Ce que dit le marché des taux (1/2)
Si la France cesse d’être arrogante avec les pays limitrophes, elle pourra devenir le cœur d’une nouvelle zone monétaire plus adaptée à son économie.
Le 28 juin 2018 les taux des obligations à 10 ans sont les suivants :
- Allemagne 0,32%
- France 0,69%
- Espagne 1,34%
- Italie 2,69%
La théorie économique énonce que les taux d’intérêts à long terme doivent être proches ou égaux à la croissance nominale attendue.
Dans le cas de l’Allemagne, cela voudrait dire que le marché anticipe une croissance du PNB à 0,32%. Comme l’inflation sous-jacente (hors prix des matières premières et prix réglementés) est proche de 1%, cela signifie que le marché anticipe une récession : Cette information est évidemment inexacte ; ce n’est pas du tout ce qu’anticipent aujourd’hui les intervenants sur les marchés obligataires.
Le prix est donc faussé par la politique monétaire de la banque centrale : Introduire une information inexacte dans une économie est rarement une bonne idée car cela influe sur le comportement des acteurs économiques et en l’occurrence sur le taux d’épargne et sur son emploi.
Je ne suis pas sûr que cela modifie le taux d’épargne qui est probablement essentiellement déterminé par un souci de protection, mais cela affecte certainement l’allocation du capital en favorisant des investissements dont la rentabilité intrinsèque est trop faible pour générer dans la durée une croissance économique forte.
En somme, une politique de taux artificiellement bas réduit la croissance à long terme. Pour ceux que ce sujet intéresse, je leur recommande vivement la lecture des nombreux et pétillants articles que mon ami Charles Gave a écrit sur ce sujet et que vous trouverez sur son excellent site : http://institutdeslibertes.org.
Dans le cas de l’Italie, qui profite exactement des mêmes interventions que l’Allemagne de la BCE sur sa dette, en pourcentage de son poids économique, les taux à 10 ans sont à 2,69%. Cela ne signifie pas non plus que les marchés anticipent que la croissance nominale sera de 2,37% supérieure en Italie par rapport à l’Allemagne : En l’occurrence, il faut considérer que les taux allemands sont les taux directeurs de la zone euro parce que l’Allemagne en est la première économie et que son risque est estimé comme très faible. Les taux italiens sont donc déterminés par le marché à partir des taux allemands auxquels ils appliquent une prime de risque, exactement comme cela se pratique pour les obligations « corporate » par rapport aux obligations d’état.
A 2,37% de prime, cela représente 26% de différentiel au bout de 10 ans. Donc le marché anticipe que l’Italie ne restera pas nécessairement dans la zone euro et que le différentiel de valeur entre la nouvelle lire italienne et l’euro au bout de 10 ans sera de : 26% / probabilité de réalisation.
A partir de là, on peut raisonner à la louche ; ce n’est pas idéal, mais comme le dit Warren Buffet « il vaut mieux avoir vaguement raison que précisément tort. » :
Depuis la création de l’euro, le différentiel de coût de main d’œuvre entre l’Allemagne et l’Italie est de 16,6%. On peut donc estimer que la lire devrait baisser de l’ordre de 20% en cas de sortie de l’Italie de la zone euro.
A ce chiffre, il convient d’ajouter le différentiel à venir pendant 10 ans des coûts italiens par rapport aux coûts allemands : Si la dérive a été de 16,6% pendant 17 ans, soit 0,91% par an, elle devrait être supérieure sans la contrainte de l’euro. On l’estimera à 1,5% par an, soit 16% au bout de 10 ans.
Au global on peut donc estimer la perte potentielle pour un investisseur obligataire s’il achète une obligation 10 ans italienne par rapport à une obligation 10 ans allemande à environ 35%.
On peut donc écrire l’équation suivante :
35% = 26% / probabilité de réalisation => probabilité de réalisation = 26%/35% = 74%
Le marché estime donc que l’Italie a 74% de probabilité de quitter l’euro dans les 10 prochaines années.
C’est très élevé. Et ce qui est vraiment étrange, c’est que les taux italiens à 2 ans ne sont eux qu’à 0,73%. Dans le même temps, le 2 ans allemand est à -0,69%.
Si on reprend le même raisonnement (cette fois je vous l’épargne), on voit que le marché attribue une probabilité de seulement 12% à un Italexit au cours de 2 prochaines années.
Cela n’est pas cohérent : Les mouvements anti-européens sont au pouvoir aujourd’hui ; si les marchés craignaient que l’Italie quitte la zone euro, les taux des emprunts italiens à 2 ans seraient beaucoup plus haut.
A partir de là, deux attitudes sont possibles :
- soit on considère que les marchés sont incohérents et on vend à découvert le 2 ans italien et simultanément on achète le 10 ans.
- Soit on continue à réfléchir.
Je préfère la deuxième attitude. J’ai souvent vu le marché se tromper, mais presque jamais être incohérent. C’est donc que je me suis trompé dans mon analyse et/ou que le marché dit autre chose.
