Comprendre les vagues de M&A
Depuis le début du XXème siècle, les fusions-acquisitions apparaissent se concentrer sur des périodes assez réduites dans le temps, si bien qu’on parle de vagues d’activité M&A (mergers and acquisitions). De plus, il semblerait que chacune de ces vagues réponde à des circonstances particulières, propres à un secteur ou à l’ensemble de l’économie lors d’une période donnée. Dans cet édito, nous nous intéresserons aux raisons expliquant ce phénomène, à l’histoire des vagues de M&A et enfin aux signes d’une vague actuellement en formation.
Pourquoi le M&A se fait par vagues
Entre 1895 et 1995, 50% des fusions-acquisitions ont eu lieu sur 25% de la période, c’est donc bien que l’activité de M&A se fait en clusters dans le temps. Cela suggère qu’il existe des facteurs communs à l’origine d’un grand nombre des acquisitions. De nombreux économistes se sont intéressés à ce phénomène, et certains (Brealy et Myers) l’ont même appelé l’un des dix plus grands mystères de l’économie financière. En effet, les études empiriques censées vérifier le lien de causalité entre les variables macroéconomiques et la concentration de l’activité de M&A eurent des résultats mitigés. C’est pourquoi Mitchell et Mulherin ainsi que plusieurs autres, préconisent de s’intéresser à des données à l’échelle d’une industrie.
Comme l’expliquent Mitchell et Mulherin dans un article s’intéressant aux différentes vagues sur la période 1895-1995 et plus particulièrement à celle des années 1980, les différents moments d’intense activité de M&A sont dus à des disruptions dans une ou plusieurs industries (industry shocks). Ces disruptions peuvent prendre la forme d’un changement dans la réglementation, d’une augmentation brutale des prix de certaines matières premières, d’une innovation technologique, d’une concurrence accrue (l’arrivée d’acteurs étrangers par exemple) ou encore d’un changement dans la demande. Tous les éléments de cette liste non-exhaustive sont des phénomènes qui sont susceptibles de déplacer l’équilibre d’une industrie, c’est à dire changer sa « structure » (nombre et taille des entreprises qui la composent). Le M&A est l’un des principaux moyens qu’a une industrie pour se « restructurer », il est donc logique qu’il soit utilisé le plus dans les moments où il est le plus nécessaire.
Cela remet en cause l’interprétation souvent méfiante qu’ont les autorités de la concurrence de l’effet positif de l’annonce d’une fusion sur les capitalisations boursières au sein d’une industrie. En effet, cette hausse du cours des actions qui peut subvenir dans un secteur après une annonce ne serait pas due à l’anticipation d’un market power accru, et donc d’une position qui deviendrait un peu plus dominante, mais plutôt à l’anticipation d’une adaptation de l’industrie dans son ensemble aux disruptions qu’elle a subie, à une restructuration du secteur en somme. De plus, cette théorie est également soutenue par le fait que les performances d’une entreprise sont assez souvent moins bonnes après une fusion, bien que la logique voudrait qu’une fusion ne se fasse que si elle est créatrice de valeur (à travers des synergies notamment). Si la consolidation de l’industrie est une nécessité, elle n’est pas forcément signe de création de valeur, elle peut simplement être un moyen de limiter la destruction de valeur. Ainsi, après la déréglementation du secteur aérien à la fin des années 1970 aux États-Unis, une vague de M&A a eu lieu et pourtant les profits des compagnies aériennes ont baissé. C’est justement parce que cette vague de fusion n’était rien d’autre qu’un moyen pour ces compagnies de limiter les effets du passage d’un système de quasi-cartel à une concurrence plus forte.
Mitchell et Mulherin citent comme exemple de disruption de nouvelles techniques de financement, pouvant faciliter la restructuration d’une industrie. On pourrait donner comme exemple la popularisation du LBO (leveraged buyout) à la fin des années 1970, qui consiste à acquérir une société avec des fonds principalement empruntés. Cette méthode fut très utilisée dans les années 1980, notamment par la société d’investissement KKR, et aurait donc contribué à la vague de cette décennie, notamment parce qu’elle est très adaptée aux rachats d’entreprises par des sociétés d’investissement. De plus, Harford note également que la probabilité qu’une disruption a de causer une vague de fusions dépend aussi des conditions du crédit.
