Eu ets : un marché pour verdir l’Europe
Une chose est certaine, la lutte contre le réchauffement climatique est une nécessité et elle doit continuer à s’accélérer si l’on veut atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris. Un des principaux fronts dans cette lutte est bien évidemment la réduction des émissions de CO2. Si cette décarbonation de l’économie exige que le système financier intègre cet impératif climatique afin d’orienter les capitaux vers des investissements plus verts, elle passe aussi par l’adoption de mécanismes jusque-là propres aux marchés financiers afin d’inciter efficacement les industriels à réduire leurs émissions. Focus sur le marché du carbone européen : son origine, son fonctionnement et les évolutions à venir.
Fondements et origines
Le Système Communautaire d’Échange de Quotas d’Émissions (SCEQE), plus communément désigné par son nom anglais- European Union Emission Trading Scheme (EU ETS)- est le premier marché du carbone à grande échelle, et est depuis sa création en 2005 le plus important du monde. L’EU ETS tire ses origines du protocole de Kyoto de 1997, qui cherchait à établir des mécanismes permettant d’atteindre des objectifs de baisse des émissions de gaz à effets de serre (GES) à moindre coûts. Le mécanisme le plus directement lié à la création de ce marché européen, l’International Emission Trading Scheme (IET), consiste en la possibilité pour les pays ayant dépassé leurs objectifs de baisse d’émissions de revendre les émissions « non-utilisées » à d’autres pays qui eux n’auraient pas atteint leurs objectifs. On appelle cette approche cap-and-trade, en cela que le mécanisme attribue dans un premier temps un plafond (cap) à chaque participant, et que ces derniers sont ensuite libres d’échanger entre eux afin de ne pas dépasser ce plafond. L’EU ETS n’est en quelque sorte qu’une adaptation de ce principe à certains secteurs industriels.
Le fondement économique du cap-and-trade est que le coût de réduire ses émissions d’une tonne de CO2 supplémentaire (coût marginal d’abattement) diffère pour chaque pays ou entreprise. Ainsi, en permettant à ceux dont le coût marginal d’abattement est le plus bas de vendre leurs émissions non-utilisées à ceux pour lesquels ce coût est plus élevé, ce système incite à émettre le moins possible (pour vendre le plus de droits ou en acheter le moins) et en même temps minimise le coût total agrégé de cette réduction des émissions. L’efficacité d’un tel système par rapport à d’autres mesures plus traditionnelles de lutte contre les émissions de GES fut empiriquement prouvée par des chercheurs américains de l’Agence de Protection de l’Environnement à la fin des années 1960. C’est donc un bel exemple d’application de la théorie des mécanismes d’incitation, une discipline à cheval entre la microéconomie et la théorie des jeux qui étudie la construction de mécanismes institutionnels tels que, au sein d’une institution donnée (e.g. un marché), les actions et stratégies d’agents rationnels cherchant à maximiser leur propre utilité correspondent aux objectifs fixés par les concepteurs de ces mécanismes. Plus largement, c’est également une démonstration de l’efficience d’un marché libre, quoique réglementé et institutionnalisé.
Mise en place et fonctionnement de l’EU ETS
L’EU ETS s’est mis en place par phases. Dans la première phase (2005-2007), les secteurs concernés étaient la production d’énergie et les industries très énergivores (métallurgies, raffineries,…). Il s’agissait d’une phase d’apprentissage, la quasi-totalité des quotas ayant été distribués gratuitement (afin d’éviter une transition trop brutale dommageable pour la compétitivité européenne, entraînant une fuite de carbone : la délocalisation d’industries polluantes en dehors de l’Europe) et la pénalité pour non-respect s’établissait à seulement 40€ par tonne de CO2. Cette phase a néanmoins servi à roder le mécanisme et à mettre en place les infrastructures de surveillance et de contrôle nécessaires. La deuxième phase (2008-2012) avait des objectifs de réductions des émissions plus stricts. Les plafonds baissèrent de 6,5% par rapport à la première phase, l’amende pour non-respect passa à 100€ par tonne et la proportion de quotas gratuits n’était plus que de 90%. L’aviation civile dans l’Espace Économique Européen rentra dans le cadre du mécanisme, portant le taux de couverture de l’EU ETS à environ 45% des émissions de GES européennes. Cependant, la baisse de la production causée par la crise de 2008 entraîna un grand excédent de quotas, ce qui fit que tout au long de cette phase, le cours du carbone fut très bas. En phase 3 (2013-2020), les plafonds durent baisser de 1,74% par an et seulement 43% des quotas furent distribués gratuitement. Enfin, en phase 4 (2021-2030), les plafonds devraient baisser de 2,2% par an. Les secteurs les plus exposés à la fuite de carbone continueront de bénéficier de 100% de quotas gratuits, pour les autres cette proportion devrait passer de maximum 30% à 0% sur la période. Enfin, il fut décidé que les participants l’EU ETS ne pourraient plus acheter ou revendre des crédits bon marché à l’international dans le cadre des mécanismes du protocole de Kyoto. L’objectif est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et de réduire d’ici 2030 les émissions de 55% par rapport au niveau de 1990 (un objectif qui était précédemment à 40%).
