Le dollar offshore
Suite aux "Accords de la Jamaïque" qui ont légalisé en 1976 le système des taux de changes flottants, un très important marché de prêts en dollar s’est développé depuis des décennies vers les acteurs économiques les plus fragiles de l’économie mondiale, ce qui constitue un cocktail potentiellement explosif.
Les "Accords de la Jamaïque" ont légalisé en 1976 le système des taux de change flottants et mis fin au régime des parités fixes, mais ajustables, qui régissait depuis Bretton Woods le système monétaire international.
Très concrètement, cela n’a pas signifié que toutes les monnaies sont devenues flottantes les unes par rapport aux autres : beaucoup de monnaies ont au contraire renforcé leurs liens, comme les monnaies européennes avec le serpent monétaire européen, ou comme toutes les monnaies qui ont décrété, avec plus ou moins de bonheur, une parité fixe par rapport au $.
En revanche le $, monnaie pivot du système monétaire international est devenu flottant.
Est-ce que cela change fondamentalement les choses ?
Pragmatiquement non.
- Dans le système fixe, quand les parités devenaient économiquement intenables, elles étaient modifiées.
- Dans le système flottant, lorsque la fluctuation de la monnaie centrale, le $, devient excessive, les autorités monétaires interviennent pour le stabiliser (cf. les accords du Plazza).
Ce changement de système monétaire n’en était pas moins nécessaire.
Dans le précédent, le $ devait sa centralité dans le système monétaire à sa convertibilité en or, ce qui n’était plus tenable.
La croissance même de l’économie américaine et la baisse de la part qu’elle représentait dans l’économie mondiale, couplée à la forte hausse des échanges internationaux, empêchaient une monnaie liée à un stock limité d’or d’assumer un rôle d’étalon : la demande en $ engendrée par la croissance économique américaine d’une part et mondiale d’autre part était tout simplement trop forte.
Par ailleurs, la fin de la convertibilité du $ en or imposait qu’il soit une monnaie flottante sans quoi la gestion de la parité, c’est-à-dire la gestion de la demande externe de $, aurait contraint la politique économique américaine, la détournant de ses objectifs internes.
Dans ce système, normalement, le $ doit être une monnaie forte.
La croissance de l’économie et du commerce mondial étant exponentiellement plus importante que celle de l’économie américaine, les dollars générés par l’économie américaine et susceptibles d’être détournés de son propre fonctionnement finissent nécessairement par être insuffisants.
Force est de constater que ce n’est pas ce qui s’est produit.
Bien sûr l’économie américaine a, depuis 1976, été une économie avec un solide déficit extérieur qui a alimenté le monde en $. Mais cette injection monétaire n’est pas à la hauteur de la demande mondiale en $, surtout avec le développement du monde émergent.
Un autre phénomène s’est donc produit : les $ à l’extérieur des Etats-Unis se sont multipliés par la création monétaire des banques.
Les euro-dollars, c’est-à-dire le marché londonien créé à la fin des années 50 où les transactions portent sur des dollars américains détenus et utilisés hors des Etats-Unis, ont ainsi connu une multiplication de leur masse estimée par plus de 10 entre 1957 et 1973, puis par quarante dans les 10 années qui ont suivi le premier choc pétrolier.
Ce marché s’est depuis étendu au-delà de Londres et est maintenant simplement appelé offshore.
Comme ce marché n’est pas réglementé, on ne connaît pas précisément son ampleur : on estime généralement que plus de 80% des prêts internationaux sont réalisés par son intermédiaire etque la masse de dollars offshore excède très significativement le PNB américain. Autant dire que ce marché est devenu très important en volume et donc en impact potentiel sur l’économie mondiale.
Deux éléments peuvent être ajoutés :
- Le marché du $ offshore finance le commerce mondial parce que beaucoup de produits et presque toutes les matières premières s’échangent dans cette monnaie. Il finance aussi beaucoup d’acteurs dans les pays émergents : si vous êtes un investisseur ou un entrepreneur indonésien, vous trouverez plus facilement un crédit important en $ qu’en roupie indonésienne parce que le marché du $ est plus profond et la monnaie plus fiable.
- La politique de taux bas et de « quantitative easing » menée par la réserve fédérale américaine a probablement eu deux conséquences sur ce marché : permettre une extension du crédit vers des projets moins rentables qu’usuellement, les taux bas ayant une exigence de rentabilité moindre, mais également vers des projets moins sûrs, la baisse de rémunération des prêteurs étant souvent compensée par une augmentation du risque pris.
La situation actuelle est donc la suivante : un très important marché de prêts s’est développé depuis des décennies vers les acteurs du commerce mondial et des pays émergents.
Ce marché a, depuis quelques années, très probablement fortement augmenté en volume et en degré de risque.
Ce marché est en $ qui est une monnaie fluctuante.
Donc de deux choses l’une :
- Soit l‘économie américaine arrive en fin de cycle haussier et les taux ne remonteront pas, mais les exportateurs du monde entier souffriront.
- Soit l’économie américaine entrera un jour prochain en surchauffe et les taux d’intérêts remonteront, et les entrepreneurs et investisseurs du monde émergent souffriront de cette hausse des taux, surtout s’ils ont mis en œuvre des politiques dites de cash-and-carry qui consistent à emprunter à bas taux en dollars et à prêter à un taux plus élevé, éventuellement en monnaie étrangère.
Evidemment, les autorités monétaires sont conscientes de ce double risque : elles pourraient donc être tentées de sous-calibrer la hausse nécessaire des taux, ce qui pourraient avoir des conséquences inflationnistes qui aggraveraient à terme l’inévitable resserrement monétaire.
En conclusion :
La manipulation du prix de l’argent sur la monnaie centrale du système monétaire international sur laquelle s’est greffé un marché, non régulé et devenu avec le temps gigantesque, à destination essentiellement des acteurs économiques les plus fragiles de l’économie mondiale, constitue un cocktail à mon avis explosif.