La régulation de la concurrence en Europe (3/3)
Vers une politique de la concurrence intégrée à la stratégie industrielle et une régulation des plateformes numériques renouvelée. Un édito de Marc-Antoine Galey.
La politique de la concurrence européenne a réussi à assurer l’ouverture des marchés nationaux dans le cadre du marché unique européen. Son approche de la concurrence est centrée sur le surplus du consommateur ainsi que sur un contrôle des aides d’État, unique au monde, et un strict contrôle des concentrations.
Accusée par les gouvernements français et allemands d’empêcher l’émergence de « champions » industriels européens au lendemain de la fusion prohibée d’Alstom et Siemens, la politique de la concurrence européenne est aussi critiquée pour son impuissance à établir un level playing field avec nos concurrents - qui relève pourtant, comme nous le verrons, de la politique commerciale de l’UE.
L’année 2019 a vu la parution de 3 rapports sur la politique de la concurrence de l’Union commandés par les exécutifs français, britannique et européen qui établissent un diagnostic proche et proposent des orientations voisines en matière de régulation du numérique, de contrôle des concentrations et d’articulation avec la politique commerciale communautaire.
Ces travaux constituent le cadre de pensée administratif actuel en matière de réforme de la concurrence, alors que la Commission nouvellement élue annonce déjà le sens de son action en matière de concurrence : la politique de la concurrence sera intégrée à la stratégie industrielle de manière organique, la régulation des plateformes numériques sera renouvelée à moyen terme par un Digital Services Act.
- Du fait de leurs caractéristiques intrinsèques mais aussi de leur insuffisante standardisation, les plateformes numériques établissent des oligopoles inégaux difficilement contestables.
Le marché des plateformes numériques présente des caractéristiques particulières (voir édito concurrence 1/3), dont la plus évidente est qu’il s’agit d’un univers d’innovation de rupture (Christensen 1997). S’entendant par opposition à l’innovation incrémentale, améliorant progressivement un produit existant, l’innovation de rupture est celle par laquelle un nouvel entrant crée un marché et y installe une position dominante du fait de son avance déterminante (Tirole 2015). Ainsi se constituent des structures de marché inégalement oligopolistiques, où une plateforme domine largement une concurrence peu nombreuse et détient un pouvoir de marché conséquent.
Le constat de faible contestabilité de ces marchés est partagé par les 3 rapports et expliqué, au-delà de leur nature, notamment par leur faible standardisation. L’ensemble des données d’un utilisateur, par exemple, ne peut être aisément obtenu et réemployé sur une autre plateforme au moyen d’un format partagé par les différents concurrents sur marché donné, ce qui est un frein à la portabilité et donc aux conditions d’atomicité et de libre entrée et sortie.
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La longueur des procédures européennes et la quasi-absence de mesures conservatoires constitue un frein à leur efficacité.
Au terme de 7 ans d’enquête, en 2018, la Commission européenne condamnait Google shopping à 2,42 milliards d’euros d’amende pour abus de position dominante. Cette sanction était assortie de l’injonction de se mettre en conformité. Durant cette procédure très longue due à la quantité de documents versés au dossier, Kelkoo vit son chiffre d’affaire baisser de 90%. L’avance prise par Google shopping durant la procédure, déterminante, prive la sanction d’une partie de sa pertinence.
Des mesures conservatoires sont prévues en droit européen (règlement 1/2003 du Conseil du 16/12/2002) en application du Traité sur le fonctionnement de l’UE (article 101 et suivants). Le standard de preuve demandé est cependant très élevé et conduit en pratique à leur non-utilisation : ce règlement fut appliqué pour la première fois en octobre 2019[1] et n’avait été utilisé dans sa précédente version qu’à quatre reprises.
Ordonnées en France le plus souvent par un juge, les mesures conservatoires sont fréquentes. Il en va de même au Royaume-Uni : depuis la réforme par l’Enterprise and Regulatory Reform Act de 2013 de l’autorité britannique de la concurrence, le seuil de déclenchement des mesures conservatoires a même été abaissé. Auparavant subordonné à la nécessité d’empêcher un « dommage sérieux et irréparable », il est aujourd’hui conditionné à la prévention d’un « dommage significatif ».
Reprenant un grief souligné par le manifeste franco-allemand de février 2019, le rapport Perrot souligne le besoin de mesures conservatoires à l’échelon européen, auquel sont traités les affaires les plus importantes et aux répercussions les plus larges, avec un degré de protection des concurrents lésés pourtant moindre qu’au niveau national.
