La politique de puissance de l’Etat-créancier chinois dans les pays en développement
L’émergence et la propagation du coronavirus ont entrainé une crise de l’économie réelle qui se caractérise par des sorties de capitaux des marchés émergents 4 fois supérieures à celles observées lors de la crise financière de 2008 ainsi que par une réduction de la demande mondiale adressée aux pays à faibles revenus (PFR) et à revenus intermédiaires (PRI) : la baisse consécutive de leur PIB, de leurs revenus en devises et du pouvoir d’achat en devises de leurs monnaies domestiques, génère des inquiétudes sur la soutenabilité de leur endettement.
Cette crise économique et sanitaire intervient alors que l’influence chinoise s’accroît au sein des PED, notamment en Asie du Sud-Est et en Afrique, dont la Chine est devenue le premier partenaire commercial. Préférant au multilatéralisme un bilatéralisme entre partenaires inégaux, la Chine concurrence les institutions de Bretton Woods (IBW) en accordant une aide au développement au service de sa stratégie de puissance, notamment dans le cadre des Nouvelles routes de la soie.
Une réaction appropriée des Institutions de Bretton Woods et des occidentaux à la crise de la dette qui menace les PED pourrait permettre de contenir la concurrence chinoise, éventuellement en associant cette dernière à une solution multilatérale, respectueuse de l’indépendance et du développement des PED.
Les pays à faibles revenus (PFR) et pays à revenus intermédiaires (PRI) ont été atteints par la crise avant de l’être par le virus : cette situation réduit leur espace budgétaire au moment même où la dépense est nécessaire afin de lutter contre les dommages sanitaires et économiques.
Les PFR et les PRI ont été touchés par la crise économique avant de l’être par le Covid-19.
Les PRI et les PFR ont été touchés par la crise avant de l’être par le virus, d’abord à travers le canal très volatil des flux de capitaux.
La propagation du coronavirus à commencé à partir de Wuhan, où le confinement, décrété le 23 janvier, a été progressivement levé après un pic épidémique atteint fin février. La propagation du virus dans d’autres régions du monde se poursuit cependant, notamment en Amérique du Sud où le nombre de tests positifs à plus que doublé entre le 1er et le 15 avril, en Afrique où les contagions sont croissantes et dans le sous-continent indien.
Les effets de la crise économique avaient cependant touché les pays en développement avant le virus. Les flux de capitaux à destination du panel de pays émergents suivi par l’Institute of international finance ont connu un sudden stop dès la fin du mois de janvier, avant de s’inverser. L’ampleur des sorties de capitaux dépasse très largement celles occasionnées par la crise financière de 2008.
Les PFR et les PRI ont ensuite été touchés à travers les canaux de la demande, respectivement de matières premières et de consommations intermédiaires.
Les PFR se caractérisent par des économies principalement extractives, exportant des matières premières peu ou non transformées. Ils ont subi un choc de demande dès la fin janvier.
La chute de la production manufacturière mondiale a entrainé une forte baisse de la demande des matières premières, particulièrement du pétrole et du cuivre, traditionnellement utilisé comme indicateur de l’activité manufacturière du fait de son utilisation dans nombre d’industries. La demande de cuivre a décru par paliers, d’abord fin janvier puis dans la première quinzaine de mars.
Les pays à revenus intermédiaires, mieux intégrés dans les chaînes de valeurs mondiales, ont atteint ce stade de développement en s’industrialisant[1]. Leurs économies, plus diversifiées, occupent le milieu des chaînes de valeur, en aval de la conception et en amont de la vente assortie de services au consommateur.
Les chaines de valeur mondiales peuvent être considérées comme des chaînes de paiement inversées : des flux financiers en devises circulent en sens inverse des flux de consommations intermédiaires. La chute de la consommation dans les pays développés, où débouchent ces flux auprès des consommateurs finaux, a entrainé un ralentissement puis un tarissement de ces flux inverses de liquidités, faisant craindre une crise de liquidité en devises qui entraîna la mise en place urgente par la Fed de lignes de swap afin de fournir de la liquidité en dollars, notamment avec l’Argentine et le Brésil.
