Annuler la dette : mais pourquoi n’y avait-on jamais pensé ?
Une décennie après la crise de la zone Euro, la question des dettes souveraines européennes, qui n’est finalement jamais vraiment sortie du débat public, est remise au premier plan par la crise sanitaire et économique que nous vivons depuis près d’un an. La situation exige en effet une mise entre parenthèse de l’orthodoxie budgétaire et en conséquence une augmentation drastique de l’endettement public, si bien que des voix s’élèvent aujourd’hui pour questionner ce qui jusqu’à maintenant était une certitude : cette dette doit-elle être remboursée ?
Les arguments en faveur d’une annulation de la dette
Pourquoi les États s’endettent-ils ?
Pourquoi l’assouplissement quantitatif n’est pas la planche à billets
Si la banque centrale achète une partie de cette dette, comme c’est le cas dans le cadre des programmes d’assouplissement quantitatif, la « contrainte de la dette » perdure. Les titres sont détenus temporairement par la banque centrale et ont vocation à être revendus lorsqu’il s’agira de resserrer la politique monétaire. Sur le long terme, la quantité de dette détenue par le public, et la « contrainte » qui y est liée, reste la même. Ce n’est qu’un moyen pour la banque centrale de stimuler l’économie quand ses autres instruments sont impuissants, de « baisser » ses taux directeurs quand, dans une situation de liquidity trap, ceux-ci sont déjà à zéro et que l’épargne ne trouve pas son pendant en investissement.
Les programmes d’assouplissement quantitatif sont juste un moyen de stimuler de manière maitrisée l’inflation et de rediriger des liquidités vers des investissements plus productifs. En rachetant des titres de dette, la banque centrale tire les taux de celle-ci vers le bas et pousse ainsi les investisseurs à se diriger vers des investissements plus rentables (de manière temporaire). En injectant des liquidités crées ex nihilo dans le secteur financier, elle entraîne une augmentation du crédit par les banques commerciales et donc une inflation maîtrisée, comme elle l’aurait fait en temps normal par la baisse de son principal taux directeur (le taux de refinancement). Si la banque centrale décidait d’annuler les créances qu’elle avait rachetées dans le but de réorienter les investissements privés, ces créances ne pourraient plus être de nouveau détenues par les investisseurs privés, et la « contrainte » associée aux déficits passés disparaîtrait aussitôt, laissant le champ libre à l’inflation, cette fois-ci difficilement contrôlable.
Pourquoi annuler la dette est dangereux ?
- Tout d’abord, il y a le problème de l’indépendance de la banque centrale. Les traités européens interdisent à la BCE de financer directement les pays de la zone Euro pour une raison : son objectif ultime est de garantir la stabilité des prix et donc de maîtrise de l’inflation. Financer directement les États à leur demande en monétisant ou en annulant leur dette, c’est pour la BCE compromettre sa réputation. Or, si par le passé une monnaie devait sa valeur à la quantité d’or ou d’argent contenue dans ses pièces, aujourd’hui elle la doit en grande partie à la qualité du bilan et à la réputation de la banque centrale ! Remettre cette indépendance en cause, c’est s’exposer à un affaiblissement mortifère de l’Euro et donc à une inflation importée et une hausse des taux.
- Ensuite, vient le problème des moyens d’actions de la BCE. Comme l’explique Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste du Trésor, dans un billet de décembre 2020, les titres de dette détenus à son actif sont un moyen pour la BCE de faire face à un retour de l’inflation. Dans le cas d’une inflation trop forte, elle peut en effet revendre les titres qu’elle détient, faisant ainsi augmenter leurs taux et se rediriger les investissements privés vers ceux-ci, ou utiliser le rendement de ses actifs (donc en partie de la dette souveraine) pour financer l’augmentation du taux de rémunération des dépôts (les intérêts qu’elle verse aux banques sur les réserves qu’elles placent chez elle). Financer cette augmentation du taux, visant à stopper l’inflation (les banques placent en effet plus en réserve et la masse de monnaie en circulation diminue), par de la création monétaire serait contre-productif tant cette dernière alimenterait la même inflation qu’elle est censée stopper. Rappelons encore une fois que la situation actuelle de la BCE n’est pas normale, elle ne le sera qu’une fois qu’elle aura revendu les actifs achetés dans le cadre de l’assouplissement quantitatif. Chose impossible si ces actifs s’évaporent.
- Enfin, il y a le problème de la solvabilité des États, qui peut paraître paradoxal tant diminuer la dette devrait améliorer la solvabilité. Mme Bénassy-Quéré, encore, rappelle que les actionnaires de la BCE ne sont autres que les pays européens. Ainsi, si la dette était annulée, leur endettement net resterait le même, puisque cette dette est à la fois un passif (pour l’État emprunteur) et un actif (pour le même État, cette fois-ci actionnaire de banque centrale). La BCE verse ainsi à ses membres chaque année des dividendes, dont la valeur présente des versements futurs n’est autre que la valeur économique de la Banque centrale, et donc d’un actif détenu par ses membres. Annuler cette dette, c’est donc priver les pays d’un flux non-négligeable de recettes (plus de 6 milliards d’euros pour la France en 2019), et donc soit augmenter les futurs déficits, soit augmenter d’autant les impôts, ce qui ne serait pas sans effets sur la croissance. Or, comme vu dans un édito précédent, c’est la trajectoire et non la valeur de la dette qui importe réellement. Pour les marchés fixant les taux d’emprunts, augmenter les futurs déficits ou diminuer la future croissance pèse plus lourd dans la balance qu’amputer le stock de dette d’une vingtaine de pourcents. D’autant plus que les investisseurs ne sont pas tous idiots ! Certains pourraient voir les ficelles du tour de passe-passe, anticiper une reprise de l’inflation et demander des taux plus élevés en conséquence.
Ainsi, le jeu semble ne pas en valoir la chandelle quand il s’agit d’annuler les dettes publiques détenues par la BCE. La raison principale est le risque d’une reprise incontrôlée de l’inflation, ainsi que des effets pervers sur la réputation de la banque centrale, sa capacité à mener une politique monétaire adéquate et la solvabilité de ses actionnaires. Si certains promoteurs de cette solution miracle considèrent que le vrai problème aujourd’hui n’est pas l’inflation mais la déflation, qu’en sera-t-il dans cinq ou dix ans ? Demandons-nous s’il est judicieux de risquer de compromettre durablement nos moyens de politiques monétaires pour annuler une dette dont le remboursement ne nous coûte aujourd’hui quasimment rien.