Le ballet des robots (partie finale) : l’émergence du modèle 4
Après la mécanisation, les chaines de production et la robotisation, une nouvelle période s’ouvre. L’industrie 4.0 est un modèle de perfection qui attend que vous vous jetiez corps et âme dans son développement en vous promettant des monts et merveilles. Cependant, ce rêve est jonché d’embuches. Does the winner take it all?
Cet édito fait suite aux deux premiers éditos :
- Le ballet des robots (partie 1) : l’emprise sur l’homme
- Le ballet des robots (partie 2) : notre obsolescence programmée
L‘industrie 4.0 est un bien grand concept. Tout comme les trois révolutions qui l’ont précédées, un grand nombre de technologies s’y reflètent. Réalité virtuelle, maintenance prédictive, outils connectés, 5G et autres, toutes ces briques forment un tout dont le but est d’aider la production à mieux se comprendre et lui permettre de s’adapter à toute situation. Bien que la science avance vite, il est cependant moins certain que les usines qui jusque-là tournaient à leur manière, embrassent toutes ensemble ces nouvelles pratiques et remplacent les procédés qu’elles ont gardés depuis des décennies. Quels sont les pays qui aujourd’hui peuvent être fiers de leur avancée sur cette pente glissante ? L’industrie va-t-elle radicalement se transformer ? Que peut-on attendre de cette révolution ?
L’Allemagne en tête de proue
C’est en 2013 que le concept d’industrie 4.0 émerge en Allemagne. Alors que l’informatique est en plein essor depuis des années et que les entreprises sont déjà bien câblées, elles commencent à percevoir l’intérêt de pouvoir rendre communiquant tous les systèmes de création de valeur. Créer la donnée, la transmettre, la recouper et l’analyser, si tous ces liens étaient faits, alors la production se verrait accélérer et atteindre un équilibre maximum. Cependant, ils étaient loin de penser que ce nouveau développement prendrait un temps très long. En 2013, 80% des entreprises germaniques ne pensent pas que l’industrie 4.0 sera une réalité avant 2025[10]. Ils n’auraient pas pu mieux tomber.
Pour transformer leurs usines, les Allemands doivent tout miser sur leur R&D et développer de nouvelles procédures. Si l’on regarde le graphique sur lequel sont tracées les courbes du pourcentage de dépense en R&D par rapport au PIB des pays entre 2000 et 2019, on remarque plusieurs tendances[11].
Tout d’abord, Israël est le pays qui investit massivement dans la R&D depuis le début de son histoire. En effet, et nous en avons déjà parlé dans les autres éditos, le pays est une ruche d’innovation et de startups qui s’exportentdans tous les domaines, en particulier en industrie 4.0. Néanmoins, le pays n’a pas encore une industrie propre très développée : en 2020, elle représentait une création de valeur de seulement soixante milliards de dollars[12].
Ensuite, nous retrouvons le Japon qui produit mille quatre cents milliards de dollars de biens mais dont la courbe de recherche et développement stagne depuis dix ans. Le pays a alors beaucoup de difficulté à accélérer la transition de son secteur secondaire bien que le Toyotisme ait été la grande révolution des années 70.
Puis, on retrouve l’Allemagne qui, depuis la crise de 2009, a fortement rebondi en faisant progresser aussi vite que la Chine ses dépenses en recherche. Ce pays au fort passé industriel se donne alors les moyens de rester compétitif et de transformer son secteur principal qui produit en 2020, mille milliards de dollars.
Enfin, on croise péniblement la France qui, tout comme le Japon, stagne et ne montre pas de volonté de changer alors que la Chine, après avoir mis en place son industrie, développe sans cesse son avenir, faisant des bonds considérables pour rattraper son retard.
L’Allemagne est reconnue pour être très en avance quant au déploiement de cette révolution, mais quelle est sa recette qui lui réussit si bien ? C’est en partie grâce à un tissu industriel très dense, composé de nombreuses PME (<250 personnes), que la transformation des modèles allemands est très rapide. Lorsque l’équipe est petite et vise un même objectif, elle a alors beaucoup moins d’inertie qu’une énorme holding aux milliers de collaborateurs. De plus, avec une aide très présente de l’État – à hauteur de quarante milliards d’euros par an – ce pays fait surgir des champions et les exporte. Aujourd’hui, ce tissu produit 22% du PIB allemand à comparer aux 15% en Europe et aux 13% en France.
Un déploiement hétérogène
Le World Economic Forum[9] a mis en place dernièrement un label « Vitrines Industrie du Futur » qui vise à promouvoir les usines pour lesquelles l’industrie 4.0 a réellement transformé les habitudes et produit des indicateurs de performance bien meilleurs que par le passé. En 2020, il vient que seulement une soixante d’usines dans le monde ont été labelisées et voici leur répartition géographique :
Trois pôles sont remarquables mais vous vous en doutiez surement : la Chine, l’Europe et les États-Unis. Plus précisément, l’Allemagne apporte 5 usines dans les chiffres européens et est de peu supérieure à la France (4 usines). Ce résultat est assez surprenant compte tenu de l’analyse faite au-dessus. Cependant, les labels sont assignés en France au groupe Renault (2 usines) et deux autres usines dont le groupe est allemand et l’autre américain. Finalement le compte est bon.
