La fracture sociale
La société moderne s’oriente vers une division en deux classes. Cette évolution a des conséquences politiques et économiques que l’investisseur doit intégrer dans ses analyses : en effet, les intérêts entre la classe économique et la classe marchande vont diverger.
La structure des revenus au sein de la population des pays développés évolue très progressivement vers une nouvelle configuration.
De manière simpliste, on peut dire qu’avant l’avènement de la société de consommation, l’essentiel de la population était pauvre et qu’il y avait une petite proportion de riches.
A partir essentiellement de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle structure de revenus s’est dessinée :
- Une vaste classe moyenne regroupant un peu plus de 70% de la population avec un revenu proche du revenu médian,
- Environ 15% de pauvres ayant moins de 50% du revenu médian,
- Un peu plus de 10% ayant un revenu nettement supérieur, soit plus de deux fois le revenu médian. Parmi ces 10%, un peu plus de 1% de riches ayant des revenus élevés et du capital (en général 1/3 du capital total). A noter que les membres de cette classe bourgeoise – qu’ils soient médecins ou chefs d’entreprise, tirent leur richesse d’une activité essentiellement locale, ancrée dans une région ou un pays.
Par rapport à cette structure de revenus d’après-guerre et correspondant aux Trente Glorieuses, on observe dans les pays développés depuis quelques décennies une évolution avec :
Une réduction de la pauvreté
En France, par exemple, malgré une légère hausse ces dernières années, le taux de pauvreté (calculé à moins de 50% du revenu médian) diminue de plus d’un tiers entre 1970 et 1996, de 12% à un niveau proche de 7,5%, et a un léger biais baissier depuis. De plus, avec un niveau de vie des Français qui continue à progresser depuis 1996 et au global a presque doublé depuis 1970, le seuil de pauvreté a beaucoup augmenté, ce qui signifie que le niveau de vie du décile le plus pauvre de la population a beaucoup augmenté.
On note que cette réduction de la pauvreté résulte majoritairement de l’augmentation des revenus de subsistance non liés au travail, c’est-à-dire des aides sociales.
(Source : Insee)
Une hausse des revenus, supérieure à la moyenne, des 20% les plus riches
Parallèlement à ce recul de la classe pauvre, il semble qu’une partie de la population des pays développés s’éloigne progressivement en niveau de revenus du reste de la population. Les premiers 10% continuent de s’enrichir plus rapidement que le reste ; la nouveauté est que désormais le deuxième décile commence à creuser lui aussi l’écart – quoique moins rapidement – avec le reste de la population. A la différence de la classe bourgeoise d’autrefois, ces 20% les plus riches ne tirent plus leurs revenus d’activités seulement enracinées dans un territoire, mais travaillent également soit pour des entreprises désormais mondialisées, soit dans une économie de la connaissance fondée sur un capital immatériel.
C’est un phénomène très lent, mais continu, comme une tectonique des plaques. Il est particulièrement marqué dans les pays les plus avancés et qui connaissent la plus forte croissance, ce qui semble bien signifier qu’il s’agit là d’un élément structurel de la modernité.
Ainsi on note qu’aux Etats-Unis, la part des revenus revenant aux 20% des revenus les plus élevés est passée de 1991 à 2015 de 43,9% à 46,4%. En Suède, qui est l’un des pays occidentaux les plus égalitaires, mais qui a connu une forte croissance au cours des 20 dernières années, la part des revenus des deux déciles les plus élevés est passée de 2003 à 2015 de 34,7% à 37,6% des revenus totaux.
(Source : Banque Mondiale)
Au global, une nouvelle classe sociale, supérieure en termes de revenus, est donc en train de se développer, alors même que la classe des pauvres est en train de pratiquement disparaître.
La société moderne s’oriente donc vers une division en deux classes :
- Une vaste classe regroupant presque 80% de la population: il ne s’agit plus d’une classe moyenne, car elle n’est plus centrale dans la distribution des revenus. Il ne s’agit pas non plus d’une classe que l’on pourrait qualifier de laborieuse, car elle est d’abord orientée vers la recherche d’un mode de vie et de consommation. Ses membres voyagent, mais leur activité reste enracinée dans une région ou un pays, et leur qualité de vie repose essentiellement sur celle de leur environnement. La classe pauvre étant en voie de disparition, les membres de cette classe ne se considèrent plus comme privilégiés, mais au contraire comme potentiellement menacés dans leur niveau de vie par les évolutions du monde qui les entoure (délocalisations, immigration, robotisation…). On pourrait appeler cette classe la classe économique.
