La femme est l’avenir de l’homme
Le Nobel d’économie récompense cette année un trio d’économistes, dont surtout Abhijit Banerjee et son épouse Esther Duflo, pour leurs travaux sur l’évaluation des politiques publiques par l’échantillonnage aléatoire, notamment dans le cadre de la lutte contre la pauvreté.
Cette récompense marque peut-être un tournant : après avoir assisté dans les années 80 au passage de la pensée dogmatique à la pensée théorique, nous vivons peut-être maintenant le passage de cette dernière à la pensée empirique.
D’autant qu’il s’accompagne de percées majeures dans les domaines du traitement des données de masse avec l’IA et le Big Data, à même de conférer une redoutable efficacité à cette approche nouvelle de l’action publique par l’analyse expérimentale du terrain.
L’évaluation empirique des bienfaits de la politique publique dans l’Union Soviétique, de la méthode globale dans l’éducation française ou de la déréglementation Thatchérienne aurait certainement contribué à éclairer nos pensées et à réduire les souffrances résultant pour beaucoup d’hommes d’erreurs résultant de la mise en pratique de théories séduisantes.
Il est significatif que cette évolution majeure ait pour étendard une femme, qui plus est jeune pour un prix Nobel.
Les femmes sont peut-être plus ancrées dans le présent, c’est-à-dire dans le réel, plus « bottom up » que « top down » et intellectuellement moins exclusives parce que moins à la recherche du statut de singe dominant. Elles sont donc plus prédisposées aux approches pragmatiques, itératives et interrogatives.
Autant leur présence aux postes de pouvoir, de Catherine la Grande à Margaret Thatcher, n’a pas laissé un souvenir de velours, autant leur émergence dans la science économique pourrait apporter un peu de réalisme aux mises en œuvre des politiques publiques.
Parallèlement se pose tout de même la question de la pertinence de l’approche expérimentale, dont le comble serait qu’elle devienne un nouveau dogme.
Kolakowski, un grand intellectuel polonais, dans un de ses livres que mon fils m’a donné à lire, commence par cette amusante double affirmation : « une seule chose est sûre : rien n’est certain, rien n’est impossible ».
Puis de décrire des évènements clés de l’histoire ou tout fut le fruit de circonstances, par définitions imprévisibles, et donc non extensibles, comme par exemple la victoire imprévue des Grecs à Marathon permettant à l’histoire de l’Europe de se développer hors de la tutelle perse.
Si donc rien n’est certain parce qu’un rien peut avoir d’immenses conséquences, alors comment la réussite d’une expérience sur un terrain donné peut-elle servir de base à une action publique sur d’autres terrains ?
Les financiers connaissent bien cette loi de la disproportion entre la cause et l’effet qui interroge sur l’existence même de la causalité : c’est cette interrogation fondamentale qui a probablement le plus contribué au développement des mathématiques financières et donc aux marchés dérivés et au « trading » algorithmique.
Pourtant, en même temps, les causalités ne sont pas mortes : en 1944, dans sa prison, Marcel Bloch, plus tard Dassault, explique à ses codétenus que les alliés débarqueront cet été même en France parce que ils ne peuvent pas laisser les Russes mettre la main sur l’Allemagne : nécessité fait loi.
Ces deux observations justifient que de nombreux économistes, parfois également prix Nobel, comme Deaton ou Stiglitz, montent au créneau pour défendre l’analyse des structures, c’est-à-dire macroéconomique, contre l’observation microéconomique.
Nous sommes donc dans un moment du comportement intellectuel où l’analyse théorique reste encore fortement présente alors même que l’analyse empirique prend progressivement de l’ampleur : la juxtaposition en cours de ces deux modes de pensée, l’un n’étant pas encore balayé par le vent de l’histoire et l’autre n’étant pas encore dominant, explique probablement le caractère difficilement lisible, et donc imprévisible, des évènements en cours.
Qu’il s’agisse du conflit commercial sino-américain, du Brexit ou de la réplique politique à l’invasion du nord de la Syrie par la Turquie, les deux modes de pensée s’entremêlent, se chevauchent ce qui, comme ils sont très contraires, nous fait à tous perdre littéralement le nord.
La théorie appelle à un conflit commercial dur entre les deux premières puissances mondiales et à un hard Brexit ; le pragmatisme plaide pour des aménagements pas à pas et une approche progressive et empirique.
Cependant l’attribution de ce Nobel de l’économie pourrait signifier que l’analyse du terrain l’emporte maintenant plus souvent et plus franchement ; il est ainsi à noter que la riposte européenne à l’invasion de la Syrie par la Turquie est radicalement différente de ce qu’elle fut à l’invasion de l’Ukraine par la Russie : dans ce dernier cas l’opposition et les sanctions furent fortes et immédiates.
Si cette observation s’avérait juste, cela signifierait que l’on s’acheminerait pour tous les sujets actuels de crainte des marchés financiers (conflit commercial, Brexit, conflit iranien, politique monétaire) vers des issues tempérées, expérimentales, progressives ce qui aurait pour effet de faire baisser durablement la prime de risque et donc de permettre aux marchés d’actions de progresser, en particulier là où la prime de risque est la plus forte.
La femme pourrait donc aussi être l’avenir des marchés financiers.