La régulation de la concurrence en Europe (2/3)
Le travail des autorités européennes de la concurrence est souvent critiqué : il est cependant indispensable pour maintenir et promouvoir la concurrence entre entreprises qui elle-même est nécessaire pour développer une industrie compétitive comme l’illustrent les exemples des politiques industrielles japonaise et latino-américaines de l’après-guerre. Un édito de Marc-Antoine Galey.
Selon Jean Tirole (2016), les critères de réussite d’une politique industrielle sont : la localisation de la défaillance de marché, l’expertise indépendante (visant à éviter tout risque de capture des pouvoirs publics par des intérêts privés sectoriels) et une approche non seulement par la demande mais aussi par l’offre (conduisant à se demander si l’on a les compétences nécessaires).
On peut ainsi peut-être expliquer les réussites de la politique industrielle japonaise de l’après-guerre par le fait qu’elle a comporté deux volets : le premier est la sortie des activités non stratégiques à travers des cartels de récession, visant à autoriser les acteurs d’un secteur à s’organiser afin d’en gérer l’extinction ; le second est la mise en concurrence des entreprises dans les secteurs que l’on souhaite développer, tel que l’automobile.
L’échec, à la même époque, de la stratégie inverse d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) qui sévit en Amérique latine illustre les bienfaits de la concurrence en matière de politique industrielle. Fondée sur la structuration verticale par l’Etat d’une filière industrielle monopolistique, cette stratégie se montra rapidement inefficiente tant à cause des caractéristiques intrinsèques aux monopoles qu’en engendrant des phénomènes de « capture du régulateur » par des intérêts sectoriels. Elle parvint cependant à subsister au Brésil jusqu’aux années 1990, et à faire protéger son inefficacité par des barrières commerciales, entrainant un transfert important de surplus du consommateur au producteur et une perte de bien-être agrégé.
Le protectionnisme éducateur fonctionna au Japon (ainsi, entre autres, qu’en Corée du Sud) mais échoua au Brésil du fait de la mise en place de structures de marché monopolistiques d’une part, et de leur maintien témoignant d’un phénomène de capture du régulateur d’autre part.
Ces exemples soulignent l’importance de la concurrence : elle génère des gains de productivité, qui sont la source de la croissance dans les pays développés.
Dans les pays développés, l’industrie représente une faible part du PIB, de 10% en France pour l’industrie manufacturière. Elle est cependant fortement représentée dans les exportations, avec une part de 74% en France, et contribue à hauteur de 80% à la RD privée. L’industrie, dont la productivité horaire est plus élevée que celle des deux autres secteurs, génère enfin d’importants gains de productivité. On ne poursuit donc pas une politique industrielle pour l’industrie uniquement en tant que secteur représentant 10% du PIB, mais aussi en tant que secteur d’activité générant des externalités bénéfiques pour toute l’économie.
Selon Combe (2019) les 2/3 des cartels démantelés depuis 50 ans portaient sur les consommations intermédiaires, à l’image des exemples précités. Ces comportements anticoncurrentiels pèsent donc sur les capacités des entreprises à s’approvisionner à des tarifs compétitifs. Ces cartels, de plus, sont souvent extra-européens et pourtant le droit de la concurrence européen leur est applicable dans la mesure où leurs comportements ont un effet sur les marchés communautaires. Ainsi, la politique de concurrence et particulièrement sa composante antitrust pourrait être considérée comme un outil de protection des coûts de production de l’industrie européenne à même, le cas échéant, d’être mis en œuvre pour défaire des ententes internationales étrangères.
Selon Crozet et al. (2011), les entreprises les plus compétitives à l’export sont notamment celles dont la productivité est la plus élevée.
Comme l’ont établi la théorie économique et les exemples historiques, la politique la plus à même de susciter ces gains de productivité est la politique de la concurrence ainsi que de sa garantie par un régulateur indépendant : cela explique que l’Union européenne soit très attachée à assurer une concurrence effective au sein du marché unique.
