La France vue de Sirius
La tentation du "French bashing", notamment sur le plan économique, est aujourd'hui forte : l’Allemagne avec ses réformes aurait pris une partie de notre croissance, tandis que notre pays s'enfoncerait inexorablement dans une crise structurelle. Mais pour voir les choses avec sagesse, il faut les voir depuis Sirius, c'est-à-dire de loin. Si l'on regarde notre pays de Sirius, retrouvons-nous tant de raisons de céder au déclinisme ambiant ?
Si j’escalade un rocher, je suis la face contre la pierre, à la recherche d’un point d’appui pour progresser. Quand je l’ai trouvé, j’y ancre mon pied, puis je cherche une autre entaille dans la roche que je puisse agripper avec une main. Une fois cela réalisé, je me hisse et je recommence. Je reste concentré sur ce qui est immédiatement devant moi. Mais si je ne connais pas la taille du rocher, si je ne sais pas si j’affronte un rocher de Fontainebleau ou un bout d’une haute montagne, je risque fort d’être angoissé dans ma progression et de me décourager.
Avant d’entreprendre l’escalade, il est nécessaire que je prenne le temps d’envisager la course dans son ensemble et pour cela je dois prendre du recul.
Dans une vie précédente, j’avais un associé qui aimait bien dire qu’il fallait regarder les choses de Sirius. Sirius, l'étoile la plus proche de la Terre après le Soleil, symbolise l'éternité, et par conséquent la sagesse ultime.
En somme, pour voir les choses avec sagesse, il faut les voir depuis Sirius, c'est-à-dire de loin.
Pour son propre chemin de vie, lorsque l’on envisage une nouvelle orientation, lorsque l’on entreprend et pour tous les autres projets, c’est probablement la bonne manière d’agir.
Aujourd’hui, les Français sont souvent découragés par leur pays, son économie, son gouvernement. Ce pessimisme qui s’est insidieusement installé chez nous a grand ouvert la porte au regard critique des autres, au « French bashing », et peut-être même à la montée des extrémismes politiques : aux dernières élections présidentielles le Front national et la France insoumise ont rassemblé 40,88% des voix !
Peut-être sommes-nous dans notre vie quotidienne comme celui qui escalade un rocher, mais qui n’a pas pris la peine de prendre du recul.
Alors essayons de regarder notre pays de Sirius.
Pour cela, je suis allé glaner des informations sur différentes bases de données. Je vous en livre quelques éléments de réflexion qui m’ont frappé.
Voilà des chiffres que j’ai trouvés sur un site de l’OCDE, concernant le nombre de navires affrétés par un pays pour commercer avec l’Asie. Ces chiffres m’ont vraiment intéressé, parce que commercer avec une région aussi lointaine que l’Asie m’a semblé être le signe d’un fort esprit d’entreprise et de dynamisme économique :
Source : "L'économie mondiale : une perspective millénaire", Maddison (OCDE, 2001), p.67
On y lit le déclin du Portugal, la force commerciale des Pays-Bas, la montée en puissance de l’Angleterre, mais également, ce qui est plus inattendu, celle de la France au 18ème siècle. C’est même le pays qui connaît la plus forte progression, et de loin, à partir de 1700. Nos livres d’histoire ont oublié de décrire la formidable montée de l’esprit d’entreprise et l’expansion économique en France avant la Révolution... probablement pour ne pas en ternir l’image.
Je me suis alors demandé si ce dynamisme économique avait réussi à surmonter la Révolution française et s’il avait continué à se développer depuis. Pour répondre à cette question, il est intéressant de regarder le taux de croissance sur de très longues périodes, c’est-à-dire par siècle, et de comparer les taux de croissance des principaux pays européens.
Le résultat est vraiment intéressant :
- Le Royaume-Uni se développe très tôt, dès le 17ème siècle, et s’essouffle au 20ème siècle.