Un des aspects clés de l’EU ETS est bien évidemment l’existence d’un marché secondaire pour les quotas. Comme tout marché, mettant en relation des vendeurs et des acheteurs, la fonction de l’EU ETS est avant tout de déterminer efficacement un prix, ici pour les émissions de CO2. Du fait du grand nombre de quotas gratuits et du recours au mécanismes de flexibilité du protocole de Kyoto permettant d’acheter des droits bon marché à l’international, le prix du carbone a pendant longtemps été en dessous des attentes. Une des conséquences fut par exemple le recours au charbon en Allemagne. Il fut estimé que pour un prix de 40€ par tonne de CO2, les énergies renouvelables serait plus compétitive que le lignite, or ce prix fut en dessous de 3€ en 2014. Depuis que fut décidé en 2018 un durcissement des règles de l’EU ETS, les prix sont cependant partis nettement à la hausse. Courant 2018, un pic de 26€ fut atteint, et la hausse fut quasi-continue (à l’exception d’une forte baisse en mars 2020, en raison de la baisse de l’activité), si bien qu’aujourd’hui une tonne de carbone se vend entre 50 et 60€ et que les analystes s’attendent à voir le prix atteindre les 100€ d’ici la fin de l’année. Le phénomène n’est pas propre à l’UE, le Royaume-Uni a récemment lancé son propre ETS et la tonne de carbone a atteint les 50£ (environ 60€) dès le premier jour.
Évolutions prochaines et débats
Pour se protéger davantage contre la fuite de carbone alors même qu’elle a récemment rehaussé ses ambitions climatiques, la Commission Européenne prévoit d’instaurer un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. S’il était difficile tant que le carbone était peu cher d’estimer le taux de fuite de carbone (les estimations disponibles l’établissent entre 5% et 30%, ce qui signifie que pour 100 tonnes de CO2 émises en moins en Europe, 5 à 30 tonnes sont émises en plus dans des pays tiers), le phénomène devrait s’accélérer maintenant que les effets de l’EU ETS se font plus visibles. C’est pourquoi l’Europe souhaiterait compenser l’avantage concurrentiel des entreprises non-soumises à l’EU ETS (ou à un système équivalent) et qui exportent dans l’UE. La voie privilégiée pour arriver à cela est de soumettre graduellement et indirectement les entreprises de pays tiers au système européen, au moyen d’une taxe carbone aux frontières basée sur le prix du carbone européen. Or, pour ne pas subventionner ses entreprises, ce qui est interdit par les règles de l’OMC, l’Europe devra mettre fin aux quotas gratuits. De plus, ce mécanisme nécessiterait un consensus international sur la méthodologie de calcul de la teneur en carbone d’un bien importé. Quoiqu’il en soit, ce projet serait l’occasion pour l’UE d’étendre l’EU ETS à d’autres secteurs industriels, gros émetteurs de CO2, comme les transports et le bâtiment. Cela semble être en préparation puisque le projet de taxe carbone aux frontières devrait couvrir plus de 90% des émissions industrielles, ce qui suppose un taux de couverture égal pour les biens produits en Europe.
Évidemment, ces futures évolutions ne seraient pas sans conséquences, c’est pourquoi elles ne manquent pas de susciter nombre de débats. Toute taxe, ou mécanisme s’apparentant à une taxe comme l’EU ETS, se fait sentir dans le prix et est in fine payée par le consommateur final. Un tel impact sur le prix d’une gamme de produits aussi étendue ne serait pas sans effets sur l’inflation ou les anticipations d’inflation. Enfin, au sein de l’UE, les objectifs rehaussés en matière de baisse des émissions ne font pas consensus. Les pays de l’Est, menés par la Pologne (qui s’est plusieurs fois opposé à différentes modalités du mécanisme par le passé), s’opposent aux projets d’extension de l’EU ETS. Ils s’inquiètent de voir les pays européens les plus pauvres payer le plus lourd tribut. La Commission a beau leur assurer que le coût de la transition sera assumé en priorité par les plus riches et promettre des mécanismes de compensation pour limiter l’impact social, ils ne semblent pas convaincus. De plus, la Pologne s’oppose à la méthodologie de répartitions des objectifs de réduction entre les États. Elle voudrait que seul le PIB soit retenu comme critère, ce qui voudrait dire que l’effort serait fait principalement par les pays les plus riches. Or, nombre de ces derniers s’y opposent, sûrement à raison. Ces pays ont déjà fait le plus d’efforts et ainsi leur coût marginal d’abattement est bien plus élevé que celui des pays les plus pauvres, qui dépendent le plus d’énergies polluantes (comme le charbon) et pour qui, toute chose égale par ailleurs, un effort donné aurait aujourd’hui un « rendement » supérieur.
Ainsi, l’EU ETS commence à remplir son rôle. Après près de quinze ans de rodage, d’implémentation très graduelle marquée par la grande proportion de quotas gratuits, ce qui a conduit à un prix du carbone trop faible pour avoir de réelles conséquences sur l’industrie, le vent semble tourner. Déjà depuis 2018, l’année où fut décidé le rehaussement des objectifs de la phase 4, le prix de la tonne de CO2 est en hausse franche et constante, ce qui fut encore accentué par les propositions d’extension du mécanisme à d’autres secteurs et aux concurrents internationaux. Bien qu’il ne vienne pas sans un certain nombre de difficultés techniques, juridiques, sociales et diplomatiques, l’EU ETS reste un outil indispensable aux ambitions climatiques européennes et un formidable exemple de l’efficacité des mécanismes de marché et de leur mise au service de la société dans son ensemble.