Regroupons alors les industries par type pour mieux les analyser :
Sur ce graphique sont représentés les corps de métier des usines labellisées. Encore une fois, ce panel semble évident à comprendre : seules les usines à très forte capacité de production voient leur efficacité décuplée en utilisant les technologies 4.0. L’électronique par exemple se positionne sur des flux tendus, des appareils de production de moyenne technologie (robotique), standardisés, et une cadence ininterrompue 24/7/365. Il en va de même pour tous les autres secteurs.
Peut-on alors imaginer que ce déploiement continu dans les autres secteurs industriels tels que le ferroviaire, l’aéronautique voire même l’aérospatiale ou le nucléaire qui ont des cadences beaucoup plus lentes et des outillages beaucoup plus complexes ? Tout le monde le souhaiterait, pourtant personne ne le voit arriver[8]. D’après les industriels, les cinq barrières empêchant un progrès significatif vers ces nouvelles technologies sont :
- La coordination entre les équipes
- Le manque de courage pour transformer
- Le manque de talents, de compétences
- Les problèmes liés à la cybersécurité
- Le manque de justification des investissements quant à la valeur ajoutée des solutions
Les deux premières raisons sont intimement liées à l’état d’esprit des employés et donc au corps managérial. En ce qui concerne les compétences, le nombre de postes ouverts aux Data Scientists a augmenté de quinze mille pourcents aux États-Unis mais requiert des années de formation.
Enfin, les deux derniers problèmes reviennent sur la position de l’entreprise dans son écosystème. Comme toute innovation, il y a plus de prédictions que de résultats et ces derniers sont souvent bien moindres qu’espérés dans la grande majorité des cas. Sortant dernièrement de plusieurs crises financières, les industries qui ont déjà du mal à se relever n’ont pas forcément la trésorerie nécessaire et l’envie kamikaze de se jeter les premières dans ce développement incertain.
À cela s’ajoutent les difficultés inhérentes au bon déploiement de ces solutions. En effet, pour passer en 4 .0, encore faut-il être en 3.0. Le 3.0 c’est l’industrie robotisée et fort peu d’entreprises sont ou souhaitent passer ce cap. En France le constat est clair : l’industrie est en retard avec 132 robots industriels pour 10 000 employés[2].
Ainsi, le déploiement de l’industrie 4.0 est extrêmement hétérogène et semble être totalement incompatible avec une usine vieille et/ou trop grosse. En France, en 2011, les ETI et les grandes entreprises (>250 employés) représentaient 63% du parc industriel.
Une priorité managériale ?
Tout comme le Taylorisme prévoyait que le meilleur ouvrier soit sur la tâche pour laquelle il est le plus qualifié et que l’on connaisse son temps de travail à la seconde près, l’industrie 4.0 veut faire de même mais avec la puissance de l’informatique appliquée aux robots et autres interfaces.
Les chiffres font rêver : -50% des coûts de maintenance, +25% de revenus, -30% de consommation des ressources, diminution du nombre d’accidents etc. L’industrie 4.0 saura gérer efficacement les changements soudains à apporter aux produits (agilité), elle saura anticiper les défaillances et mieux gérer les ressources. Enfin, l’accent sera mis sur l’économie circulaire et le développement de l’industrie avec son environnement. Qu’attendons-nous ?
Qui n’imagine pas nos usines tourner à plein régimes ? Que toutes leurs données soient intelligemment analysées pour diminuer l’utilisation des ressources. Néanmoins, le constat reste très mitigé. Les managers souhaitent aller plus vite qu’ils ne le peuvent, forcent ainsi une dualité dans les entreprises entre volonté de changement et inertie de déploiement. Par conséquent, l’industrie actuelle ne gère plus ses projets, elle gère les problèmes qui leur sont associés.
L’industrie n’a-t-elle alors plus confiance en la disruption technologique ? Le monde des grands systèmes est-il à bout de souffle ? Les voitures, les avions, les trains, les montres etc sont tous des témoins passés d’une période actuelle qui n’arrive plus à proposer de la nouveauté. Alors, certes, le monde réalise des hybridations : on met des montres dans des voitures, on fait voler des fusées à la manière des avions… Mais il n’existe presque plus de nouveauté ; les produits que nos grands-parents ont pensés sont seulement améliorés et les usines font de même. Alors oui vous me direz que l’informatique a permis de mettre en place des systèmes hautement complexes qui améliorent sans cesse l’économie ; qu’internet a été il y a quelques temps la révolution que tout le monde attendait. Cependant, les fintech et autres ne sont pas palpables pour le commun des mortels. Elles ne servent tout bonnement à rien qui ne soit facilement compréhensible. Prenons l’exemple d’AirBnB, cette ancienne startup propose une application de mise en relation entre des loueurs et des locations. Lorsque vous l’utilisez, il est si simple de réserver que pour tous, les processus en arrière plans sont très basiques. Pourtant il n’en est rien et l’information (le produit) passe par de nombreuses analyses poussées. À l’opposé, prenez une voiture. Lorsque vous la conduisez, vous voyez, vous sentez toutes la mécanique qui vous permet de voyager. Dans ce cas, vous comprenez tous les efforts qui ont été nécessaires pour imaginer puis construire le modèle. D’un côté les nouvelles technologies paraissent magiques, de l’autre, la technique semble complexe et d’un autre temps.