La crise, transmise par les canaux des sorties de capitaux, des exports et donc du change, met à mal la capacité contra-cyclique des pays en développement.
Des inquiétudes sont apparues quant à la soutenabilité de la dette de certains pays émergents.
La réduction de l’activité économique induite par la diminution de la demande adressées aux économies en développement diminue mécaniquement le produit des prélèvements obligatoires, en outre essentiellement composés dans les PRI de droits de douanes, aisés à collecter. La dégradation du solde primaire réduit les ressources en monnaie nationale disponibles afin de servir la dette. Les sorties de capitaux et la diminution des exports dégradent le pouvoir d’achat en devises de la monnaie nationale, alors que les stocks disponibles diminuent : la valeur des dettes libellées en devises augmente du fait de la matérialisation du risque de change alors même que le stock de devises décroit. L’emploi des réserves de change pour stabiliser la monnaie nationale ne peut enfin être que palliatif.
Dans ces conditions, les indicateurs de liquidité et de solvabilité se dégradent rapidement, qu’il s’agisse du niveau de dette/PIB, de la charge de la dette en monnaie domestique, ou du niveau des réserves de change.
Le service comme le refinancement de la dette risquent de devenir difficilement soutenables, c’est à dire assurés sans arriérés de paiements, sans restructurations et sans compromettre la croissance nationale.
La dégradation de la santé et de la disponibilité de la main d’œuvre pèsera sur les perspectives de croissance.
Les dépenses de santé sont d’un niveau parfois préoccupant parmi les pays les moins avancés : 32 des 53 États-membres de l’Union africaine ont par exemple des dépenses de santé inférieures à 20$ par habitant et par an. L’Asie du Sud-Est, l’Amérique du Sud et l’Afrique en revanche disposent d’un savoir-faire dans la lutte contre les épidémies infectieuses. En l’absence de vaccin, ce sont cependant l’hygiène et la qualité de la prise en charge des malades qui détermineront le bilan épidémiologique. Les équipements critiques, notamment les respirateurs, manquent et sont coûteux : un consortium d’entreprises françaises a annoncé travailler à un engin bon marché qui coûterait tout de même 1000 euros.
En l’absence de soutien budgétaire, la destruction de capital physique et humain sera grande et diminuera le potentiel de croissance.
Les dispositifs d’aide aux entreprises ayant cours en France ne pourront être mis en place dans nombre de pays en développement, à raison de la contrainte budgétaire mais aussi de la part de l’économie souterraine, ne donnant lieu à aucune statistique, aucun impôt et aucun versement de cotisation à même de permettre à l’État de jouer son rôle d’assureur en dernier ressort et d’investisseur de bas de cycle.
L’exemple brésilien illustre à ce titre le refus du coût économique du confinement de la population, jugé insupportable par le gouvernement qui craint ses effets sur le tissu économique. Dans les pays à faibles revenus, le choc économique pourrait même doubler le nombre de personnes exposées à la famine selon le Programme alimentaire mondial.
Le choc économique s’est propagé à l’ensemble des pays en développement dès l’émergence du foyer de contamination chinois, réduisant leur espace budgétaire et leur capacité de lutte contre les crises sanitaire et économique avant même la matérialisation de la première.
Alors que la Chine se présente comme une alternative aux Institutions de Bretton Woods (IBW) et aux créanciers du Club de Paris, une solution conciliant droits des créanciers et droit au développement doit-être trouvée dans le cadre le plus large possible.
La Chine est un important créancier des PED et son influence pourrait y être accrue par cette crise, qu’elle utilise afin de se présenter comme une alternative aux institutions de Bretton Woods.
