La suprématie du dollar, de 1944 à nos jours
« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ». La célèbre petite phrase prononcée en 1971 par John Connally, alors secrétaire du Trésor américain, à une délégation de ministres des finances européens inquiétés par la récente suspension de la convertibilité du dollar en or, reflète bien le rôle qu’occupe cette monnaie dans l’économie mondiale. Si les manifestations et les sources de la suprématie du greenback n’ont cessé d’évoluer depuis la fin de la seconde guerre mondiale, elle est toujours bien présente et ne semble pas prête de disparaître.
Une monnaie qui a su se rendre indispensable
Durant l’été 1944, alors que la fin de la Seconde Guerre Mondiale se laisse enfin entrevoir et que la question de la mise en place d’un nouvel ordre mondial commence à se poser, des représentants des pays Alliés se retrouvent à Bretton Woods pour concevoir un système monétaire international favorisant la coopération entre pays et la stabilité des taux de change. Les architectes de ce système sont en faveur de le faire reposer sur l’or pour la stabilité qu’il permet, mais, conscient du nouveau rôle interventionniste de l’État dans l’économie, excluent un étalon or classique où toutes les monnaies seraient en change fixe et direct avec l’or, pour lui préférer un étalon de change-or, comme celui du système de l’entre-deux-guerres. Dans un tel système, certaines monnaies dites pivots sont directement convertibles en or et servent de monnaie de réserve aux autres pays, dont les monnaies sont plus ou moins indexées sur la monnaie-pivot, ce qui leur permet de garder une certaine latitude notamment en matière de dépense publique. Forts de leurs considérables réserves d’or (deux tiers des réserves mondiales) accumulées grâce à leur rôle de prêteur et d’approvisionneur pendant la guerre, les États-Unis proposent de faire du dollar l’unique monnaie-pivot de ce système, assurant une convertibilité fixe à 35$ pour une once d’or.
Jusqu’en 1951, les excédents commerciaux américains contribuent à renforcer davantage leur monnaie, les autres pays devant se procurer des dollars pour acheter les biens américains si convoités, les États-Unis n’ont ainsi aucune difficulté à assurer la parité avec l’or. Les dollars se font rares, on parle de dollar gap. Mais rapidement, les Européens commencent à enregistrer des excédents commerciaux, et accumulent ainsi des dollars, ce qui entraîne une double pyramide des crédits, mécanisme décrit dès 1929 par l’économiste et haut fonctionnaire français Jacques Rueff. Les dollars payés aux exportateurs européens et japonais se retrouvent aux bilans des banques européennes et japonaises, et entraînent une augmentation de la masse monétaire par un gonflement du crédit. Mais ces dollars ne peuvent produire des intérêts qu’aux États-Unis, et sont donc placés dans des banques américaines, ce qui entraînera là-bas aussi un gonflement du crédit et donc une augmentation de la masse monétaire. Cette analyse assez sombre a comme implication que ces bulles de crédit vont alimenter la spéculation boursière (qui se fait surtout sur marge, à crédit) et non financer l’économie réelle, et vont donc inévitablement entraîner des crises à l’échelle mondiale, dès que le crédit se contractera brutalement suite à l’éclatement des bulles qu’il favorise.
Alors qu’au cours des années 1960, les réserves de dollars hors des États-Unis grandissent, on ne parle plus de dollar gap mais de dollar glut, de surabondance. Les réserves d’or américaines fondent, leurs déficits commerciaux et budgétaires augmentent notamment avec la guerre du Vietnam et on ne croit plus vraiment à la convertibilité en or du dollar, malgré les efforts américains pour l’assurer (quotas sur les importations, baisses d’impôts pour booster les exportations…). Des voix, comme celle de De Gaulle conseillé par Rueff, s’élèvent et demandent à récupérer leur or, si bien qu’en 1971 Richard Nixon suspend la convertibilité du dollar en or. C’est la fin de Bretton Woods et le début du système de changes flottants que nous connaissons aujourd’hui.
Mais, alors même que la valeur du dollar n’est plus liée à un métal précieux comme l’or mais à l’unique loi de l’offre et la demande, force est de constater que le dollar a conservé son rôle de monnaie de réserve. C’est donc que la convertibilité en or n’était plus la source de l’hégémonie du dollar. Johnson, prédécesseur de Nixon, semblait avoir déjà compris que le dollar était devenu indispensable, estimant que les réserves d’or mondiales ne suffiraient pas à assurer le bon fonctionnement du système, et que c’est le rôle du dollar comme monnaie de réserve qui permettait la création de liquidité nécessaire à la croissance et au commerce mondial. Il avait compris que c’était le rôle géopolitique des États-Unis qui était à l’origine de leurs déficits et de l’essoufflement du système, mais que se détourner du dollar serait pour leurs alliés occidentaux encore plus dommageable. Une sorte de fait accompli, après 30 ans de dollar-pivot, en ont fait de facto la monnaie de réserve et des échanges internationaux, sans alternative crédible. La realpolitik de Nixon et de son mythique secrétaire d’État Henry Kissinger vont cimenter cette réalité durablement. Craignant que le dollar se déprécie à cause d’une baisse de la demande, ils obtiennent de l’Arabie Saoudite et du reste de l’OPEP, en échange d’une protection militaire, qu’ils n’acceptent plus que des dollars dans la vente de pétrole, assurant ainsi un besoin durable de dollars chez leurs alliés (toute économie avait alors besoin de pétrole pour fonctionner) et trouvant des acheteurs de dette américaine en dollars chez les producteurs de pétrole.
