L’économie de marché en Chine est un outil au service de l’hégémonie de l’État
Le récent report de l’IPO d’Ant Group (un spinoff d’Alibaba) et la disparition pendant plusieurs semaines de son actionnaire majoritaire Jack Ma interrogent sur les rapports entre l’État et les acteurs économiques privés en Chine, 47 ans après l’introduction de l’économie de marché dans ce régime autoritaire.
L’économie de marché a pour but d’assurer la pérennité de l’État chinois en lui apportant de la légitimité et prend place dans une société structurée par des réseaux relationnels forts.
L’introduction de l’économie de marché en Chine avait pour but de renforcer la légitimité des institutions gouvernant le pays afin d’en assurer la pérennité.
En 1974 Deng Xiaoping introduisit l’économie de marché en Chine, qui se substitua à la version Maoïste du communisme. L’introduction de la propriété privée et le recul du rôle économique de l’État ont entrainé une création de richesse qui a permis au taux d’extrême pauvreté de reculer de 88% sous Mao à moins d’1% aujourd’hui.
La légitimité des institutions gouvernementales chinoises a été renforcée par la réussite économique du pays, qui a été graduelle et planifiée. L’industrialisation, puis l’introduction dans la mondialisation en 2001 (adhésion de la Chine à l’OMC) ont été initiés par la puissance publique afin de permettre au pays de tirer parti de l’avantage comparatif que lui procurait sa main d’œuvre à bas coût. L’encadrement autoritaire des mouvements de population et la divergence des droits sociaux dont jouissent les urbains et la main d’œuvre en provenance des campagnes permet de préserver ce réservoir de main d’œuvre bon marché.
Le Guanxi et le Parti structurent la société chinoise
Le concept confucéen de Guangxi structure la société chinoise en plaçant l’individu au centre de cercles sociaux concentriques. Ces cercles définissent son appartenance à une cellule familiale, des groupes d’amis, connaissances et relations ainsi qu’à son village et sa région. Les différents échelons et implantations locales du Parti communiste chinois constituent une déclinaison moderne de ce système.
Ces cercles établissent des liens entre les individus et s’entrecroisent ainsi pour former un réseau dense lié par la réciprocité et la confiance, où les individus se comportent de manière pragmatique en cherchant à nouer des relations et contacts professionnels.
L’économie de marché chinoise prend place dans le Guangxi plutôt que dans l’État de droit, comme en Occident où le contrat tient une place essentielle et substitue systématiquement aux relations de confiance interpersonnelles le droit sanctionné par un tiers étranger au litige (le juge).
Le modèle économique chinois doit ainsi être considéré comme ré-encastré dans la sphère sociale régie par le Guangxi, à l’inverse de l’économie de marché occidentale qui est essentiellement désencastrée des relations sociales(1). Cette distinction est importante pour analyser l’économie de marché chinoise et éviter de comparer ce qui ne l’est pas immédiatement.
La reconnaissance de la réussite personnelle se trouve aux sources du modèle économique Occidental(2). La réussite d'un individu n’est pas envisagée de la même manière en Chine, où elle y est encouragée dans la mesure où elle bénéficie à l’ensemble de l’économie, s’inscrit dans le Guangxi et donc demeure subordonnée au parti.
L’État chinois en tant qu’institution et l’action des individus qui le composent doivent-être distingués afin d’analyser le rôle de la puissance publique dans l’économie.
Les individus qui occupent des fonctions dans l’appareil d’État et les entreprises publiques qu’il contrôle sont liés, à travers le Guangxi, à d’autres individus qui peuvent être entrepreneurs ou employés d’entreprises privées. À ce niveau individuel, les officiels dispensent des faveurs et des exceptions qui structurent le développement des entreprises privées. Bien que l’État de droit, ses normes et ses tribunaux existent en Chine, l’État d’exception existe concurremment et se propage à travers l’enchevêtrement de cercles sociaux individuels qui caractérise la société chinoise.
Les effets de ces faveurs, qui peuvent se traduire par exemple par l’obtention de contrats publics, diffèrent selon les secteurs.