- L’Allemagne connaît un bon développement dès le 18ème siècle, mais surtout surpasse, et de loin, les autres pays au 19ème siècle, et comme le Royaume Uni s’essouffle au 20ème siècle.
- La France et l’Italie démarrent vraiment au 19ème siècle et accélèrent vivement au 20ème siècle où elles prennent la tête de l’expansion économique en Europe.
J’en tire deux remarques :
- Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont l’image d’économies florissantes : on vit très longtemps sur les acquis du passé.
- Le dynamisme est depuis 100 ans dans l’Europe du Sud : le Club Med pourrait bien être l’avenir de la zone euro.
A ce stade, on a bien envie de prendre une loupe et de regarder plus précisément pour voir s’il n’y a pas un effet d’optique et si ces tendances ne seraient pas plus celles du passé que celles de l’avenir.
Alors regardons ce qui se passe en France depuis 30 ans :
La croissance en France depuis 30 ans
Si on est « décliniste », on trace mentalement une pente baissière et on en déduit que la croissance française est en danger. C’est aujourd’hui l’opinion commune.
Mais on peut aussi regarder cette courbe d’une autre manière et considérer, ce qui est à mon avis du bon sens, que la courbe est baissière parce qu’elle se termine par la crise mondiale des « subprime » doublée de la crise de l’€.
Ce qui empêche le clan des pessimistes de valider cette interprétation, c’est que la croissance française a nettement sous-performé la croissance allemande depuis un peu plus de 10 ans. L’interprétation généralement admise est que :
- L’Allemagne avec ses réformes a pris une partie de notre croissance.
- La France s’enfonce dans une crise structurelle.
1 - Comparons la croissance en France et en Allemagne depuis 30 ans :
Différentiel de croissance entre la France et l'Allemagne
Effectivement, à l’exception des années de réunification, où l’adjonction de l’Allemagne de l’Est augmente naturellement la croissance du PNB allemand, la croissance française est supérieure à la croissance allemande jusqu’en 2005.
Depuis 2005, à l’exception de la crise mondiale de 2009 où l’économie allemande, plus exposée à l’international, pâtit naturellement plus de l’environnement mondial récessif, la croissance économique française est inférieure à celle de l’Allemagne.
Cette différence s’explique probablement par le gain d’efficacité pour l’économie allemande des réformes Hartz-Schröder qui produisent leurs effets dès 2005.
Mais ce différentiel de compétitivité n’explique probablement pas, ou partiellement seulement, le ralentissement de l’économie française depuis 2008 :
- Les économies allemandes et françaises ne sont pas frontalement concurrentes : l’économie allemande est plus développée dans la mécanique (machine-outil, automobile haut de gamme) et la chimie et la France dans les services (79% du PNB contre 69% en Allemagne), l’aéronautique (la France est le deuxième exportateur mondial dans l'aéronautique avec 22% des parts du marché mondial), l’agroalimentaire (3,1% du PNB contre 1,6% en Allemagne), le luxe et le tourisme.
- Plus encore, le commerce franco-allemand pèse près de 17% du commerce extérieur français et représente environ 5% du PNB. A ce titre, une accélération de la croissance allemande a un effet entraînant pour l’économie française, directement et indirectement par la simulation économique des autres pays européens. Cela est d’autant plus vrai que depuis 2015, la part des exportations de l’Allemagne vers la France et le reste de l’Union Européenne a diminué alors qu’elle a significativement augmenté vers la Chine ou les Etats-Unis. La croissance, tirée par l’Allemagne des réformes Hartz, a donc surtout été orientée vers le reste du monde et profite dès lors indirectement à la France.
En revanche, la crise mondiale puis celle de la zone euro, avec l’entrée en récession de partenaires économiques aussi importants pour notre pays que l’Italie et l’Espagne, a contribué à l’atonie de l’économie française : les exportations de la France vers l’Union Européenne représentent presque 60% de ses exportations et 18% du PNB et la France ne retrouve qu’en 2015 son niveau d’exportation vers l’Union Européenne de 2008.
