Le monde a changé
Février 2022 aura marqué, quoi qu’il arrive encore (ce propos est daté du 7 et 9 mars), une véritable rupture. A peine émergions-nous de deux ans de crise sanitaire globale qu’une nouvelle épreuve frappait le monde sous la forme de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Au-delà de la trame des faits, des premières leçons s’imposent à nous.
Pour les jeunes générations, le communisme soviétique, comme l’ère maoïste en Chine, est une séquence historique déjà ancienne, une rubrique de livre d’histoire. On ne leur a pas appris spécifiquement à redouter ce type de régime, en principe disparu. Il était étrange, violent mais pas identifié au mal absolu, à la différence du nazisme qui fit et fait toujours l’objet d’une veille pédagogique constante. Il n’y a, de plus, jamais eu, ni par une exigence des Nations unies ni à l’initiative des autorités russes elles-mêmes, une fois l’URSS disparue, de procès des crimes, pourtant innombrables, du communisme soviétique (ou chinois, encore bien plus meurtrier).
Bref, nous n’avons pas jugé pertinent d’édifier les générations montantes face à cette autre ‘bête immonde‘ et a fortiori de ‘décommuniser‘ spirituellement la Russie en plein accord avec elle, cela comme un préalable nécessaire à toute ouverture de ce pays au monde libre. Nous n’avons pas, la Russie non plus, immunisé durablement les âmes contre le caractère intrinsèquement inhumain du communisme. Les bourreaux ont pu, non seulement jouir d’une retraite paisible mais surtout ont eu hélas tout loisir de former à leurs usages, à leurs vieux réflexes leurs fils ou leurs petits fils. Quant à la chine, elle a pu maintenir son parti communiste ‘unique’ et son armée populaire pourvue de ses commissaires politiques sans que nous y trouvions la moindre réticence à développer les affaires.
Certes les apparatchiki ou leurs descendants ont revêtu des costumes trois pièces, sont devenus des hommes d’affaires. Du moins en apparence car les pères, qui s’étaient vautrés dans le crime et la terreur, restaient peints en ‘héros‘ et en ‘patriotes‘. Le mal est donc resté, tapi dans les profondeurs, l’œuf du serpent pour reprendre le titre d’Ingmar Bergman.
La décennie 1990 n’a rien arrangé en Russie et fut même désastreuse. La gestion ubuesque de l’époque a produit dans les têtes l’assimilation de la liberté au désordre, à la ruine, à la régression, à la honte, à l’immoralité. Un phénomène non sans analogie avec le discrédit massif de la libérale et calamiteuse république de Weimar, soit le même cocktail tragique d’une perte d’empire cuisante et d’une démocratie tournant à la déroute et à la misère. On semble ignorer chez nous, alors que tout russe vous le dira, à quel point ces années 90 sont un repoussoir. L’homme de la rue, par contrecoup, ne pouvait donc qu’approuver chaleureusement le retour à l’ordre et se féliciter d’une renaissance qui emprunta, hélas, la forme du retour à l’État bâti autour des structures de force. Il y avait bien eu l’espoir d’un régime à la fois solide et démocratique avec le populaire général Lebed. Mais, déjà écarté de Moscou, il fut victime en 2002 d’un regrettable, vraiment très regrettable, accident d’hélicoptère.
Alors que nous en étions à croire à l’internationale des écoles de commerce, des marchés et des comptes d’exploitation, la créature murie par Lénine et Staline n’avait ainsi nullement disparu. Elle avait muté comme un virus, sous son enveloppe externe de ‘business’, si trompeuse. Alors que nous en étions à célébrer la ‘fin de l’histoire’, à croire à l’éternité du doux commerce et à ses chaines de soie, à ne plus craindre que des risques écologiques, les ‘organes‘ et l’implacable ‘doctrine militaire soviétique‘ comme l’implacable machine maoïste reprenaient leur cours et mijotaient leur terrible résurrection.
L’idéologie de ces régimes n’est plus du tout marxiste. Ils ne prétendent pas défendre les ‘travailleurs‘ des pays avancés et pas davantage émanciper les ‘peuples ‘ ex colonisés. Ils se bornent à prôner un nationalisme grand teint, nourri au carburant des ‘humiliations‘ que lui auraient imposées depuis si longtemps un Occident ‘égoïste‘ et ‘arrogant‘ dont ils se sont jurés de préparer la fin. Ce nationalisme va parfois, dans le cas russe, jusqu‘à se griser et s’égarer dans des divagations religieuses ou anthropologiques autour d’une ‘ère’ à venir de la Russie éclairant le monde débarrassé des miasmes occidentaux. V Medenski, le ‘négociateur‘ de Gomel, par ailleurs milliardaire comme il se doit, est ainsi le maitre de ce révisionnisme à la fois historique et mystique et le grand censeur de la mémoire nationale.
