Le possible découplage Chine-Occident
Il y a deux semaines, les États-Unis ont ordonné la fermeture du consulat chinois de Houston, pour « protéger la propriété intellectuelle américaine » selon le département d’État qui a qualifié le consulat de plaque tournante de l’espionnage. Trois jours plus tard, la Chine répond du tac au tac en ordonnant la fermeture du consulat américain de Chengdu.
Si le climat amené par ces deux événements a certains airs de guerre froide, c’est bien que les tensions accumulées entre la première puissance mondiale et celle qui se verrait bien la remplacer ont atteint un niveau qui semblait inimaginable il y a encore un an et que ces échauffourées diplomatiques ont tout l’air de n’être que le début de l’affrontement.
Pour les États-Unis, ainsi que le reste du monde occidental, les problèmes posés par Pékin sont en train de l’emporter sur les bénéfices que promettaient son marché il y a encore quelques années. Or, en plusieurs décennies, la Chine a su se placer au cœur des chaînes d’approvisionnement globales et devenir un acteur incontournable de l’économie mondiale, ce qui lui a d’ailleurs longtemps permis de faire taire les critiques venues de l’Ouest. Se pose alors la question du découplage, la suppression des liens économiques avec la Chine, qui, aidée par la pandémie actuelle, semble faire de plus en plus d’adeptes. Il convient donc de se demander comment nous en sommes arrivés à ce point de rupture dans l’histoire de la mondialisation et à quel degré l’Occident pourrait-il se découpler de la Chine.
Le développement économique de la Chine reflète le processus même de mondialisation en tant qu’il s’est fait par interdépendance avec les autres économies, occidentales notamment. Comme pour les dragons asiatiques ou le Japon auparavant, la stratégie de la Chine repose sur la théorie du « vol d’oies sauvages », qui consiste à s’insérer dans l’économie mondiale en devenant exportateur de produits industriels à faible valeur ajoutée pour ensuite monter en gamme. Il y a cependant une nuance d’importance dans le cas de la Chine, son « ouverture » aux autres économies par la création de Zones Économiques Spéciales à la fin des années 1970 coïncide avec la mise en place de chaînes de productions mondialisées. En effet, la Chine compte sur les investissements d’entreprises étrangères dans ces zones franches pour se développer. Séduits par les coûts de production imbattables et la promesse d’accéder à un marché naissant, de nombreuses entreprises occidentales y délocalisent donc une partie de leur production, à faible valeur ajoutée comme le textile notamment. Conformément à la théorie du « vol d’oies sauvages », ces industries de bases ont progressivement quitté les ZES littorales pour la Chine de l’intérieur ou les pays voisins, remplacées par des industries de plus en plus sophistiquées et de plus en plus nationales. Le cas de Shenzhen est assez représentatif. La ZES est créée en 1980, d’abord pour attirer des industries légères, puis attirant de plus en plus d’investisseurs étrangers, conditionnés à des transferts de technologies, se spécialise progressivement dans la « high tech ». Attirant aussi bien des entreprises d’équipements informatiques et électroniques comme Samsung, IBM ou Toshiba que des banques étrangères et se dotant de sa propre bourse en 1990, la villedevient un point incontournable de presque toutes les chaînes de production de ce secteur. Les transferts de technologies ayant permis la création de champions nationaux comme Huawei ou ZTE, plus qu’un simple centre de production c’est aujourd’hui aussi un centre de recherche, surnommé la Silicon Valley chinoise. Ce qui était initialement prévu comme une « fenêtre sur le monde » est devenu incontestablement un des lieux de la mondialisation, un nœud où les économies occidentales et chinoises s’entremêlent.