La Chine détiendrait entre 30% (selon les évaluations de l’UA) et 20% (selon la Banque mondiale) de la dette du continent africain. Elle y aurait consenti des prêts à hauteur d’environ 150 milliards de dollars, dont 30% du total à l’Angola, un des pays africains au sous-sol le plus riche, exportateur notamment de pétrole, cuivre et minerai de fer. Il est difficile de trouver des informations sur les échéanciers de paiement, sinon que 8 milliards seraient dus cette année.
La Chine est en effet un prêteur opaque : elle ne répond pas aux appels d’informations du Club de Paris, qui rassemble les créanciers souverains afin d’organiser des résolutions de dettes globales. Elle privilégie une approche bilatérale, bien qu’elle ait pris part en 2019 à la renégociation de la dette de la RDC coordonnée par le FMI. Même dans ce cadre, la Chine a négocié ligne de prêt par ligne de prêt au lieu d’adopter une approche globale.
Dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, la Chine a accordé de nombreux prêts permettant la construction ou l’expansion d’infrastructures qui en constituent le collatéral. Les pays qui ne peuvent rembourser selon l’échéancier prévu peuvent alors perdre le contrôle de ces infrastructures au profit de la Chine, comme par exemple le Sri Lanka qui dut, en 2016, concéder pour 99 ans le port de Hambantota, idéalement placé au sud de l’île, entre Suez et Malacca.
Les prêts chinois finançant le développement d’infrastructures s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie de puissance de long-terme.
Selon le Center for Global Development, les prêts concédés par la Chine pour la construction d’infrastructures notamment portuaires à Djibouti et au Pakistan (54 milliards de dollars) seraient difficilement soutenables. Le port de Gwadar, au Pakistan, constitue une solution pour la Chine au dilemme de Malacca : la plupart des importations chinoises notamment de pétrole transitent par ce détroit qu’elle ne contrôle pas. Relié à la Chine par des voies de transport terrestres, le port de Gwadar permet d’éviter ce goulet.
La Chine prend position à Djibouti, à l’entrée de la Mer Rouge menant au canal de Suez. Ses investissements annuels dans cette ancienne colonie française équivalent à la moitié du PIB djiboutien : elle y détient des participations dans l’autorité portuaire civile, y a construit une base militaire importante sur un terrain concédé et a tracé une voie ferrée reliant Djibouti à Addis-Abeba.
En Amérique du Sud, la Chine a consenti d’importants prêts contre matières premières au Vénézuéla, qu’elle assure par ailleurs d’un soutien politique.
La Chine se présente comme une alternative aux institutions de Bretton Woods en développant une approche maximaliste de la souveraineté étatique qui lui permet de mettre à profit des rapports de force inégaux.
La Chine organise depuis 2000 le forum trisannuel sur la coopération sino-africaine (FOCAC). Cette rencontre multilatérale entre la Chine et les 54 pays africains illustre l’importance de leurs relations : la Chine est le premier partenaire commercial du continent. Ce multilatéralisme régional se distingue du multilatéralisme mondial qui fonde l’ONU.
Le projet Nouvelles routes de la soie s’accompagnent de financements octroyés principalement par la China Exim bank et la China Development bank (à hauteur de 900 milliards d’euros en 2018 selon HSBC). Ces financements constituent une alternative aux prêts accordés par la Banque mondiale aux PRI et par l’Association internationale de développement (AID), dépendant de la Banque mondiale, aux PFR. Ils s’en distinguent par leur absence de conditionnalité et par leurs taux : les financements de l’AID aux PFR comportent à minima un élément-don important, et sont constitués exclusivement d’aide au développement pour les pays les plus endettés. Leur obtention et leurs caractéristiques dépendent du bilan établi par la BIRD, qui évalue tant les besoins que la capacité de remboursement. Ils ne comportent pas de garanties réelles sur les actifs publics du pays bénéficiaire.
Les prêts chinois sont basés sur une approche semblant maximiser la souveraineté étatique en refusant de conditionner les financements à une évaluation indépendante de leur affectation et de leur soutenabilité. La collatéralisation par des actifs publics est préférée. Ils peuvent cependant conduire à la perte de contrôle d’infrastructures importantes et in fine à une réduction de la souveraineté conduisant à la « vassalisation » de certains pays en développement.