Un privilège exorbitant
Avoir le dollar comme monnaie de réserve donne aux États-Unis un privilège exorbitant, pour reprendre les mots de l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing. En effet, les États-Unis peuvent se permettre de payer leurs importations en dollars, monnaie sur laquelle ils sont les seuls à avoir droit de seigneuriage. Dès lors que la valeur du dollar n’est plus liée à celle de l’or, ils peuvent frapper des dollars pour presque rien, alors que leurs partenaires commerciaux doivent eux fournir des biens d’une valeur équivalente pour obtenir ce même dollar. Ils sont ainsi protégés contre toute crise monétaire due à leur balance des paiements déficitaire, c’est-à-dire que, malgré une balance courante et une position extérieure nette (patrimoine ou endettement net vis-à-vis du reste du monde), ils ne sont pas contraints de réduire leurs dépenses ou de dévaluer leur monnaie, pour laquelle il existe une demande constante. Cela n’est pas sans rappeler ce que Jacques Rueff appelait le déficit sans pleurs, permis par la double pyramide des crédits, qui, elle, a d’ailleurs survécu à Bretton Woods. Les problèmes de déficits de la balance des paiements des années 1950 et 1960, années où les américains s’efforçaient encore d’assurer la convertibilité en or, ne se posent plus. Un autre aspect de ce privilège exorbitant est la possibilité d’emprunter, toute chose égale par ailleurs, à des taux bien plus bas que d’autres pays, si bien que malgré une position extérieure nette largement négative, leurs revenus sont supérieurs aux intérêts payés.
Avoir le dollar comme monnaie d’usage dans de si nombreux marchés donne également aux entreprises américaines un avantage concurrentiel non négligeable. Le cas du duopole Airbus-Boeing en est particulièrement représentatif. Le marché de l’aviation civile étant dominé par le dollar, les trois quarts des revenus du constructeur européen sont enregistrés dans cette monnaie, si bien que des variations de quelques centimes dans le taux de change EUR/USD peuvent avoir un impact de l’ordre du milliard sur son compte de résultat. Cela oblige Airbus a organiser sa production de manière à établir des natural hedges et à user d’instruments dérivés (forwards ou options) parfois coûteux afin de limiter son exposition au risque de change, tandis que la question ne se pose que de manière beaucoup plus anecdotique pour le rival américain.
Une suprématie là pour rester ?
On a souvent parlé de la fin du règne sans partage du dollar. Dans un rapport intitulé One Market, One Money de 1990, la Commission Européenne s’agaçait de la persistante asymétrie du système financier due à l’importance internationale du dollar et rêvait de l’Euro comme un pas vers un système monétaire multipolaire plus équilibré. Mais ce qui semble manquer à l’Euro, ou à tout autre monnaie (crypto ou non) aspirant à remplacer le billet vert, c’est à la fois la volonté de satisfaire une demande internationale de dette libellée en euros, et donc une abondance d’actifs sans risques en euros, et l’inclination (ou la capacité) à injecter dans l’économie mondiale des liquidités en masse en cas de crise afin d’éviter l’effondrement du système financier, comme l’a fait la Fed en 2008 et en 2020. Avec le privilège exorbitant vient donc une certaine responsabilité.
Finalement, il semblerait que la seule véritable menace immédiate à la suprématie monétaire américaine vienne des Américains eux-mêmes. Le repli isolationniste qu’a connu l’Amérique ces dernières années et leur retrait des organes de la mondialisation ont affaibli le leadership américain, pourtant indispensable au rôle du dollar, pour reprendre l’analyse de Johnson. Ajoutons à cela l’obsession de Trump pour les déficits commerciaux bilatéraux, et sa grande peur d’un dollar trop fort qui pénaliserait les exportations américaines, et il semble que les États-Unis aient perdu de vu leurs intérêts de long terme au profit de considérations électoralistes et mercantilistes. C’est pourquoi on a beaucoup parlé au cours des derniers mois de la fin du privilège exorbitant, et d’un affaiblissement durable du dollar à venir.
C’était enterrer trop vite l’exceptionnalisme américain. Si en effet, jusqu’à janvier, la plupart des analystes misaient sur un affaiblissement du dollar, le vent semble avoir tourné depuis quelques semaines. Pourtant, la politique monétaire de la Fed est on ne peut plus expansionniste, et l’administration Biden ne semble pas se soucier des déficits dans l’élaboration de ses gargantuesques stimulus packages. C’est donc que les marchés accordent plus d’importance aux perspectives de croissance qu’à l’endettement. Le dollar n’en est que plus fort.
Ainsi, la suprématie du dollar semble aller de pair avec le leadership américain, et bien qu’elle ait pour les américains de nombreux avantages, elle nécessite que les États-Unis acceptent d’occuper une place centrale dans le système monétaire et financier. Évidemment, les remises en cause venant d’Europe, de Chine ou d’acteurs non-étatiques avec les crypto-monnaies, ne manquent pas et peut-être un jour seront-elles fructueuses et mettront fin, ou du moins tempèreront, à ce rôle disproportionné du dollar. En attendant, les États-Unis de Biden semblent bien déterminés à profiter de leur privilège exorbitant.