Bien que le pour l’ait longtemps emporté sur le contre, les termes de l’échange sont devenus de moins en moins acceptables pour l’Occident. Sans même parler de dumping social, la Chine semble en effet ne pas beaucoup se soucier des règles du commerce international. Le premier problème est sans aucun doute le transfert forcé de technologies. C’est une des raisons du développement aussi fulgurant de la Chine. Bien que beaucoup plus libérales que le reste du pays initialement, les ZES ont toujours donné des conditions assez strictes aux entreprises qui s’y installaient, comme par exemple l’obligation de créer une joint-venture avec une entreprise chinoise ou des transferts de technologies purs et simples. Ainsi, à la fin des années 1990, l’ancien PDG d’Apple John Sculley déplorait que la marque à la pomme ait dû brader des milliards de dollars de recherche en délocalisant sa production en Chine. A cela s’ajoutent les vols de technologies à coups d’espionnage industriel, toujours démentis par Pékin sans vraiment duper personne. Le second problème est que le yuan semble être maintenu artificiellement bas, au grand dam des industries européennes et américaines, afin de favoriser les exportations chinoises, freiner les importation et garder sa place d’usine du monde. La Chine fut officiellement désignée « currency manipulator » par le Trésor Américain pendant le 2èmesemestre 2019, en pleine guerre commerciale, après que le yuan eut atteint son plus bas niveau depuis 2008. Enfin, troisième reproche, celui des subventions à l’exportation et des subventions déguisées protégeant les sociétés chinoises de la concurrence étrangère (par exemple, des prêts de l’État qui n’avaient pas vocation à être remboursés). C’est d’ailleurs contre ces subventions que l’on a pu assister à un rare moment d’unité entre l’administration Trump, l’UE et le Japon en janvier de cette année, avec un communiqué commun appelant à un durcissement des règles de l’OMC afin de « boucher » les failles exploitées par la Chine. Mais le problème semble être plus profond que le non-respect des règles de l’OMC. L’influence du PCC au sein des conseils d’administration et des sources de financement des firmes chinoises font régner le flou entre entreprise privée et publique, si bien que par exemple le Foreign Investment Review Board australien considère qu’il n’y a pas d’entreprise véritablement privée en Chine. C’est donc une certaine désillusion qui frappe les entreprises occidentales qui, plutôt que le gigantesque marché qu’on leur avait promis, se retrouvent finalement dans un environnement d’affaires qui les désavantage, un marché qui leur reste relativement fermé (la Chine est identifiée par la Commission Européenne comme disposant du plus de barrières au commerce et à l’investissement) et avec des coûts de production de moins en moins attrayants.
L’année 2020 marque sans aucun doute une rupture dans les relation entre la Chine et l’Occident. D’un point de vue stratégique, Pékin a toujours été considéré comme un rival par le bloc occidental, ne serait-ce que pour son appartenance au bloc communiste, puis même après l’ouverture de son économie pour le contre-modèle qu’elle revendique en opposition à la démocratie libérale occidentale. Cependant, tout au long des années 2010, la Chine n’a cessé de s’affirmer et est devenue de plus en plus agressive, en cohérence avec la phase dans laquelle Xi Jinping a fait rentrer son pays, celle d’une puissance qui a fini de se construire et qui commence à s’exercer. D’abord en Asie du Sud-Est, en mer de Chine notamment, elle réaffirme dès le début de la décennie sa revendication des différents archipels. Pour la plupart ces revendications datent des années 1950 mais depuis son ouverture au reste du monde à la fin des années 1970, elles furent mises en sourdine. Le ton change en 2009, année marquée par la construction d’îles artificielles servant de bases militaires (avec souvent des conséquences désastreuses pour les récifs coralliens) et le début d’opérations de restriction de la libre circulation des navires. C’était pour répondre à cette agressivité en contenir la Chine que l’administration Obama voulait mettre en place le TPPA (partenariat transpacifique), élément