- Le strict contrôle des concentrations et des aides d’État européen est accusé de nuire à la politique industrielle de long-terme.
Le manifeste franco-allemand de février 2019, à la suite duquel fut commandé à l’IGF le rapport Perrot, exprimait son désaccord avec le raisonnement de court terme de la DG CONC dans son estimation du marché pertinent. Si la méthodologie de la Commission européenne, reposant sur l’élaboration d’un scénario contrefactuel, n’est pas contestée, son utilisation d’un horizon temporel de deux ans dans ses prévisions d’entrée de concurrents potentiels est critiquée. La faible utilisation des remèdes comportementaux et des clauses de revoyure, réservées aux situations exceptionnelles, est soulignée par le rapport Perrot.
De telles clauses ont été récemment mises en œuvre dans les affaires Dow Chemical-Dupont (2017) et Bayer-Monsanto (2017). Bayer dut ainsi revendre à son concurrent BASF la totalité de ses activités mondiales de R&D afin d’éviter l’émergence d’un monopole de la R&D. Après cela, la fusion fut autorisée. L’usage de telles mesures au niveau européen, en matière de contrôle des concentrations, devrait être plus systématique selon le rapport Perrot.
- Les défaillances de la régulation des plateformes numériques appellent d’une part une nouvelle approche régulatoire pouvant aller jusqu’à la supervision, d’autre part une réforme des outils du régulateur.
Les rapports Perrot, Furman et Crémer proposent tous trois la mise en œuvre d’une supervision des acteurs systémiques du numérique pouvant rappeler, toutes proportions gardées, les débuts de la supervision bancaire.
Le rapport Perrot propose la création d’une instance européenne ad hoc.
Le rapport Furman propose qu’une instance analogue ait la tâche d’établir, avec les acteurs du secteur, un code de conduite des plateformes numériques qui s’appliquerait aux acteurs systémiques. Leurs obligations en matière de compliance pourraient s’étendre jusqu’au monitoring direct des algorithmes en matière de machine learning et d’IA afin de prévenir d’éventuelles atteintes à la concurrence. Des formats de données standards et ouverts seraient enfin établis et appliqués afin de favoriser leur portabilité et par suite l’atomicité et la contestatibilité des marchés sur lesquels opèrent ces plateformes. Les plateformes systémiques devraient par ailleurs déclarer tout projet de fusion avant sa réalisation.
Les rapport Perrot et Furman soulignent l’importance de l’usage de mesures conservatoires lorsque les instructions sont longues et la France suggère un accroissement des moyens humains de la DG CONC dans le but d’atteindre une durée-cible des procédures de 12 mois.
- La mise en place des projets importants d’intérêt européen commun en 2014, en aménageant le contrôle des aides d’État, a constitué un premier pas vers un assouplissement du contrôle des concentrations et aides d’État.
Par une communication de 2014, la Commission européenne assouplit les critères de contrôle des aides d’État pour certains projets dits « projets importants d’intérêt européen commun » (PIIEC), visant à accroitre la RD en Europe. En 2018, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni reçurent ainsi l’autorisation de financer à hauteur de 1,75 milliards d’euros de fonds publics un projet dans le domaine de la micro-électronique. Il s’agit cependant du seul PIIEC actuellement autorisé, un second étant à l’étude dans le domaine de batteries.
Le rapport Perrot propose le passage à un contrôle ex post et non plus ex ante de ces projets et une instruction accélérée en moins de 12 mois. L’inconvénient majeur d’un contrôle ex post demeure cependant la sécurité juridique, induisant le risque d’une non-conformité qui entrainerait le remboursement des aides perçues et pourrait mettre en danger l’existence même de certains projets. Il est peu probable que le risque d’un tel dilemme soit accepté par les institutions.
- Bien que la mise en place d’un level playing field avec nos concurrents commerciaux relève essentiellement de négociations commerciales, la politique de la concurrence pourrait jouer un rôle annexe.
Le rapport Perrot suggère, dans les procédures d’attribution des marchés publics, de pénaliser les offres émanant de concurrents étrangers bénéficiant d’un financement étatique important. Cette mesure constituerait un pis-aller, auquel la négociation diplomatique d’accords commerciaux équitables et leur application serait préférable. Le blocage durable de l’Organisme de règlement des différends de l’OMC est ainsi symptomatique du retour à un certain bilatéralisme dans les négociations commerciales internationales.