Historique des cycles M&A
- Première vague (du milieu des années 1890 au milieu des années 1900)
Aussi connue sous le nom de Great Merger Movement aux États-Unis, cette vague fut caractérisée par des fusions horizontales, c’est-à-dire le rachat ou la fusion avec des entreprises du même secteur. Le but recherché était évidemment des économies d’échelles mais surtout l’augmentation des revenus à travers la formation de monopoles afin de dominer le marché. C’est durant cette vague que de nombreux géants industriels américains se sont formés, comme la Standard Oil ou US Steel, mais aussi d’autres dans les chemins de fer ou le téléphone.
- Deuxième vague (de la fin des années 1910 à la fin des années 1920)
En réaction à ces pratiques dommageables pour le consommateur, les législateurs américains ont adopté des lois pour interdire les comportements anticoncurrentiels, comme le Clayton Act de 1914 ou la qualification de la Standard Oil comme monopole illégal en 1911. Ainsi, les entreprises durent abandonner les fusions horizontales quasi-monopolistiques et commença donc une vague de fusion verticales. Le but ici n’est plus tant l’augmentation des revenus que la baisse des coûts car une entreprise ne rachète plus son concurrent mais un de ces fournisseurs ou clients. Plutôt que des monopoles se formaient ainsi des oligopoles, chaque industrie n’étant plus à l’issue de cette deuxième vague dominée par une seule firme, mais plutôt deux ou trois. Pour les entreprises laissées pour compte lors de la première vague, c’était un moyen de rester compétitives face aux géants. Les secteurs les plus concernés furent l’automobile, avec Ford, mais également le secteur pétrolier avec Esso, né des cendres de la Standard Oil of New Jersey.
- Troisième vague (du milieu des années 1950 à la fin des années 1960)
Ici aussi, le déferlement de cette vague a été en partie causé par une application plus stricte des lois visant à limiter les pratiques anticoncurrentielles. Plus question désormais d’intégration horizontale ou verticale, qui sont toujours source d’une certaine domination du marché, mais plutôt de diversification. Entre ainsi en scène un nouveau type d’organisation : le conglomérat. L’exemple le plus connu, qui s’est « conglomératisé » lors de cette vague, est General Electrics : un grand groupe présent dans différents marchés géographiques et différents secteurs industriels. L’idée derrière ce type d’organisation est que la diversification permet de réduire la vulnérabilité aux disruptions dans une industrie donnée et qu’il permet la création d’un marché des capitaux « interne », ce qui peut s’avérer très utile quand le coût du capital est élevé.
Cette vague est en quelque sorte caractéristique de l’âge d’or du capitalisme managérial, et non plus du capitalisme industriel des deux premières vagues (dans lequel les entreprises étaient dirigées principalement par leurs fondateurs, conseillés par les banques d’investissement). Dans le capitalisme managérial, le contrôle et la propriété sont distincts, les dirigeants ne possèdent pas l’entreprise, ce qui peut donner lieu à des coûts d’agence : les intérêts des propriétaires et dirigeants ne sont pas toujours alignés, et ainsi les preneurs de décisions peuvent avoir des motifs autres que la création de valeur, comme par exemple la construction d’un empire, ce qui explique la prolifération de ces vastes conglomérats aux performances souvent modestes. En effet, c’est tomber dans le piège du diversification fallacy que de croire qu’en fusionnant des entreprises aux résultats décorrélés, le risque associé à la nouvelle entité sera plus faible tout comme son coût du capital, et qu’ainsi sa valeur sera plus grande. En effet, les actionnaires peuvent diversifier eux-mêmes leur portefeuille à moindre coût, et les conglomérats en cela qu’ils multiplient les divisional managers augmentent les coûts d’agence et favorisent une allocation inefficace du capital.