clé de son pivot asiatique, abandonné par Trump (sûrement par mesquinerie), ce dernier semblant préférer la méthode plus brutale et plus brouillonne de la guerre commerciale. Ainsi, tout au long de la décennie, les tensions avec l’Ouest se sont accentuées, avec par moment des affrontements directs (cf. la guerre commerciale avec les États-Unis), mais c’est bien la pandémie qui a provoqué la rupture avec l’Ouest. Elle a tout d’abord mis en lumière la dépendance économique à la Chine, notamment dans des secteurs stratégiques comme le matériel sanitaire. Ainsi, les États-Unis, des pays Européens, le Japon, l’Inde et d’autres ont annoncé prendre des mesures pour rapatrier leurs chaînes de production, ou du moins les faire partir de Chine. Ils ont également pris des mesures pour exclure les équipements chinois de leurs infrastructures, avec par exemple les décisions américaines, britanniques et françaises (entre autres) de se passer de Huawei. La pandémie a également été l’occasion pour la diplomatie chinoise de faire goûter aux occidentaux les méthodes agressives (par exemple, la désinformation venant des ambassadeurs eux-mêmes) qu’elle a fait connaître à ses voisins asiatiques, ce à quoi les occidentaux ont répondu avec exaspération. Si l’attitude face à la Chine a changé cette année, c’est sûrement parce que l’intérêt économique à s’écraser devant Pékin est moins évident. Enfin, après des années en sourdine, les valeurs comme les droits de l’homme ou les libertés individuelles peuvent faire leur retour dans la diplomatie occidentale qui semble se sentir de moins en moins obligée de fermer les yeux sur les actes de Pékin. La décision américaine d’ôter à Hong Kong son statut spécial montre bien que les intérêts économiques commencent à rejoindre la posture idéologique du « monde libre », mettant fin à des années d’hypocrisie honteuse.
Peut-on tout de même s’attendre à un véritable découplage ? Il est encore trop tôt pour le dire, et il semble aujourd’hui encore impossible de se passer de la Chine pour certaines choses (par exemple les terres rares), mais une chose est sûre c’est que plus le temps passe, moins il semble impensable. La tendance ne date pas de cette année, la désillusion des entreprises occidentales face aux promesses de profit et de production a au moins quelques années et la volonté de Pékin de réduire les influences étrangères dans son économie a sans doute toujours été là. Finalement, cela colle avec la tendance à la « régionalisation », une mondialisation moins globale, des chaînes de production qui suivent de plus en plus les contours des zones d’intégration économique régionales. L’état du monde aujourd’hui laisse penser que le degré de ce découplage sera assez élevé. Ajoutons à cela la dimension idéologique de l’affrontement, le fait que le modèle chinois met à mal le tropisme occidental qui veut qu’une économie libre va de pair avec une société libre, qui n’est pas sans rappeler la rivalité des modèles politico-économiques que fut la guerre froide. Difficile de savoir si c’est le découplage qui amènera une bipolarisation idéologique du monde ou l’inverse, mais ce monde bipolaire où s’affrontent deux modèles semble de plus en plus inévitable, tant le monde multipolaire que nous connaissons paraît chaotique et instable.
Sources :
https://www.hinrichfoundation.com/research/article/fdi/reform-opening-up-china/https://money.cnn.com/2017/08/14/news/economy/trump-china-trade-intellectual-property/index.htmlhttps://www.visiontimes.com/2019/01/28/there-are-no-actual-private-companies-in-communist-china.htmlhttps://theaseanpost.com/article/china-becoming-more-aggressivehttps://www.bloomberg.com/opinion/articles/2020-07-15/u-s-companies-can-and-will-decouple-from-chinahttps://foreignpolicy.com/2020/07/22/australia-military-strategy-regional-policy-china/?fbclid=IwAR0_A5XPejyvonsMnbhC8ubxFp3XLP8oNp_ME8fjBhrFq-Cr5aWVtw4_lxghttps://www.lesechos.fr/monde/europe/la-chine-est-le-pays-le-plus-protectionniste-vis-a-vis-de-leurope-1029884https://www.ft.com/wp-content/438ff8da-12a1-11ea-a7e6-62bf4f9e548ahttps://www.lefigaro.fr/vox/monde/faut-il-exclure-la-chine-de-l-omc-20200528https://www.ft.com/wp-content/8271be9a-36d6-11ea-a6d3-9a26f8c3cba4