Dans le développement de l’intelligence artificielle, le rôle de l’État est ainsi structurant pour deux raisons : l’accès d’une part aux fonds publics et le signal que cela constitue sur le marché, l’accès aux données gouvernementales d’autre part. Les algorithmes d’intelligence artificielle sont en effet très gourmands en données car ils doivent être entraînés afin de devenir performants. Le gouvernent chinois dispose de quantités importantes de données sur ses citoyens. L’accès à ces informations constitue un avantage concurrentiel indéniable(3).
La régulation financière illustre l’importance de l’État comme pôle de stabilité et comme acteur économique hégémonique.
La régulation financière en Chine cause d’importantes distorsions sur les marchés en accordant la priorité à l’équilibre sur la libre formation des prix.
Les marchés financiers chinois sont très spéculatifs et peuplés d’investisseurs peu expérimentés : en 2007, 45,9% des échanges d’actions et 73,6% des volumes échangés à la bourse de Schenzen étaient le fait de comptes totalisant moins d’1 millions de renminbis (131 406 USD au taux moyen 2007). Ces acteurs sont dits noise traders du fait de leur myopie, de leurs positions détachées des fondamentaux et éloignées des modèles financiers. Ils ont causé en 2014-2015 un run de 150% suivi d’un krach initial de 30% qui a entraîné l’intervention du régulateur soucieux de stabiliser les marchés, fortement déstabilisés du fait du levier important qui était la norme chez les noise traders.
Le double objectif du régulateur chinois est de réduire la volatilité et d’améliorer l’efficience de la formation des prix, en la rapprochant des fondamentaux. Ces deux objectifs sont incompatibles, une formation des prix efficiente nécessitant de s’approcher des conditions de la concurrence pure et parfaite qui comprennent notamment la fluidité. La volatilité est une forme extrême et pas nécessairement désirable de la fluidité, mais une politique visant à réduire à l’extrême la volatilité rend nécessairement les valeurs plus collantes et dessert l’objectif de formation efficiente des prix.
Les modalités de l’intervention du régulateur chinois témoignent d’une approche maximaliste de réduction de la volatilité. En 2015 une « équipe nationale » de sociétés de placement fut constituée par le régulateur afin d’enrayer la chute des cours, ses investissements dans 50% du total des sociétés cotées représentèrent en volume 6% du total de la capitalisation boursière nationale. Des restrictions quantitatives furent également employées : interdiction des IPO durant plusieurs mois et des ventes d’actionnaires totalisant plus de 5% du capital d’une société cotée. La taxation des transactions financières et des plus-values, très évolutive en Chine, est également un outil de régulation contra-cyclique important.
Les conséquences de ces modalités d’action sont la constitution d’un government centric-equilibrium(équilibre centré autour des actions gouvernementales) plutôt que d’un fundamental centric equilibrium (équilibre centré sur les fondamentaux)(4).
Un marché efficient est un marché où les prix sont conformes à la valeur fondamentale des actifs(5). L’efficience des marchés, tout comme la concurrence pure et parfaite, est un idéal, un absolu, qui ne se rencontre pas dans la réalité comme l’ont documenté divers travaux portant notamment sur les bulles de rationalité(6). Il s’agit cependant, comme souvent en économie, d’un idéal-type par rapport auquel on peut évaluer la réalité qui se rapproche plus ou moins de l’idéal-type.
L’action du régulateur chinois éloigne les marchés domestiques de l’équilibre basé sur les fondamentaux économiques. L’importance de l’action du régulateur conduit les investisseurs, particulièrement les noise traders, à se concentrer sur l’anticipation de l’action du régulateur. Ces anticipations ont une importance considérable dans la formation des prix qui est par suite distordue par rapport à leurs fondamentaux.
Cette distorsion aboutit à des situations indésirables qui sont une source supplémentaire de déstabilisation des marchés : too big to fail (résultat d’une garantie implicite de l’État conduisant in fine à une contagion de la dette privée vers la dette publique), accroissement de la spéculation détachée des fondamentaux et fondée sur les anticipations de politiques publiques, augmentation du levier des spéculateurs rassurés par la promesse de stabilité du régulateur. Ainsi, l’interventionnisme important du régulateur contient les ferments d’une plus grande instabilité des marchés qui, à son tour, justifie un accroissement des moyens d’action du régulateur dans une spirale d’étatisme. Du point de vue de l’allocation optimale de l’offre d’investissement vers le besoin de financement, l’essence des marchés financiers, cette politique entraîne une déviation toujours plus grande des fondamentaux économiques et donc de l’efficience des marchés.