- Une nouvelle classe regroupant les 20% les plus riches de la population, et que l’on peut qualifier de classe marchande : elle vit en effet dans un environnement d’échanges monétarisés, ouvert, fluide, mondialisé, hautement qualifié et technologique. Les marqueurs de reconnaissance y sont désormais liés au domaine de compétence, tandis que l’appartenance sociale ou nationale disparaît.
Cette évolution a des conséquences politiques et économiques que l’investisseur doit intégrer dans ses analyses : en effet, les intérêts entre la classe économique et la classe marchande vont diverger.
La part de la classe marchande dans les revenus totaux, aujourd’hui à 40% environ, va continuer à monter, peut-être jusqu’à 50%. Elle ne voudra pas assumer avec ses revenus, et du fait de la progressivité de beaucoup d’impôts, l’essentiel des dépenses sociales qui serviront essentiellement à réduire la pauvreté et à entretenir un système de santé profitant numériquement à la classe économique.
Elle cherchera donc à imposer une réduction de la progressivité des impôts en faveur de « Flat Taxes » et à éradiquer les impôts sur la détention de patrimoines.
La classe économique ne voudra pas assumer les conséquences de la mondialisation nécessaire au déploiement de la classe marchande. Elle cherchera à empêcher la concurrence agressive des pays à bas coûts sur les entreprises qui les emploient et l’immigration qui pèse sur ses salaires et menace son cadre de vie ; ce cadre de vie dans les pays développés, dont les services publics font notamment partie intégrante, est un élément essentiel de la qualité de vie de la classe économique et sans doute son principal patrimoine.
En démocratie, les partis naissent généralement de la segmentation des aspirations de la population. Il devrait donc y avoir un parti représentant les aspirations de la classe économique et un autre celui de la classe marchande. Dans ce cadre, le parti de la classe économique devrait arithmétiquement détenir le pouvoir. Ce n’est pas encore le cas parce qu’il n’existe pas encore de parti représentant la classe économique.
En effet, la contestation de l’ordre libéral, imposé par la classe marchande depuis plusieurs décennies, ne vient que des partis dits populistes. Ces partis se sont historiquement développés sur le terreau du mécontentement des populations les plus malmenées. Or si on analyse la composition de la pauvreté dans les pays développés, on note que, aujourd’hui, les premiers déterminants de la pauvreté sont :
- la situation familiale, avec notamment la recrudescence des familles monoparentales et l’augmentation de leur taux de pauvreté,
- et l’activité, le taux de pauvreté étant notamment très élevé chez les indépendants et les agriculteurs (alors qu’il a le plus reculé chez les retraités dont la part de pauvreté est passée très en-dessous du pourcentage médian alors qu’elle lui était presque deux fois supérieure en 1970).
(Source : Insee)
On comprend donc bien que deux types de partis populistes se soient développés :
- D’un côté les partis qui défendent les intérêts de ceux qui ont absolument besoin de services publics développés et efficaces et d’aides sociales, notamment familiales, pour sortir de la pauvreté (Mouvement 5 étoiles en Italie, La France Insoumise, Podemos en Espagne).
- De l’autre, les partis qui défendent les indépendants et les agriculteurs, attachés à la protection contre l’immigration et les importations sauvages menaçant leurs salaires et leurs emplois, et à la réduction des contraintes réglementaires de toutes sortes qui entravent leur lutte pour survivre (le Rassemblement National en France, La Ligue en Italie).
Comme on l’a bien vu dans tous les pays développés, les partis politiques traditionnels, le plus souvent issus de très anciennes segmentations remontant à avant la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, ne rendent pas compte de la nouvelle segmentation des populations occidentales.
Cette inadéquation est telle qu’ils sont eux-mêmes divisés en leur sein entre les tenants des aspirations de la classe économique et ceux de la classe marchande, comme cela est apparu avec beaucoup de force lors du Brexit qui a divisé le Parti conservateur, ou durant la présidence de Hollande avec les frondeurs.
