L’eau, bien commun ou bien privé ?
L’eau potable est utilisée dans l’agriculture, dans nos industries et dans la vie de tous les jours. Elle n’est actuellement pas accessible par deux milliards d’êtres humains. Cependant, dans certains pays, la gestion de cette ressource stratégique n’est plus aux mains de l’État. Dans un but d’amélioration commune des rendements, l’eau peut devenir une ressource financière, échangée sur des marchés locaux. Regardons de quoi il s’agit.
Comment commencer un édito dont l’objet est une des ressources les plus abondantes sur Terre qui n’est pourtant pas accessible par tous ? Prenons trois chiffres de l’ONU qui montrent l’ampleur du désastre social mondial. 2,2 milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. 4,2 milliards de personnes n’ont pas de service d’assainissement de l’eau, donc ne s’occupent pas de son rejet ou de sa réutilisation. 70% de l’eau est consommée par l’agriculture[1]. Ces chiffres vertigineux démontrent en particulier deux points intéressants : d’une part, il y a une forte demande en eau, inégale et aux conséquences mortelles. D’autre part, la principale utilisation de cette ressource est économique. Pour contrer dans la durée cette catastrophe, en juillet 2010, l’ONU a adopté une résolution qui fait de l’eau potable un droit fondamental[2]. Pourtant, depuis la fin du XXème siècle, plusieurs pays ont commencé à échanger sur les places financières l’eau en tant que bien de consommation. A-t-on alors une société à deux vitesses ? Quelle est l’eau qui est échangée et sur laquelle les investisseurs peuvent spéculer ? Finalement, posons-nous la question pour savoir pourquoi un tel système a été mis en place et s’il répond néanmoins à ses attentes.
L’état de l’eau dans le monde
Nous avons ici la chance, en France, d’avoir une alimentation continue en eau potable partout sur le territoire. Avec un réseau hydrographique des plus importants au monde, nous continuons à utiliser l’eau pour toutes nos activités : l’énergie, l’agriculture et l’alimentation générale. Chaque année, nous consommons six milliards de mètres cubes d’eau dont voici la proportion par secteur[3] :
Avec de nombreuses centrales, une grande partie de notre eau est utilisée dans le secteur de l’énergie. Cependant, il est flagrant que notre consommation d’eau potable est très différente de celles des autres pays du monde où l’irrigation des terres arables prévaut. Dans des pays pauvres où l’agriculture est un des secteurs capitaux pour la survie de la population, la consommation de l’eau peut atteindre 80-90%. Lorsque cette eau est facile d’accès et qu’il n’y a pas de difficulté d’approvisionnement, la loi n’a pas besoin de gérer cet aspect collectif. Cependant, lors de sécheresses comme en France, des restrictions d’utilisation de l’eau sont mises en place par le gouvernement. On se rend bien compte que sur des territoires vastes par exemple et/ou inégaux en matière de production d’eau, l’état doit jouer un rôle de contrôle de la production, de l’acheminement et de l’utilisation de la ressource.
Comme on peut le voir sur ce graphique, depuis la fin du XXème siècle, le paysage de consommation n’a pas beaucoup varié[4] et l’agriculture joue toujours un rôle prépondérant. Pourtant, depuis 1990, la population mondiale a augmenté de 37%, passant de 5,3 milliards à 7,3 milliards d’êtres humains[5]. Pour nourrir et hydrater ces deux milliards supplémentaires, les moyens de production ont dû s’adapter. Par exemple, sur cette même période, les terres cultivées ont augmenté de 6%, la production d’eau a donc dû suivre, bien qu’il soit plus difficile de produire plus d’eau que de défricher des terres car elle provient principalement des précipitations en surface.
L’agronomie a certes permis d’augmenter les rendements des plantes mais celles-ci ont demandé toujours plus d’eau. Par ailleurs, n’oublions pas que l’émergence d’une classe moyenne mondiale portée par l’Asie de l’est va progressivement augmenter la demande en viande rouge. Viande qui, pour arriver dans l’assiette, a besoin d’environ quatre mille fois plus d’eau que les céréales. La gestion de l’eau est donc, dans le paysage mondial, une nécessité pour notre avenir. Il n’est pas anodin que cette ressource soit appelée l’or bleu. Il n’est pas impossible que des conflits éclatent à nouveau pour s’approprier cette ressource, regardez celui entre l’Inde et la Chine pour le contrôle de l’eau de l’Himalaya ou bien de l’autre côté du monde en Bolivie.
Un besoin d’amélioration du réseau pour une meilleure distribution et utilisation
Finalement, lorsqu’une ressource n’est pas illimitée comme l’est l’eau et qu’il y a un certain besoin, on se retrouve face à un problème d’optimisation. Bien qu’à l’échelle mondiale il soit impossible physiquement de déplacer des stocks d’eau conséquents, nationalement, certains pays cherchent à répartir au mieux la ressource. Il faut donc définir le concept du « au mieux ». Dans la théorie de l’optimisation mathématique, une valeur revient très souvent : c’est l’efficacité de Pareto. Ce nombre représente l’écart à un optimum tel que si un transfert s’effectuait en dehors de cet optimum, alors au moins un parti serait défavorisé par rapport à tous les autres. Ce point d’équilibre est bien sûr théorique et il faut le compléter par des considérations sociales, gouvernementales et économiques mais il est recherché dans certains pays.
Ci-dessous, j’ai représenté les ratios de prélèvement de l’eau de certains pays. Je tiens à faire remarquer que ce graphique montre les chiffres de prélèvement et non pas de consommation.
Au centre des camemberts, vous retrouvez la part de l’agriculture dans le PIB du pays. En rouge, les pays qui permettent l’échange de l’eau sur des places financières.