Le récent exemple d’Ant Group illustre la subordination des politiques de régulation à l’agenda politique chinois ainsi que la domination de l’État chinois sur l’initiative privée.
L’IPO d’Ant Group, interrompue à l’automne 2020 par le régulateur chinois, est un exemple de la subordination des politiques de régulation à l’agenda politique chinois ainsi que l’importance du Guangxi dans la vie économique locale, même - et surtout - au plus haut niveau.
Alibaba détient 33% du capital d’Ant Group, Jack Ma, fondateur d’Alibaba, 50%. La raison invoquée pour le report sine die par les autorités chinoises de l’IPO est l’insuffisance des fonds propres de la société par rapport à ses activités de crédit : cette fintech gère en effet des services de paiement et prévoyait d’élargir son offre de crédit auprès des consommateurs chinois. Jack Ma considère en effet, comme il l’avait exposé à l’automne 2020, que les conditions d’octroi de crédit des banques (publiques) chinoises sont trop restrictives, notamment par leurs exigences en collatéral : il avait alors fustigé leur « pawnshop mentality » (mentalité de prêteur sur gage).
Alibaba et ses filiales avaient jusqu’alors prospéré sans être inquiétées par les autorités chinoises, détenant en 2014 80% de part de marché de l’e-retail et en 2020 encore 50% soit des positions dominantes clairement problématiques du point de vue de la régulation de la concurrence. Outre la relation privilégiée de Ma avec les autorités chinoises et son aura internationale, le plan Internet plus mis en œuvre en 2015 par le gouvernement chinois et visant à encourager l’entrepreneuriat digital explique cette situation. Le régulateur chinois ne pouvait sévir à l’encontre d’Alibaba et de ses filiales sans paraître faire obstacle aux objectifs officiels du gouvernement chinois.
La loi, sur laquelle s’appuie le régulateur chinois et qui, en matière de concurrence, est rédigée de manière relativement floue, n’a pas évolué. Le signal politique envoyé au régulateur par les autorités centrales a évolué : le programme internet plus n’est plus une récente priorité politique et les propos de Jack Ma, fondamentalement contraires au respect entre membres d’un même cercle qu’impose le Guangxi, ont entraîné un net durcissement régulatoire qui réaffirme en creux l’encadrement du crédit par le gouvernement chinois.
L’économie de marché en Chine a été introduite dans le but d’assurer la survie des institutions autoritaires qui gouvernent le pays en renforçant leur légitimité. Le comportement du gouvernement en matière de régulation financière ou de la concurrence l’illustre particulièrement : son objectif n’est pas la libre formation des prix sur les marchés mais la stabilité de ces derniers, il ne vise pas à assurer la concurrence entre les acteurs économiques mais la poursuite des priorités politiques gouvernementales.
Cette adoption incomplète de l’économie de marché entraîne d’importantes inefficiences allocatives, qui sont entretenues tant par la politique officielle du gouvernement que les rapports interpersonnels traditionnels entre les officiels chinois et l’écosystème entrepreneurial local.
De telles pertes sont inhérentes aux régimes autoritaires, qui n’ont pas pour but de maximiser le bien-être(7) de tous mais de préserver le pouvoir et la rente de quelques-uns aux dépens du plus grand nombre.
(1)En se référant à la grille d’analyse établie par K.Polanyi dans The Great Transformation, 1944.
(2)Max Weber, L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, 1905.
(3)Data-intensive Innovation and the State: Evidence from AI Firms in China, Martin Beraja, David Y. Yang, and Noam Yuchtman, NBER Working Paper No. 27723, 2020.
(4)China’s model of managing the financial system, Markus K. Brunnermeier, Michael Sockin, Wei Xiong, NBER Working Paper 27171, 2020.
(5)The behavior of stock market prices, Eugene Fama, 1965.
(6)Par exemple : The General Theory of Employment, Interest and Money, John Maynard Keynes, 1936 ; développé plus récemment notamment par Mimétisme et anticipations rationnelles : une perspective keynésienne, André Orléan, 1986.
(7)Au sens économique, le bien-être est le point où le surplus du producteur et celui du consommateur sont maximisés : c’est l’optimum social (Harberger, Monopoly and Ressource Allocation, 1954). Ici, bien-être peut également s’entendre au sens vulgaire.