De plus il faut se libérer d’une autre illusion, celle de la ‘sagesse‘ et de la ‘rationalité‘ chinoise. En réalité, la Russie et la Chine sont désormais intimement liées dans un dessein commun de domination globale fondé ouvertement sur la terreur à l’extérieur, le joug à l’intérieur et l’oppression partout. Le pacte du 4 février 2022, ‘solide comme le roc‘ martèle Pékin après l’invasion en Ukraine début mars, est limpide : soutien massif de la Chine à la Russie via des achats renforcés de pétrole, de gaz, de minerais et de céréales, promotion d’un monde ‘multipolaire‘, entendez sino-russe et anti-américain, celle d’une ‘démocratie authentique’ (sic) c’est à dire de leurs dictatures. Ils font, cela va de soi, des ouvertures à tous les naïfs du monde qui facilitent, volontairement ou pas, leurs projets, au nom d’alternatives supposées à la domination américaine. Cela ne fonctionne pas mal du reste, que ce soit à la nostalgie nationale dans les pays avancés, dont l’isolationnisme « trumpiste », les populismes en Europe , ou à la rancœur contre le ‘nord‘ dans les pays moins avancés et partout au culte de la force .
Ce que nous sommes amenés à vivre, pas pour quelques semaines ou quelques mois mais pour plusieurs décennies, c’est bel et bien Sparte contre Athènes à la dimension du globe.
A la différence de la guerre froide, menée par des leaders rouges pauvres et isolés, qui savaient au bout du compte être hors d’état de gagner une guerre chaude, ces puissances requinquées, agressives et impitoyables, sont riches, sur armées et techniquement avancées. Ils nous ont entrainés dans une coopération économique, évidemment souhaitable dans l’absolu, mais qui pour eux ne se concevait qu’à leur profit exclusif, sous forme de pillage constant de nos savoirs faire et de mise en dépendance (énergie, matières premières et corruption) pour exercer un chantage qui deviendrait irrésistible en cas de crise internationale aigüe. Ces États ont un seul et unique but fondamental : notre asservissement sous toutes les formes et par tous les moyens. Ils pensent de plus en plus pouvoir nous battre non seulement par la puissance de leurs armées (offensives et pas défensives comme les nôtres) mais aussi en bloquant nos économies, sans compter le recours à des outils hybrides dont ils sont prêts à user de façon perverse, le tout en vue d’instaurer un univers de cauchemar dont, par simple humanité, nous avons quelque peine à imaginer la forme.
En résumé, les deux puissances qui ont muté du communisme au nationalisme tout en conservant leur appareil totalitaire, d’abord dressé, ne n’oublions pas, contre leur propre population, constituent un danger incommensurable, aussi absolu que le furent en leur temps le joug mongol au Moyen âge ou l’axe germano-nippon au XXème siècle.
L’immense mérite de V Pouline est d’avoir vendu la mèche et laissé tomber le masque. Chacun sait désormais ce qu’est son régime et nul ne doute plus qu’il s’évertue à répandre la terreur et la servitude. On s’est aussi brusquement intéressé à la prose des idéologues russes qui, jusqu’alors ne suscitait que l’attention de spécialistes d’études slaves.
On ne doit pas avoir non plus d’illusions sur le surpuissant allié chinois - dix fois la population comme la richesse de la Russie - qui, cependant, estime sans doute maladroite la manière russe de nous avoir défiés.
Toute leur stratégie, murie en particulier ces toutes dernières années est conçue au profit non pas tant de leur peuple, abruti sous une propagande immense et obligatoire, des masses opprimées dont ils ont assez peu à faire, mais de la pure et simple domination universelle d’une caste de prédateurs et de cerveaux malades, dérivés du mental communiste.
V Poutine s’est assigné, par son ultimatum du 17 décembre, l’objectif fort ambitieux de soumettre l’Europe en vue de ce redoutable ‘monde nouveau‘ eurasien. Il est possible, si de persistants succès l’y encourageaient, qu’il ne cesse plus de combattre jusqu’à notre soumission totale, jouant de la surprise stratégique et de la peur. A moins qu’il échoue en partie en Ukraine, ou qu’il y ait une pause entre cette campagne de 2022, pour digestion, et les suivantes. Il a aussi été très clair, pas peu fier de son coup, sur les armes atomiques : Il n’est pas exclu qu’il passe à l’acte quant à l’usage ponctuel d’armes nucléaires tactiques, voire pire encore, cette année ou une fois prochaine, l’essentiel étant pour lui que nous courrions à la capitulation. La Chine, là encore, a la même vision décomplexée de l’usage des armes nucléaires.
On est là loin, très loin vraiment, des salles de marché.
Pour conclure, on rappellera enfin que la Russie et la Chine ne disposent pas seulement de considérables ressources énergétiques et agricoles mais aussi de la majeure partie de la plupart des minerais indispensables à la bonne marche de l’industrie partout dans le monde.
Toujours vers le pire, la crise en cours montre que l’Occident ne peut plus compter sur la fidélité garantie des pays du golfe et pas davantage sur les autres géants, l’Inde et le Brésil, des pays qui visiblement semblent tout disposés à vivre dans le monde orwellien des russes et des chinois et y faire allégeance.
Nous sommes donc face à des défis considérables, à un choc historique très brutal. Le sort poignant du peuple ukrainien n’est hélas que le tout début d’un affrontement gigantesque qui peut durer plusieurs décennies et à côté duquel l’ex ‘guerre froide’ fera sans doute bientôt figure d’amuse-gueule.
Bernard Legendre