Le plan d’aide aux pays les plus démunis face à la crise du Covid 19 doit associer l’ensemble des créanciers dans un cadre multilatéral conciliant le droit commercial et le droit au développement.
Face au risque de défaut massif, une suspension du service des dettes les moins soutenables a été décidée dans un format multilatéral.
Le G20 du 15 avril a débouché sur la suspension du service des dettes (capital ET intérêts) de 70 États en développement, durant 6 mois reconductibles une fois pour une durée égale. Cet accord, impliquant notamment la Chine et les États-Unis, est une première en 20 ans. Il comprend un appel aux créanciers privés du Club de Londres, auxquels 8 milliards seraient dus par les 70 États, à s’associer à cette suspension.
Cette suspension est assortie d’un accord de principe pour un moratoire concernant 20 des 32 milliards de dette dus cette année par les pays d’Afrique les plus endettés aux créanciers publics et privés. Les 12 milliards restants sont dus à la Banque mondiale. Cette initiative a été entreprise par la France qui souhaite voir les remboursements 2020 annulés. Afin d’éviter des stratégies non coopératives de la part de certains créanciers, qui se feraient rembourser alors que d’autres consentiraient à des pertes, une telle annulation doit associer l’ensemble des créanciers et porter sur l’ensemble des créances arrivant à échéance dans la période visée.
La capacité des Institutions de Bretton Woods (IBW) et du Club de Paris à accroître l’espace budgétaire des PED frappés par la crise est une occasion de contenir l’influence grandissante de la Chine dans ces États.
Les solutions techniques doivent être étudiées : si une annulation n’est pas possible un délai de grâce (plus de remboursement du principal, versement des intérêts seuls) pourrait être accordé après reconduction pour 6 mois de la période de suspension des versements.
Un rééchelonnement du paiement est une autre solution, avec allongement de la maturité et réduction éventuelle du taux ou bien hiérarchisation des créances, baisse des taux sur les créances sénior et accroissement des intérêts sur les obligations subordonnées comme contrepartie d’un risque de défaut partiel et ainsi ordonné.
Un accroissement de l’élément-don est une troisième solution, diminuant la valeur actualisée des dettes sous leur valeur faciale : à partir de 25% d’élément-don, les prêts institutionnels sont considérés par la Banque mondiale comme de l’aide publique au développement. Les États créanciers pourraient ainsi accepter un accroissement de l’élément-don qui accroîtrait leur niveau global d’aide publique au développement : les pays de l’OCDE se sont engagés à atteindre 0,7% de leur PIB d’aide publique au développement et cette cible n’est respectée que par 5 États-membres (la France y consacre 0,43% du PIB et les USA 0,17%).
Ce ne sont ainsi pas tant les modalités de l’accord qui sera trouvé qui importent, mais sa capacité à alléger la contrainte budgétaire de ses bénéficiaires, l’approche globale des créances et des créanciers qui y présidera et la préservation de la souveraineté et de l’accès aux marchés des États qui en bénéficieront.
Un accord international a été trouvé au niveau du G20, associant notamment la Chine et les États-Unis, permettant de desserrer la contrainte budgétaire pesant sur les PED afin de leur permettre de lutter contre le double choc économique et sanitaire qui menace.
Ces chocs diminueront leur potentiel de croissance à moyen terme et donc leur capacité de remboursement, particulièrement en devises. Si un accord de court terme est urgent afin d’éviter une crise de la dette qui aggraverait la crise sanitaire et économique, des perspectives de moyen terme dessinant un nouveau cadre de soutenabilité doivent être trouvées. Devant associer l’ensemble des créanciers, ces perspectives consisteront en la diminution de la valeur actualisée des dettes traitées, à travers des mécanismes qui doivent être négociés en respectant tant le droit au développement que le droit commercial.
[1] Pour une analyse de ces modèles de développement, voir Eichengreen, Park et Shin (2011).