Le salaire minimum européen : une vraie fausse nouveauté ?
C’était l’un des points clés de son programme lorsqu’elle n’était encore que candidate à la présidence de la Commission Européenne : le salaire minimum européen. En poste depuis le 1er décembre 2019, Ursula von der Leyen n’a pas tardé pour lancer le chantier. Mesure phare de l’Europe sociale pour certains et hors des prérogatives de l’UE pour d’autres, le projet de la nouvelle présidente de l’exécutif européen, bien qu’encore assez flou, est loin de faire l’unanimité. Un édito de Ariel Girard.
L’idée n’est pas nouvelle, elle fut déjà évoquée en 2015 par la commissaire à l’Emploi d’alors, Marianne Thyssen. Cette mesure a également des airs de fausse révolution : 22 des États membres ont déjà un salaire minimum au niveau national et les 6 autres assurent à la quasi-totalité des salariés une rémunération minimale avec des conventions collectives négociées par les partenaires sociaux dans chaque branche. De plus, bien qu’on en parle comme d’un « salaire minimum européen », il ne faut pas imaginer un seuil minimum de rémunération appliqué dans l’ensemble de l’Union, mais plutôt un « cadre légal pour les salaires minimums dans l’UE ». En effet, les traités ne permettent pour l’instant pas à Bruxelles de toucher au droit du travail de ses États membres. Il faut se doter d’un arsenal législatif permettant de « garantir que les travailleurs européens gagnent suffisamment pour survenir à leurs besoins » pour reprendre les termes employés par l’exécutif européen. C’est donc ainsi qu’il faut comprendre les travaux autour du « salaire minimum européen », qui s’annoncent donc plus comme un dispositif qui s’adapterait au coût de la vie et aux niveaux de rémunération médians ou moyens dans chacun des États membres.
Si la mesure qui se prépare peut paraître décevante pour ceux qui imaginait un « smic européen », il s’agit tout de même d’une étape majeure dans la construction européenne. Elle marquerait le début d’une harmonisation du droit social dans l’UE (comprendre ici social comme ce qui touche aux relations entre employeurs et employés), ouvrant ainsi la voie à une Europe sociale. Cette mesure est, dans l’ensemble, accueillie favorablement dans les pays d’Europe de l’Ouest (en 2016 déjà, Myriam El Khomri, ministre du travail de François Hollande, disait que la France soutiendrait un salaire minimum européen). Dans ces pays, qui sont généralement plus riches et disposent d’un droit plus rigide et plus exigeant en ce qui concerne la protection des travailleurs, l’élargissement de l’Union vers l’Est a pu être assez mal vécu par une partie de la population. En effet, les directives de 1996 et 2006 sur les travailleurs détachés furent accusées par de nombreux travailleurs ouest-européens de permettre un dumping social venant de l’Est, bien qu’il s’agissait aussi d’offrir des perspectives aux travailleurs de l’Est, dont les pays connaissaient des taux de chômage vertigineux (jusqu’à 20% en Pologne au début des années 2000) alors que leurs économies étaient encore en train de se normaliser. Si la situation économique en Europe de l’Est s’est considérablement améliorée et que la directive de 1996 a été réformée pour limiter les abus et répondre aux critiques venant de l’Ouest, la méfiance vis-à-vis de Bruxelles, elle, s’est installée. Depuis le « Non » référendaire français et néerlandais de 2005, où la question du dumping social était déjà cruciale, les partis eurosceptiques n’ont fait que progresser, comme le montrent leurs résultats aux élections nationales et européennes des dernières années. Une harmonisation des niveaux de rémunérations est donc bien évidemment souhaitée par les travailleurs de l’Ouest, et on peut bien sûr imaginer qu’une hausse des salaires minimums sera également bienvenue chez les travailleurs de l’Est. De plus, si l’on considère que l’idéal régulateur de la construction européenne est une intégration économique complète, avec à terme un élargissement de la zone Euro à tous les membres, notamment ceux de l’Est, toute avancée, même minime, vers un marché du travail européen est souhaitable. En effet, ce que beaucoup reprochent à la zone Euro est qu’elle n’est pas ce que Mundell appellerait une « Zone Monétaire Optimale », parce qu’elle ne dispose pas (encore) de budget fédéral pour lisser les chocs asymétriques et parce que les marchés du travail ne sont pas assez intégrés. Ainsi, il semble inévitable que le droit du travail rentre dans les prérogatives de l’Union.