Il n’en demeure pas moins que la politique de la concurrence n’a pas vocation à ouvrir les marchés, qu’ils soient étrangers ou domestique mais à garantir la concurrence sur le marché unique européen. L’ouverture des marchés relève de choix politiques et d’accords diplomatiques.
3 - La Commission von der Leyen a manifesté son intention d’unir plus étroitement politique de la concurrence et politique industrielle dans « une Europe adaptée à l’ère du numérique ».
- Le large portefeuille de Margrethe Verstager atteste d’un rapprochement de la politique industrielle et de la politique de la concurrence.
Margrethe Verstager, Vice-président exécutif pour une Europe préparée à l’ère numérique (Digital EVP) est dotée d’un portefeuille très large, comprenant la politique de la concurrence mais aussi un mandat de politique industrielle et technologique, comme sa lettre de mission[1] l’expose.
Comme le présentait l’édito concurrence 2/3, la politique de la concurrence jouera un rôle important dans la future stratégie industrielle européenne de long terme.
Ces évolutions soulèvent cependant la question de la crédibilité des procédures de sanction de la DG CONC, dans la mesure où il faudra s’assurer que ces sanctions ne soient pas motivées par des motifs de politique industrielle. Le processus décisionnel devra ainsi être éclairci afin de garantir une stricte séparation de ces deux portefeuilles au stade de l’instruction.
- À moyen terme, le Digital Services Act sera le véhicule d’une régulation renouvelée des plateformes numériques.
La lettre de mission du Digital EVP lui confie la tâche de coordonner la préparation d’un Digital Services Act (DSA) qui devra « mettre à jour la responsabilité et les règles de sécurité s’appliquant aux plateformes numériques ».
Ce DSA, qui réformera très probablement la Directive e-commerce de 2000, devrait selon toute probabilité revoir profondément la régulation du numérique et particulièrement celle des plateformes. Les règles de la responsabilité juridique relative aux algorithmes et à la publicité devraient notamment être revues.
Sur les six orientations politiques figurant au programme d’Ursula von der Leyen[1], deux au moins sont directement liées à la politique de concurrence : « une économie au service des personnes », « une Europe adaptée à l’ère du numérique ».
Ces orientations réaffirment la centralité de la question concurrentielle.
Il s’agit en premier lieu de l’essor des plateformes numérique, analysé dans un édito précédent.
En second lieu, la politique de la concurrence suppose un partage équilibré des surplus entre producteurs et consommateurs et donc entre profit et consommation, étant entendu que ces derniers doivent apporter à l’UE de la croissance, respectivement à travers l’innovation et l’investissement d’une part, la consommation effective et les anticipations de demande d’autre part.
En dernier lieu, la politique de la concurrence doit constituer une des fondations de l’économie verte européenne de demain, dont la construction nécessitera une émulation productive entre les entreprises mais aussi une intervention coordonnée des États lorsque le marché est défaillant, par exemple en matière de R&D fondamentale.
La politique de la concurrence préserve les possibilités d’entreprendre dans l’UE : elle est une des forces du marché unique et doit impérativement être préservée, tout en évoluant pour s’adapter aux enjeux à venir, notamment d’ordre climatique.
Marc-Antoine Galey
https://www.linkedin.com/in/marc-antoine-galey-66a265198/
[1] https://www.concurrences.com/fr/revue/issues/no-4-2019/alertes/mesures-provisoires-la-commission-europeenne-impose-des-mesures-provisoires
[1] https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/mission-letter-margrethe-vestager_2019_en.pdf
[1] https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/political-guidelines-next-commission_fr.pdf
Sources :
- Catoire, S, Mariton, H, Perrot, A, Blonde, V, Ropars, A, IGF (2019), Rapport au ministre de l'économie et des finances : La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l’UE.
- Crémer, J, Y-A de Montjoye and H Schweitzer (2019), Competition policy for the digital era, Publications Office of the European Union.
- HM Treasury (2019), Unlocking digital competition, Report of the Digital Competition Expert Panel.
- Von der Leyen, U (2019), Mission letter to Margrethe Vestager, Executive Vice-President-designate for a Europe fit for the Digital Age, 10 September.
- Kaeseberg, T, Center for economic policy research (2019), Promoting competition in platform ecosystems.
- Heim, M, Bruegel (2019) Questions to the Competition Commissioner-designate (https://bruegel.org/2019/09/questions-to-the-competition-commissioner-designate/)