Est-ce que je me suis trompé dans mes calculs ? Certainement, ils sont très approximatifs et le risque dans le temps ne peut pas être considéré comme linéaire. Mais cela ne change rien à la conclusion : Dès lors que les taux ont une pente, c’est que le risque est considéré comme plus probable à long terme qu’à court terme.
Donc le marché dit autre chose : deux hypothèses viennent à l’esprit :
- La BCE est intervenue massivement ces dernières semaines sur la dette italienne en privilégiant les taux à moins de 5 ans ce qui a faussé le marché et rendu toute lecture impossible. Je ne crois pas à cette hypothèse : les tensions sont vives au sein du conseil de la BCE et il est peu probable que la BCE ait substantiellement modifié son programme d’achats d’actifs italiens à ce niveau de cours. Il faudrait une secousse beaucoup plus grave pour le justifier.
- Le marché ne dit rien sur l’Italexit, mais il anticipe une restructuration de la dette italienne.
Il est effectivement probable que s’il y a restructuration de la dette italienne, elle vienne plutôt tard que tôt et qu’elle sanctionne au bout de quelques années les potentielles erreurs de gestion de l’actuel gouvernement italien.
Je ne crois pas à cette hypothèse pour deux raisons :
- la politique de l’actuel gouvernement italien sera reflationiste et cela aura les mêmes effets qu’au Portugal, c’est-à-dire augmenter pendant les prochaines années la croissance et donc réduire le déficit publique et le poids de la dette (conf edito « L’Europe du Sud … toujours »)
- la dette italienne est essentiellement détenue par les particuliers italiens et par les banques et les compagnies d’assurance italiennes : un défaut de la dette de l’Etat serait très difficile à acter politiquement et ferait sauter tout le système financier italien : ce serait vraiment « too big to fail ».
De plus l’Europe semble avoir bien pris conscience de ses erreurs dans la gestion de la crise grecque et ne devrait pas les renouveler.
Donc s’il y a crise de la dette italienne, l’Italie sera renflouée, il n’y aura pas d’alternative.
En revanche, il y a un pays qui risque de ne pas accepter cela, d’avoir fait des efforts pendant plus d’une décennie (réformes Hartz Schröder) et de voir qu’ils servent à rembourser les dettes de ceux qui ne les ont pas fait : l’Allemagne pourrait alors décider de sortir de l’euro.
Il se peut que cela soit le scénario que le marché est en train de prendre en compte comme possible.
Si c’est le cas, les spreads (écarts) entre les taux allemands et français vont commencer à se tendre.
Dans cette hypothèse où iraient-ils ?
Pour prendre en compte l’écart de coût salarial gagné par l’Allemagne sur la France depuis la création de l’euro (16%) et une prime de risque propre à la France, même si l’aura internationale de Macron la réduit, un spread de 300 points de base est probable.
Mais dans le même temps, les marchés ne joueront-ils pas le retour au Mark ? Alors les taux allemands devraient fortement baisser réduisant d’autant la pénalité pour la France en niveau absolu de taux ?
La réponse est malheureusement négative : l’Allemagne a emprunté en euro. Même si elle revient au Mark, elle remboursera sa dette en euro. Les taux allemands suivront donc les taux français à la hausse, avec la prime de risque en moins.
Cependant le spread entre les taux français et allemands ne s’appliquera pas sur les obligations émises par Berlin en euro, mais sur celles qu’il émettra en Mark. Le plus probable est que le marché estime que ce dernier soit proche de celui de la Suisse, soit 0% pour le 10 ans.
Donc les taux français devraient monter à 3% … dans un premier temps.
Dans un deuxième temps, l’équilibre entre les taux à long terme et la croissance potentielle nominale devrait s’imposer : Avec un euro plus faible par rapport au Mark de plus 20% et par rapport aux autres grandes devises internationales de 10 à 15%, la France retrouvera de la compétitivité, donc de la croissance, mais aussi un peu plus d’inflation. Le 10 ans français devrait donc alors probablement monter à un niveau entre 4 et 5%.
Conclusion
Il ne faut donc posséder aucune obligation libellée en euro, absolument aucune : à ce niveau de taux, le risque n’est pas rémunéré.
Si ce scénario devait se réaliser, serait-ce la fin de l’Europe et de l’euro ?
Non. L’Allemagne restera dans l’Union Européenne, au même titre que la Suède ou le Danemark.
L’euro subsistera, au moins un certain temps : La plupart des autres pays de la zone euro auront probablement une réaction un peu rigide, comme celle de l’Europe aujourd’hui face au Brexit : ils porteront beau.
Si la France cesse d’être arrogante avec les pays limitrophes, elle pourra devenir le cœur d’une nouvelle zone monétaire plus adaptée à son économie. En tout état de cause, elle pourra, si elle consent à persévérer dans l’effort de réforme qu’elle débute à peine, préserver et redéployer son industrie et en particulier son industrie stratégique (aviation, électrique, militaire, automobile).
De tout mal peut naître un bien.