On peut toutefois avoir quelques réserves, voire même des craintes, quant au « salaire minimum européen ». Tout d’abord, d’un point de vue purement économique, on peut lui faire le même reproche qu’à tous les salaires minimums. Considérons le marché du travail comme ce qu’il est, un marché. Ici, les entreprises sont demandeuses et les travailleurs offreurs, en fixant un salaire minimum (donc ici un prix à ce qu’offrent les travailleurs), si celui-ci est inférieur au « salaire d’équilibre » du marché, la courbe d’offre se déplace vers le haut, ainsi la quantité demandée baisse et les surplus du consommateur et du producteur diminuent… Mécaniquement, le chômage augmentera donc dans les pays où la mesure se traduira par une augmentation effective du salaire minimum (comprendre: les pays de l’Est). Cela entraînera une baisse de la production et une augmentation des coûts de production, et à terme une hausse des prix et donc de l’inflation, inflation qui pourra également être alimentée par la hausse de la consommation tirée par ceux qui auront profité de l’augmentation. Considérant que les salaires minimums n’ont pas attendu Bruxelles pour augmenter à l’Est (depuis 2004, une progression de 200% en Pologne, 367% en Bulgarie, 556% en Roumanie contre 25% en France), certains, notamment parmi les dirigeants des derniers entrants dans l’Union, voient la mesure comme une fausse bonne idée. Ils préféreraient laisser faire le marché à son rythme plutôt que de s’infliger un choc sur l’emploi doublé d’inflation, d’autant plus que ces pays, où l’industrie est le premier employeur et représente souvent une part très importante de la valeur ajoutée, tirent leur compétitivité de leurs coûts du travail relativement bas. De plus, les effets d’un salaire minimum peuvent être pervers. Si comme en France il est élevé et s’accompagne en contrepartie de baisses de charges, les employeurs sont souvent tentés de garder leurs salariés à ce niveau de rémunération pour bénéficier des allègements, confortés par le chômage entretenu par ce même salaire. On observe donc un écrasement des salaires vers le bas et, pour cause de chômage, une augmentation naturelle très limitée… A cette critique qu’on pourrait qualifier de libérale, s’ajoute une opposition de principe à la mesure, plus marquée à gauche, menée par les pays scandinaves où même l’État n’a pas la main sur le niveau des salaires. Ces pays craignent que l’implication de Bruxelles fasse disparaître un modèle de concertation entre syndicats et patronat qui, pour eux, fonctionne. Difficile en effet d’affirmer que les pays scandinaves font partie des mauvais élèves en ce qui concerne les rémunérations des travailleurs. Therese Svanström, présidente d’une importante confédération syndicale suédoise, va jusqu’à craindre qu’une législation européenne sur les rémunérations puisse se retourner contre les travailleurs. Pour elle, la Commission ouvre la boîte de Pandore pour augmenter les rémunérations, mais une fois la boîte ouverte, rien n’empêche qu’à la prochaine récession, on les baisse, ou qu’après les salaires Bruxelles étende ses compétences pour se mêler de la liberté syndicale ou du droit de grève. Elle, comme beaucoup d’autres, s’oppose donc à toute tentative de légiférer au niveau européen dans ces domaines et propose comme alternative de construire l’Europe sociale sur le « pilier social » du sommet de Göteborg, non contraignant. La réticence à un droit du travail européen ne vient donc pas que de là où on l’attendait…
Ainsi le « salaire minimum européen » semble poser de nombreux problèmes et susciter des craintes légitimes. Le travail de la Commission sera donc difficile et la nécessité de donner des garanties aux uns et de rassurer les autres va sans aucun doute diluer l’importance de la mesure qui résidait dans la simplicité de la formule « salaire minimum ». Pour autant, un peu plus de trois ans après que, pour la première fois dans l’histoire de l’Union, un de ses membres a décidé de la quitter, cette mesure est plus que jamais nécessaire pour donner une nouvelle impulsion au projet européen. La construction européenne est, considérant les objectifs initiaux, une réussite incontestable comme l’atteste le marché unique. Conformément à la vision de Jean Monnet (un des « pères de l’Europe »), l’Europe se fonde sur la prospérité qu’a permis son intégration économique, des bases solides et concrètes sur lesquelles construire l’Europe politique. L’intégration politique a commencé et le marché unique a profité à tous les européens, mais pour beaucoup l’Europe demeure lointaine et technocratique (pire: supranationale, portant atteinte à la sainte et infaillible souveraineté nationale!) et le marché unique bénéficie surtout aux autres, un sentiment qui sert d’engrais à un euroscepticisme souvent irrationnel et d’autant plus dangereux. Il serait donc temps d’approfondir le volet politique, au plus proche des citoyens et non plus seulement d’un point de vue institutionnel. A l’instar du SMIG français, qui, en 1950, avait pour but de battre les communistes sur leur propre terrain, le « salaire minimum européen », même s’il n’en est plus un, présente l’intérêt politique pour les partis européens « de gouvernement » de ne pas laisser les thèmes de « l’Europe sociale » aux seules mains des populistes de gauche et de droite. Rien que pour cela, le jeu en vaut la chandelle.
Sources :
https://euobserver.com/social/129042
https://euobserver.com/opinion/147050
https://www.batiactu.com/edito/france-defend-idee-un-salaire-minimum-europeen-46713.php
https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SL.UEM.TOTL.ZS?locations=PL
Robert Mundell, « A theory of optimum currency areas », American Economic Review, vol. 51, 1961