Elle assure cet objectif :
- En nous préservant de la formation de cartels, c’est-à-dire les ententes réalisées entre des entreprises d'un même secteur d'activité, afin de limiter la concurrence en s'accordant sur les prix et le partage du marché.
L’Union européenne est vulnérable à ce type d’ententes, dans la mesure où son marché commun s’est constitué à partir de marchés nationaux fragmentés et relativement étroits qui présentaient souvent des structures de marché oligopolistiques.
Les cartels sont donc fréquents et des sanctions sont régulièrement imposées : par exemple, en 2015 un cartel entre producteurs de farine qui se répartissaient des marchés nationaux a été mis à jour et sanctionné ; en mars 2019 la DGCONC condamnait 3 équipementiers de sécurité automobile pour une entente ayant lésé deux constructeurs automobiles allemands ; l’autorité de la concurrence conduit actuellement une enquête sur des suspicions d’entente entre des fabricants de machines à laver[1].
Avec la mondialisation, les cartels peuvent en effet impliquer des sociétés non européennes.
- En identifiant et sanctionnant les killer acquisitions : ce sont des rachats de jeunes entreprises innovantes opérés par des grandes entreprises afin de défendre leur situation de monopole en limitant l’innovation sur le marché dans lequel elles évoluent. Il ne s’agit pas d’acquérir l’entreprise visée afin de développer son produit mais d’en faire cesser le développement, ce qui entraine des pertes de bien-être agrégé.
Selon Cunningham et al. (2018), après étude d’un échantillon de projets pharmaceutiques, 6% des fusions avec des startups pharmaceutiques auraient pour but de faire disparaitre du marché des concurrents potentiels.
La politique de la concurrence au sein de l’Union Européenne contribue ainsi à la compétitivité des entreprises en s’assurant qu’elles évoluent dans un univers concurrentiel, mais elle ne doit pas prohiber les interventions de l’Etat, qui sont nécessaires lorsque les marchés sont défaillants et qu’une réponse efficace existe : la politique industrielle est plus large que la seule politique de la concurrence.
La politique commerciale, enfin, est l’outil le plus adéquat pour établir un level playing field avec nos concurrents étrangers. L’organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC à été établi pour remplir cet objectif ; il est aujourd’hui inopérant. L’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 dans une perspective de mise en conformité à un nombre croissant de ses règles et d’assimilation finale au capitalisme libéral poursuivait le même but ; il s’agit d’un autre échec.
Il convient de distinguer les réussites européennes, dont la politique de la concurrence fait partie (article précédent), de nos échecs collectifs en matière industrielle et commerciale. Il convient par ailleurs de ne pas confondre les instruments et de ne pas tenter d’en faire un usage détourné, en application de la règle de conduite des politiques économiques de Tinbergen (1952) : un instrument par objectif, un objectif par instrument.
[1] https://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/le-linge-sale-du-cartel-des-machines-a-laver-s-etend-sur-la-place-publique-1417706.html
Sources :
- La politique de concurrence, un atout pour notre industrie, Emmanuel Combe, Fondapol, novembre 2014.
- La politique de concurrence de l’Union européenne, un frein ou un atout pour la compétitivité européenne ? Rencontres économiques de l’IGPDE, 19 novembre 2019.
- Washington Center for Equitable Growth, Working paper series, Killer Acquisitions, Colleen Cunningham, Florian Ederer, Song Ma, April 2019 © 2019 by Colleen Cunningham, Florian Ederer, and Song Ma. All rights reserved. Short sections of text, not to exceed two paragraphs, may be quoted without explicit permission provided that full credit, including © notice, is given to the source.
- Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle adaptée au XXIe siècle, Bruno Le Maire, Peter Altmaier, février 2019.
- "Competition in Japan », Porter, Michael, E., and Mariko Sakakibara, 2004, Journal of Economic Perspectives.
- Economie du bien commun, J. Tirole, 2016.
- Plus grandes, plus fortes, plus loin..: les performances des firmes exportatrices françaises. Crozet, Méjean & Zignago, Revue économique, 2011.
- On the Theory of Economic Policy, Jan Tinbergen, 1952.