Profitant de cette inadéquation, les partis contestataires ont pu devenir ces dernières années le réceptacle de la contestation d’une partie de la classe économique, au-delà de leur électorat initial. Il leur est cependant rapidement apparu que l’extension progressive (les partis populistes ne totalisent pour l’instant qu’environ 40% des voix) mais inespérée de leur électorat des classes délaissées aux classes économiques ne serait assez large pour leur ouvrir les portes du pouvoir qu’à condition de s’ajuster avec notamment :
- L’abandon de la plupart des contestations de l’euro, pourtant justifiées, mais qui leur aurait aliéné les populations du Sud de l’Europe(cf. la Grèce et l’Italie)
- L’ouverture à des alliances les contraignant à inclure des éléments nouveaux dans leurs programmes de gouvernement (SYRIZA avec le parti très à droite des Grecs indépendants, la Ligue avec le Mouvement 5 étoiles, Podemos avec le Parti socialiste ouvrier espagnol).
Bien entendu, l’intérêt de la classe marchande est idéalement de diviser les représentants de la classe économique : c’est ce qui se pratique aujourd’hui en France, permettant au représentant de la classe marchande, Emmanuel Macron, de gouverner.
Tactiquement, les représentants des intérêts de la classe marchande ont également la possibilité de s’appuyer sur l’électorat – de plus en plus vaste - des retraités : comme mentionné plus haut, cette frange de la population a le plus bénéficié du recul de la pauvreté au cours des dernières décennies et a donc le plus intérêt au maintien du statu quo. Mais c’est également la partie de la population qui coûte, et de loin, le plus cher en termes de dépenses sociales et médicales, ce qui va à l’encontre de la volonté des classes marchandes de ne plus assumer indéfiniment une hausse des prélèvements sur leurs revenus pour financer l’État-providence. L’alliance des retraités et des classes marchandes est donc vouée à s’étioler au fil du temps et des réformes.
Première conséquence pour l’investisseur: les déterminants actuels de l’économie occidentale (€, libre-échange et circulation, salaire minimum,…) ne doivent pas être considérés comme immuables
L’investisseur doit donc partir de l’idée de bon sens que, sauf sortie d’une manière ou d’une autre du processus démocratique (ce qui ne saurait désormais être exclu, que ce soit par le haut avec la prééminence de juridictions ou d’entités technocratiques indépendantes, ou par le bas avec la fragmentation des états nation), la classe économique étant 4 fois plus nombreuse que la classe marchande et ayant un intérêt commun à la défense de son cadre de vie, d’une manière ou d’une autre, à plus ou moins longue échéance, et issus ou non des partis populistes, des partis représentant la vaste classe économique prendront durablement le pouvoir dans presque tous les pays développés : Trump, le Brexit, et l’Italie ne sont que les débuts de l’histoire.
Cela signifie très concrètement que l’investisseur ne doit en aucun cas considérer les déterminants actuels de l’économie occidentale (€, libre-échange, salaire minimum, liberté de circulation des hommes et des capitaux, etc…) comme stables.
Seconde conséquence : la classe marchande constitue une formidable opportunité d’investissement
La classe marchande va progressivement se développer dans tous les pays qui ont une économie moderne. Cela constitue un énorme marché (de 40 à 50% des revenus totaux) avec une croissance forte et durable.
Il y a donc désormais trois grands marchés en croissance à conquérir pour les entreprises : celui des classes moyennes montantes du monde émergent, celui des seniors et désormais celui de la nouvelle classe marchande.
L’investisseur aura donc tout intérêt à identifier les sociétés qui seront portées par ce segment de population qui détiendra bientôt presque la moitié des revenus.
Ces sociétés fabriqueront généralement des produits premiums, offriront des services, joueront la carte de la personnalisation, seront très technologiques, culturelles, tendance, exclusives.
hiboo vous en propose un exemple avec SMCP, qui vient d’intégrer la liste de nos valeurs recommandées. Nous vous en présenterons d’autres très prochainement.
A bientôt avec l‘équipe hiboo.