refuse également à accepter le déclin relatif de l’industrie française face à la concurrence des pays émergents et multiplie les « plans », comme le plans textile, bois ou cuir. Enfin les mesures sociales ne manquent pas, avec la semaine de 40 heures, les lois Auroux (accentuant la protection des droits et conditions de travail des salariés), l’ISF, une hausse de 10% du SMIC...
Des ambitions déçues par les contraintes extérieures et domestiques
Très vite, nombre des ambitions de Mitterrand durent être revues à la baisse. Dans un premier temps face à la contrainte extérieure. Dès les premiers jours de Mitterrand au pouvoir, le franc est attaqué. Les marchés étaient loin d’être convaincus par le programme économique du nouveau gouvernement, ce qui a entraîné une fuite des capitaux hors de France, et la politique monétaire américaine du dollar fort pénalisait l’attractivité relative du franc. Le 21 mai, le Premier Ministre Pierre Mauroy propose de dévaluer le franc et sortir du Système Monétaire Européen (qui impose un encadrement des fluctuations des monnaies européennes autour d’une monnaie-pivot, l’ECU). Si Mitterrand s’y refuse initialement, il sera contraint assez rapidement (en octobre 1981 et juin 1982) de dévaluer tout en maintenant la France dans le SME.
En mars 1983, la troisième dévaluation en moins de deux ans et les faibles résultats économiques obligent Mitterrand à faire un choix : quitter le SME et choisir la voie des « dévaluations compétitives » mais s’éloigner du reste de l’Europe, ou réaffirmer l’attachement au projet européen mais changer complétement de politique économique. Il choisira finalement l’Europe, et entreprit le tournant de la rigueur. Son gouvernement abandonne la relance keynésienne et adopte finalement une politique plus libérale contre laquelle il se voulait pourtant l’un des remparts en Europe. Certains observateurs remarqueront que la politique initiale était intenable du fait de l’incohérence du policy mix. Une politique keynésienne associe normalement la relance budgétaire à une baisse des taux directeurs. Or ce deuxième point était impossible à réaliser tant la France devait maintenir des taux élevés pour tenter de réduire le différentiel d’inflation avec l’Allemagne.
La contrainte est également venue de l’intérieur. La défaite de la gauche aux législatives de 1986 entraîne une première cohabitation, chose inédite jusque-là dans la cinquième République. Jacques Chirac est nommé premier ministre. Lui qui quelques années plus tôt s’en prenait au « parti de l’étranger », imposant le SME et ses conditions à la France, s’est converti à la rigueur et au libéralisme. Il mettra fin au contrôle des changes en 1987, à l’encadrement du crédit bancaire, et surtout accélèrera la politique de privatisations déjà enclenchée depuis 1983. François Mitterrand perd ainsi la main sur la politique économique, la contrainte extérieure se substituant à la contrainte intérieure hors des périodes de cohabitation, et se concentrera sur la politique extérieure et les mesures de société.
Une modernisation de la société
Si la libéralisation économique qui s’est opérée durant son mandat a été principalement subie, la « libéralisation sociale et sociétale» des années Mitterrand était bien voulue. Le même président qui durant les deux premières années de son mandat s’était efforcé de conserver un modèle d’économie hérité du gaullisme est aussi celui qui a souhaité abandonner une conception des relations État-société datant des débuts de la cinquième République. Cela passe par des réformes politiques, comme l’introduction de la proportionnelle, ou juridiques, avec la suppression de la Cour de sûreté de l’État, l’abolition de la peine de mort, l’abrogation de lois discriminant contre les homosexuels ou la suppression de la notion de « bonnes mœurs » du statut des fonctionnaires.
Cette libéralisation et modernisation de la société s’est surtout faite à travers des mesures comme la libéralisation de l’audiovisuel avec la reconnaissance des radios libres, la fin de l’ORTF et la création de chaînes privées. C’est aussi une politique de soutien à la culture et aux artistes, que l’on doit notamment à son ministre de la culture Jacques Lang. Il va également chercher à moderniser la culture française, parfois contre l’opinion publique, avec des réalisations comme la pyramide du Louvre ou les colonnes du Buren.
Une rupture dans la continuité
Si les années Mitterrand furent bien marquées par une transformation, voulue ou subie, de l’économie et de la société, il y a bien une continuité entre son exercice du pouvoir et celui de ses prédécesseurs. Bien qu’il fut l’homme du « coup d’État permanent », ayant passé de nombreuses années dans l’opposition à critiquer la verticalité du pouvoir dans la cinquième République, il s’en accommodera une fois élu et en renforcera même certains aspects. C’est sûrement cette conception solitaire, souvent secrète et presque absolutiste du pouvoir qui jonchera sa présidence de scandales comme son cancer caché ou les écoutes de l’Élysée et d’affaires sordides comme le naufrage du Rainbow Warrior ou son implication dans le génocide au Rwanda. Un sentiment d’impunité qui ne sera pas aussi fort chez ses successeurs, bien qu’ils aient aussi eu leurs lots de casseroles.
La continuité se manifeste surtout dans sa politique extérieure, si bien qu’on parle d’une doctrine diplomatique gaullo-mitterrandiste, reposant sur l’indépendance stratégique et le non-alignement de la France. Cette volonté de rester en dehors du leadership américain ne l’empêchera pas d’affirmer son appartenance au « monde libre », notamment lors de la crise des euromissiles et après la guerre froide durant les guerres du Golfe et des Balkans, si bien que Henry Kissinger dira de lui qu’il a été un « très bon allié » des États-Unis. Il conserve les pratiques de ses prédécesseurs dans les relations entre la France et l’Afrique. Bien qu’il insiste plus sur la démocratisation des pays d’Afrique francophone, il n’hésitera pas à user des réseaux de la Françafrique et maintient la cellule africaine de l’Élysée, héritée du temps de Jacques Foccart (qui sera d’ailleurs rappelé par Chirac lors de la première cohabitation). Cela donnera également lieu à un certain nombre de scandales comme l’affaire Elf. Un point où Mitterrand semble tout de même plus proche de Valéry Giscard d’Estaing que de De Gaulle est son attachement, réaffirmé en 1983, à la construction européenne et à une plus grande intégration économique et politique.
Ce fut donc une présidence ambiguë que celle de François Mitterrand. Il fut à la fois un vecteur de changement et de modernisation pour la société et l’économie française, et pourtant, il peut être considéré comme le dernier des présidents à avoir eu cette conception du pouvoir. Ce qui marquera peut-être le plus ces années est peut-être la preuve définitive que le modèle français tel qu’il fut conçu en 1945 ne peut aller seul à contre-courant de la nouvelle donne économique mondiale et que le monde politique doit faire avec la contrainte extérieure. Comme le dit Mitterrand lui-même : « j’ai gagné le gouvernement, mais pas le pouvoir ».