- Quatrième vague (de la fin des années 1970 à la fin des années 1980)
La quatrième vague se distingue des précédentes tout d’abord parce qu’elle fut celle des rachats hostiles (le management de la cible s’oppose à l’opération), c’est la vague des corporate raiders, personnifiés dans la culture populaire par Gordon Gekko, le personnage interprété par Michael Douglas dans Wall Street d’Oliver Stone. C’était également l’âge d’or des LBOs, et des rachats par des sociétés et banques d’investissement. Cela a marqué la fin du capitalisme managérial au profit d’un money managers capitalism. En effet, les excès des managements et les inefficacités des conglomérats furent la source de nombreuses opportunités : les rachats concernèrent souvent les divisions inefficaces des grosses structures formées à la vague précédente. La fin de cette vague fut causée par l’hubris des raiders qui cherchaient à faire des deals toujours plus grands (e.g. le rachat de RJR Nabisco à 25 milliards de dollars par KKR en 1988), et celui des banques de moins en moins regardantes qui leur prêtaient généreusement pour financer les LBOs.
- Cinquième vague (du milieu des années 1990 au début des années 2000)
Cette vague fut celle de la globalisation. D’une part, pour la première fois le marché du M&A européen a rivalisé avec le marché américain, et d’autre part le nombre de fusions transfrontalières, vues par les entreprise comme un moyen idéal pour conquérir de nouveaux marchés, a atteint des sommets. La taille des deals était aussi plus grande qu’auparavant. Le catalyseur de cette vague fut évidemment le développement des nouvelles technologies de l’information et de l’information. Les deals les plus significatifs furent la fusion de Exxon et Mobil, Citibank et Travelers ou encore Daimler et Chrysler. L’éclatement de la bulle internet a sonné la fin de cette vague.
Certains considèrent que cette vague s’est prolongé dans les années 2000 et 2010, avec néanmoins une pause de trois ans après la crise de 2008. En effet, la vague des années 1990 semble n’avoir été que momentanément interrompue par la crise du début des années 2000, et les dynamiques à l’œuvre semblent les mêmes pendant les années 2000 : les fusions transfrontalières (avec notamment la création d’ArcelorMittal en 2006). Quelques différences, cette fois-ci l’importance du private equity est nettement plus grande. Dans les années 2010, il est difficile de parler d’une vague tant l’activité reste faible comparé aux trois vagues précédentes. Durant les années 2010, l’activité se concentre également dans les pays émergents.
Une vague en formation ?
Les conditions semblent réunies pour le déferlement d’une nouvelle vague. En effet, la crise sanitaire a fragilisé un bon nombre d’entreprises, qui furent maintenues en vie principalement grâce aux taux bas et aux aides publiques, ce qui fait d’elles des cibles faciles pour les entreprises mieux capitalisées, plus résilientes. De plus, les industries particulièrement fragilisées par cette crise vont devoir se consolider. On assiste par exemple, avec 50 milliards de dollars de deals depuis octobre 2020, à une vague de fusions dans le secteur de l’énergie aux États-Unis, qui a particulièrement souffert dans les premiers mois de la pandémie. De même, dans les télécommunications et les médias, l’activité semble s’intensifier depuis quelques mois, avec 410 deals pour une valeur de 83 milliards de décembre 2020 à mi-mai 2021, donc sans compter les megadeals tels que le rachat de MGM par Amazon ou la fusion WarnerMedia et de Discovery. Ici, il s’agit de secteurs qui ont plutôt bien vécu la pandémie, mais dans lesquels les habitudes des consommateurs ont changé, avec par exemple une accélération du streaming et donc la nécessité pour les différents acteurs d’avoir la taille critique pour être compétitif et offrir à leurs utilisateurs un catalogue attractif.
Enfin, on remarque encore une fois quel les conditions du crédit et l’émergence de nouvelles méthodes de financement semblent favoriser l’augmentation de l’activité de M&A. Les SPACs semblent en effet alimenter cette vague, qui s’annonce être d’une ampleur phénoménale, en effet avec 1300 milliards de dollars de deals, le premier trimestre 2021 est le meilleur depuis au moins 1980. Enfin, les stimulus packages de la Fed et de la BCE facilitent grandement l’accès au crédit pour financer ces opérations.