Au XXIème siècle, cinq pays le permettent mais chacun à leur propre manière. On peut tirer de ce graphique plusieurs pistes :
- Tout d’abord, on peut penser que les pays où les prélèvements en eau pour l’agriculture sont prépondérants voudraient mettre en place ce système de marché pour optimiser localement les besoins. C’est le cas du Chili, de l’Australie et de l’Iran. On aurait par ailleurs pu trouver la Chine, l’Argentine et le Brésil pour ces mêmes raisons mais, dans ces pays, le gouvernement souhaite garder le contrôle central.
- On peut aussi faire le lien entre la part de l’agriculture dans le PIB et la volonté de l’état à garder un contrôle de la ressource. En Argentine et en Chine, il est trop important de pouvoir contrôler la production lorsque l’approvisionnement en eau amène parfois à des conflits régionaux avec ses voisins. Néanmoins, l’Iran fait office d’exception du fait d’une très mauvaise gestion du gouvernement. L’État n’étant pas fort sur ce sujet, a préféré déléguer l’optimisation de l’eau.
- Les pays occidentaux ont différentes approches du problème : d’un côté la France et l’Allemagne, dont l’industrie demande beaucoup d’eau, ont préféré que les gouvernements gèrent nationalement la ressource ; de l’autre côté, les États-Unis laissent un large choix aux états pour donner ou non la responsabilité au privé de gérer l’eau.
- Enfin, le Royaume-Uni est un cas plus surprenant car en effet l’eau est principalement prélevée pour son utilisation courante. Si l’on creuse le sujet, on s’aperçoit qu’il y a une forte hétérogénéité quant à l’approvisionnement de certaines parties du pays[6]. Des études ont donc montré que la mise sur le marché de l’eau permettrait de résoudre ces problèmes et d’être plus efficace dans les défis des prochaines décennies.
Les causes des variations du prix de l’eau
Mais revenons au cas de l’Australie qui est l’un des plus intéressants au niveau de la logique de mise en place d’un tel système. Celui-ci se base sur le principe que l’eau peut donner de meilleurs rendements économiques chez un agriculteur plutôt qu’un autre pour une période donnée. Ainsi, le premier souhaitera vendre son eau au deuxième car il gagnera plus d’argent en la vendant que s’il avait fait pousser ses propres récoltes. De plus, le système ne permet pas une utilisation intensive de l’eau : les quotas de vente sont régulés par zones géographiques, le prélèvement de l’eau est majoré pour ne pas assécher les réservoirs et tous les échanges sont soumis aux mêmes lois ; en particulier la majeure partie des transactions est liée à l’irrigation de surfaces agricoles.
Depuis sa mise en place, des statistiques sont élaborées chaque année pour suivre l’évolution des tendances. En 2019, moins de quarante mille transactions ont été enregistrées pour un total de 1,5 milliard de dollars[7].
Comme on peut le voir sur ce graphique, l’eau étant un produit s’échangeant sur le marché, il est soumis aux aléas et variations qu’un organisme tel que l’état ne peut plus compenser. Ainsi, lors de la terrible sécheresse de 2018, les prix ont atteint des maxima sans précédent. Le but du système étant de protéger les sociétés en améliorant leur performance globale est finalement mis en déroute par la non-action du gouvernement ce qui implique alors une très forte baisse de la rentabilité commune.
Enfin, bien que ce marché soit régulé par des lois, ce n’est pas le cas de tous les marchés financiers acceptant l’eau. Il est donc possible que les prix subissent la spéculation.
Nous avons vu que l’eau est une ressource extrêmement précieuse dont la principale utilisation est l’agriculture. Provenant majoritairement des précipitations régionales, cette eau n’est pas répartie homogènement sur Terre. Certains vastes pays, pouvant jouer sur la logistique interne, laissent aux gouvernements la tâche de gérer ce réseau. Dans d’autres, une volonté de gestion décentralisée à fait naitre une marchandisation de l’eau, étant alors soumise aux lois de l’offre et de la demande dans un but de profit commun. Cependant, bien que certains puissent bénéficier d’une plus grande performance, si le système se grippe à cause d’un facteur extérieur (désastre naturel, spéculation), la totalité des acteurs se voient pris au piège de la défiance financière et la majorité perd. Bien que nous ne parlons pour le moment que de l’eau utilisée pour l’agriculture, des modèles avancent dans le monde pour étendre la gestion de l’eau à d’autres secteurs. Dans des pays où la ressource est rare, il y a fort à parier que la population sera la dernière à profiter des potentiels bienfaits de ce changement de gestion.
Bibliographie :
[1] UNICEF, Organisation mondiale de la Santé (OMS), UNESCO et Organisation des Nations Unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO), https://www.un.org/fr/sections/issues-depth/water/index.html
[2] UNO, Assemblée Générale du 3 août 2010, Resolution adopted by the General Assembly on 28 July 2010, 64/292. The human right to water and sanitation, https://undocs.org/A/RES/64/292
[3] Assemblée Nationale, Rapport d’information déposé par la mission d’information sur la ressource en eau, 21 juin 2018, http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/mieau/l15b1101_rapport-information#_Toc256000003
[4] FAO Aquastat, 12 novembre 2020, http://www.fao.org/nr/water/aquastat/data
[5] Nations Unies, Division de la population
[6] Ernst&Young, Changing course through water trading, juin 2011, https://www.severntrent.com/wp-content/dam/stw/ST_Corporate/About_us/Docs/Changing-Course-Water-trading.pdf
[7] Australian Government, Bureau of Meteorology, 12 novembre 2020, http://www.bom.gov.au/water/dashboards