La décision de la cour de Karlsruhe appelle à imaginer un mécanisme de soutien aux États de l’Eurozone plus respectueux des traités
La Cour constitutionnelle allemande (BVerfG ou Cour de Karlsruhe) a rendu le 5 mai une importante décision. Elle y donne 3 mois à la BCE pour apporter la preuve du respect du principe de proportionnalité du but et des moyens par son principal programme de rachat d’obligations souveraines (PSPP). Au terme de ce délai, la Bundesbank pourrait être contrainte par la Cour de cesser sa participation à ce programme, ce qui fragiliserait sa conformité aux traités. Bien qu’elle ne concerne pas directement le PEPP (programme de rachat d’actifs étatiques en soutien à la pandémie), cette décision remet en cause le quantitative easing et met en œuvre pour la première fois une réserve juridique ancienne et connue. Elle pourrait favoriser un basculement vers le MES du soutien aux États mis en difficulté par la crise du Covid-19.
La politique monétaire de la BCE est mise en œuvre par les banques centrales nationales, notamment la Bundesbank qui se démarque par son opposition au quantitative easing.
La Banque centrale européenne a pour mandat, selon le traité sur le fonctionnement de l’UE, le maintien de la stabilité des prix. Elle vise à cet effet une cible d’inflation inférieure mais proche de 2%.
La politique ainsi arrêtée est ensuite mise en œuvre principalement par les BCN. Les outils conventionnels (open market, facilités permanentes) sont entièrement mis en œuvre par les banques centrales nationales.
Les outils non conventionnels, notamment le Quantitative easing qui désigne le PSPP (public sector purchase program) mais aussi le PEPP (pandemic emergency purchase program, que la décision ne vise pas directement), sont également mis en œuvre par les BCN, en fonction de la part de capital de la BCE que chacune détient. Les obligations étatiques qu’achète sur le marché secondaire la BCE dans le cadre du PSPP sont en réalité acquises par les BCN. Ces dernières ne s’exposent qu’au risque souverain de leur pays, ce risque n’étant mutualisé entre les différentes BCN qu’à hauteur de 20% pour éviter tout aléa moral.
Le principe dit d’attribution limite les compétences de la BCE aux dispositions des traités.
Les objections juridiques au rachat d’actifs avaient été clairement levées par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), par une importante décision Gauweiler de 2015. La CJUE avait été saisie, via le mécanisme de question préjudicielle découlant logiquement de son monopole d’interprétation du droit de l’UE, par le tribunal constitutionnel fédéral (en allemand : le Bundesverfassungsgericht, abrégé en BVerfG, est la cour constitutionnelle allemande).
Saisi le 5 mai sur le fondement de moyens analogues, le BVerfG n’a cette fois-ci pas adressé de question préjudicielle à la CJUE, mais statué lui-même.
La décision de la cour de Karlsruhe met en œuvre, pour la première fois, une réserve juridique au droit de l’Union ancienne et connue.
L’absence de renvoi préjudiciel s’explique par une jurisprudence constante du BVerfG, datant de 1974 et réaffirmée en 1986 et en 2015. Surnommée « So Lange » (de l’allemand « aussi longtemps que »), elle affirme que le BVerfG respectera le monopole d’interprétation du droit de l’UE de la CJUE aussi longtemps que la garantie des droits qu’offre le droit de l’Union sera équivalente à celle qu’offre la Constitution allemande.
Le 5 mai, le BVerfG a estimé que les effets économiques du PSPP étaient tels qu’ils étaient susceptibles d’excéder le mandat de stabilité des prix de la BCE, notamment du fait de la baisse durable des taux d’endettements des États-membres qu’ils entrainaient et qui assouplissent la contrainte budgétaire. En effet, si la BCE justifie le PSPP par l’atteinte de sa cible d’inflation, le BVerfG lui reproche de ne pas respecter le principe de proportionnalité des moyens au but recherché : les conséquences du PSPP sont en effet importantes dans des champs qui excèdent le mandat de la BCE.
Le BVerfG a observé que la CJUE avait conclu à la conformité du PSPP aux traités dans sa décision Gauweiler. Elle en a conclu que le principe de démocratie consacré par la Constitution allemande, qui comprend notamment le respect du principe d’attribution, n’était pas adéquatement protégé par le juge européen et devait dès lors l’être par le juge allemand, conformément à la jurisprudence So Lange.
La Cour de Karlsruhe a par conséquent donné 3 mois à la BCE pour prendre une nouvelle décision dans laquelle serait démontrée de manière intelligible et documentée par des preuves que les effets économiques et budgétaires du PSPP n’excèdent pas son objectif monétaire. À la fin de cette période, la Bundesbank pourrait cesser de participer au PSPP.
Le soutien aux États de l’Eurozone en difficulté pourrait incomber au MES à travers un instrument sui generis.
Dans sa décision Gauweiler de 2015, la CJUE avait rappelé que la politique monétaire de l’Eurozone doit « conformément aux traités de l’Union, être unique ». Si la Bundesbank cessait de participer au PSPP, celui-ci ne comprendrait plus de rachat d’obligations allemandes. La politique menée ne serait plus unique et deviendrait potentiellement illégale aux termes mêmes de la jurisprudence de la CJUE.
Une grave crise de l’Eurosystème se déclencherait, car un de ses membres n’accepterait plus ses processus de décision et refuserait de mettre en œuvre sa politique : bien que l’Allemagne ait été mise en minorité, le Quantitative easing a bien été décidé par le conseil des Gouverneurs dans le respect des processus décisionnels établis.
Dans le cas improbable où la BCE satisferait aux exigences du BVerfG, bien que ce dernier n’ait pas de pouvoir d’injonction à son égard, cette décision matérialiserait malgré tout une limite de la possibilité d’extension par les institutions européennes de leur cadre d’action sans modification des traités par les États-membres.
La BCE a en effet accru son exposition au risque souverain par le PSPP et, récemment, en renonçant au plafond d’exposition au risque souverain de 33%, au risque de tomber dans la dominance budgétaire[1] que les traités visent justement à éviter.
Dès lors que l’objectif poursuivi est d’assurer aux États en difficulté du fait d’une crise un financement à taux bas, le Mécanisme européen de stabilité (MES) constitue l’outil adéquat pour éviter une impasse.
À la suite de l’annonce de la décision du BVerfG, le spread souverain Allemagne-Italie s’est accru de 10 points de base : la BCE avait en effet annoncé à la mi-mars qu’elle agirait pour contenir le spread en utilisant tous ses instruments, notamment le PSPP, afin de garantir des conditions de financement obligataire favorables.
Les obligations auraient une maturité longue et une conditionnalité minimale, limitée à leur usage contre les conséquences de la pandémie. Tous les États de l’Eurozone s’engageraient à faire usage de cette facilité, afin qu’elle ne constitue pas un signal d’insolvabilité pour les marchés obligataires.
La décision de la Cour de Karlsruhe fait usage d’une réserve juridique bien connue. Elle intervient dans le contexte institutionnel décentralisé de la BCE, qui repose sur les BCN membres pour mettre en œuvre sa politique monétaire. Elle matérialise une limite à l’extension, par les institutions européennes, de leur cadre d’action à traités constants. Elle incite enfin à la mise en place d’un outil plus adapté au refinancement des États de l’Eurozone, par exemple le MES.
[1] C’est à dire la perte d’indépendance de la banque centrale, trop exposée pour pouvoir accepter un défaut et par conséquent contrainte de refinancer l’État quelle que soit sa politique budgétaire.