L’innovation actuelle ne se voit pas, on croit que les startups font toutes la même chose ou bien, au contraire, on pense qu’elles ne servent à rien… Malgré tout, combien d’applications/logiciels l’entreprise dans laquelle vous travaillez utilise ? Une, deux, une dizaine voire davantage ? Plus rien ne ressemble à la simplicité et à la beauté des systèmes qui ont été jusque-là construit. En traversant une période de réunionite aigüe, nous rencontrons aussi trop souvent des logiciellites sévères ce qui empêche la prochaine révolution industrielle de se mettre en place. N’oublions pas que dans une montre, il n’y a pas une pièce en trop qui ne serve à lire l’heure, et c’est pour cela qu’elles durent si longtemps.
Néanmoins, face à ce constat, les entreprises sont bien obligées d’avancer et la concurrence ne se prive pas pour le leur rappeler. N’oublions pas les chiffres présentés au début de l’édito où des pays comme la Chine en très grande expansion ou Israël à la forte maturité souhaitent arriver très vite sur la scène internationale.
Malgré un engouement virevoltant, en pensant arriver plus vite que le lièvre, les entreprises en ont oublié leurs fondements : leurs salariés. Toutes ces femmes et ces hommes qui, jusqu’à maintenant, créaient la valeur ajoutée, se voient progressivement suppléées par un flot d’information sans visage. On imagine très bien ces personnes partager toute l’information dont les autres ont besoin de manière instantanée et ordonnée mais encore faut-il qu’elles aient toutes l’état d’esprit et la formation pour le faire.
Le déploiement de l’industrie 4.0 devra se résoudre à corriger les défaillances en matière de coopération et de norme. Nous savons d’où nous partons, nous savons où nous allons, mais personne n’a jamais expliqué quel chemin prendre pour y arriver.
En conclusion, qu’adviendrait-il d’un monde où la production serait à ce point transformée que toutes les usines tourneraient en harmonie avec la demande ? Si tous les produits arrivaient à l’heure, alors les coûts diminueraient pour les clients et la demande tendrait à diminuer ou à stagner – cette hypothèse vient des pays occidentaux dont la demande stagne. Cependant, en utilisant 30% de moins de ressources, l’offre en BtoB diminuerait et seules les entreprises les plus compétitives arriveraient à survivre. Il y aurait alors une diminution de la masse industrielle et une augmentation du nombre de monopoles temporaires avec des entreprises comme Facebook par exemple. Si l’on pousse plus loin, ces conditions soumettraient les salariés à de plus grandes périodes de stress comme cela est actuellement le cas chez Amazon. Finalement, cette perspective n’est pas des plus attrayantes.
Nous avons vu dans cet édito que l’émergence de l’industrie 4.0 est récente et que certains pays tels que l’Allemagne ont déjà pris de l’avance pour sécuriser leur avenir industriel. Néanmoins, ce modèle de développement semble actuellement prendre tout son sens au niveau des PME et rendre compliqué ce qui est pourtant simple pour les grandes entreprises. Sont-elles obligées d’avancer dans ce sens ? Cela semble nécessaire. Pourtant, bien que le modèle ne sera jamais acquis pour tous malgré ses nombreux avantages sur le papier, il est indispensable de prendre un peu de recul et d’observer d’où vient la valeur. L’apparente simplicité cache bien souvent une manipulation indirecte et un tas de problèmes.
Bibliographie :
[1] Alliance Industrie du Futur, 2019 accélération vers l’industrie du futur, 6 juillet 2020
[2] République Française, Transformer notre industrie par le numérique, 20 septembre 2018
[3] BCG, The industry 403 race – Time to accelerate, avril 2016
[4] I. Bourgeois et R. Lasserre, « Les PME allemandes : acteurs de la mondialisation », Regards sur l'économie allemande, 2007
[6] INSEE, Les entreprises en France, 3 décembre 2019
[7] CGI, Industrie 4.0 Pour une entreprise hautement concurrentielle, 2017
[8] McKinsey&Company, Industry 4.0 after the initial hype, 2016
[9] World Economic Forum, Global Lighthouse Network, mars 2021
[10] VDE (Association de l'électrotechnique, de l'électronique et des technologies d'information), Industrie 4.0 lässt vorerst auf sich warten, 8 avril 2013
[11] OCDE, Dépenses intérieures brutes de R-D, juin 2021
[12] La Banque Mondiale, Industrie, valeur ajoutée (en $ US actuels), juin 2021