Ce ne sont donc pas les réformes allemandes, mais la crise de l’Europe du Sud qui a abimé la croissance française.
2 - Le second argument des déclinistes est que la France est entrée dans une crise structurelle et qu’elle ne peut pas s’ajuster par une dévaluation puisqu’elle a désormais l’euro pour monnaie.
Je ne partage pas cette analyse, car il me semble que nécessité fait loi.
Confrontés à un problème de compétitivité et ne pouvant pas s’ajuster par une dévaluation, les pays de la zone euro soit s’adaptent, soit sont contraints de sortir de l’euro.
La crise est donc conjoncturelle et non structurelle, et d’ailleurs la Grèce, l’Espagne, l’Italie et maintenant la France réduisent/améliorent les coûts du capital et du travail dans leurs économies. La BCE leur fournit un environnement monétaire propice à cette mise à niveau.
Coût unitaire de la main d'œuvre (en %)
Source : BCE
Bien sûr, cet ajustement interne a un coût en terme de croissance, mais mon propos n’est pas ici de juger de l’efficacité de l’euro pour les pays membres de la zone monétaire : l’euro pour l’instant est notre monnaie, c’est un fait, la question pour l’investisseur est donc d’en mesurer les implications.
L’implication de l’appartenance à la zone euro, c’est une contrainte de compétitivité et donc d’ajustement lorsqu’il y a dérive.
Aujourd’hui, nous approchons probablement de la fin de cette période d’ajustement des économies du Sud de l’Europe, et ce d’autant que la reprise au Portugal, depuis les dernières élections, a montré l’intérêt qu’il y aurait à coupler une politique de la demande à une politique de l’offre.
Je pense donc que le dynamisme sous-jacent à l’œuvre dans les économies du Sud de l’Europe a commencé à se redéployer : comme en Espagne, les chiffres de la croissance en Italie et en France vont donc surprendre les économistes.
Pour la France, à quel niveau la croissance va-t-elle désormais se situer ?
Pour répondre à cette question il faut retrouver le niveau structurel de la croissance française, c’est-à-dire hors période d’ajustement. Pour cela, je trace ci-dessous la courbe de la croissance française de 1974 à 2007.
Je prends 1974 comme base de départ, car c’est l’année où notre environnement actuel commence à se dessiner : les accords de Bretton Woods ont été dénoncés en 1971, le Serpent monétaire européen est créé en 1972, en 1973 les banques centrales européennes renoncent à être rattachées au billet vert et adoptent le régime de changes flottants qui sera entériné par les accords de la Jamaïque en 1976, et enfin, entre octobre 1973 et mars 1974, le prix du baril est quadruplé et nous entrons dans l’ère du pétrole cher.
Je m’arrête en 2007 pour raisonner hors du contexte exceptionnel des crises « subprime » et de la zone euro :
La croissance en France de 1974 à 2007
Comme vous pouvez le voir, la croissance française oscille entre -1%, niveau où elle descend quand une crise économique survient, et environ 4%, le niveau qu’elle atteint à son maximum.
Sur la période, la moyenne de la croissance française est à 2,3%, c’est-à-dire un niveau plus élevé que celui qu’elle a connu au cours du 20ème siècle.
La croissance en France était donc avant 2007 sur un rythme long terme de 2,3%. Elle va probablement renouer avec cette tendance longue, mais pourrait bien, avant cela, entrer d’abord dans une période de rattrapage avec une croissance plus proche de 3% que de 2%.
A bien des égards, les marchés européens sont aujourd’hui chers et donc mûrs pour une consolidation.
Cependant, ils n’intègrent certainement pas ce scénario.
Les investisseurs à long terme pourront utilement utiliser les analyses hiboo sur les valeurs françaises pour investir lorsque la bourse offrira, au cas par cas, des cours attrayants.