Les dettes publiques européennes contaminées par la pandémie
Cela n’aura échappé à personne, l’Europe est désormais l’épicentre de la pandémie de Covid-19. En plus du coût humain et sanitaire qui s’annonce considérable, la baisse de l’activité qu’entraînent les mesures de distanciation sociale va plonger le continent dans une crise économique d’une gravité rarement égalée. Les pays européens, en plus des dépenses de santé exceptionnelles auxquelles ils consentent et du manque à gagner fiscal qu’ils vont enregistrer, ont tous annoncé des plans de soutien et de relance à grands coups de dizaines de milliards, mais une question semble rester en suspens : le financement. Si de nombreux États-membres plaident pour l’émission d’obligations mutualisées au niveau européen, les fameux coronabonds, ces derniers ne font pas l’unanimité. Force est de constater que cette solution présente quelques problèmes.
La crise économique qui pointe son nez est particulière car elle n’est pas cyclique mais entièrement due à un choc exogène. Si la croissance mondiale avait ralenti en 2019, on s’attendait encore en janvier à la voir repartir, on était loin d’imaginer que toute la planète entrerait en récession au premier trimestre et le resterait au moins jusqu’au second. Ce n’est pas ici un dysfonctionnement du système financier qui est en cause, comme en 2008, ni un surendettement public ou privé ou encore un déséquilibre entre l’offre et la demande, malgré quelques problèmes géopolitiques et macroéconomiques (comme la guerre commerciale sino-américaine), l’économie mondiale, et donc européenne, semblait être sur des bases saines. C’est pourquoi les États affichent leur volonté de soutenir au maximum les entreprises contraintes de se mettre à l’arrêt pour plusieurs semaines, notamment dans leurs problèmes de trésorerie ou d’échéances fiscales et bancaires, pour que l’arrêt temporaire de l’activité ne se transforme pas en une destruction durable d’entreprises et d’emplois. A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. La présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen a ainsi annoncé mi-mars suspendre les règles de discipline budgétaire auxquelles sont (théoriquement) soumis les pays de la zone Euro, une première. Les États pourront donc en théorie dépenser autant qu’ils le veulent pour faire face à la crise. Mais la réalité est plus complexe, en pratique la capacité des pays à emprunter reste limitée par leur situation et le bien-fondé de ces règles budgétaires n’a pas disparu.
[ Pour comprendre l’intérêt du Pacte de Stabilité, il faut comprendre que ce qui compte n’est pas tant la valeur absolue de la dette (ni même sa valeur rapportée au PIB) mais la trajectoire de celle-ci. La valeur de la dette à l’année N est égale à sa valeur en N-1 à laquelle on ajoute les intérêts (de N-1) et le déficit budgétaire (d) de l’Etat en N ( DN=DN-1.(1+i)+dN ). Pour l’exprimer en fonction du PIB, on divise des deux côtés de l’équation par le PIB en N (appelons le ratio dette/PIB R), qui peut s’exprimer également comme le PIB de N-1 augmenté du taux de croissance g. Il nous vient donc RN=RN-1.(1+i)/(1+g)+dN/PIBN. Regardons donc la variation du ratio dette/PIB entre N-1 et N (RN), nous avons : RN=RN-1.(i-g)/(1+g)+dN/PIBN. Le taux d’intérêt i est déterminé par les marchés obligataires où les Etats empruntent et reflète le risque de défaut lié à cette dette, et donc la soutenabilité de la trajectoire de celle-ci. Ainsi pour déterminer i, les prêteurs s’intéressent au ratio dette/PIB mais aussi à g et au déficit de N rapporté au PIB de N. ]
Un pays très endetté (plus de 100% du PIB) mais à très forte croissance et dont les déficits budgétaires se réduisent pourrait emprunter à un taux inférieur ou égal à celui d’un pays moins endetté mais dont les déficits augmentent et dont la croissance est très faible. Le pacte de stabilité, signé en 1997 et réformé en 2005, exige que les États maintiennent une dette publique en dessous de 60% du PIB et des déficits budgétaires inférieurs à 3% du PIB (la fameuse règle des 3%), des seuils censés garantir la soutenabilité de la dette des membres, chose primordiale pour la stabilité de la zone euro (en effet, si un ou des membres de la zone Euro semblent avoir un endettement incontrôlé, l’Euro perd en attractivité et donc de sa valeur). Aujourd’hui, nous sommes face à une situation inédite et l’urgence fait que les États doivent à tout prix financer leurs réponses à la crise sanitaire, c’est pourquoi l’UE a suspendu ces règles (qui, notons-le, n’étaient pas respectées de manière très assidue par un grand nombre de pays). Cependant, le taux auquel les États empruntent reste déterminé par les paramètres vus plus haut, ce n’est pas parce qu’elles sont momentanément suspendues que ces règles perdent leur pertinence. De plus, contrairement à ce qu’on peut parfois entendre, la dette publique n’est pas une dette qui ne sera jamais remboursée, chaque année l’État rembourse les emprunts arrivant à échéance et en contracte d’autres, c’est un flux ininterrompu. Décider de ne pas rembourser une dette contractée, c’est risquer de ne plus pouvoir emprunter et de voir l’État ne plus pouvoir fonctionner. Ainsi les emprunts que contractent les pays européens pour faire face au Covid-19 sont nécessaires, mais ils auront des conséquences sur le long terme, d’autant plus que la croissance cette année sera au mieux très maigre et au pire largement négative.
Une Europe disparate
Le moins que l’on puisse dire est que tous les pays de la zone Euro n’ont pas la même situation financière et ne sont donc pas tous égaux face à l’endettement qui s’impose. Il y a les pays vertueux comme les Pays-Bas (une dette à 52,5% du PIB et des excédents budgétaires depuis 2016) ou l’Allemagne (62% du PIB et également des excédents budgétaires). Et il y a les autres, comme la France (autour de 100% du PIB, un déficit légèrement au-dessus de 3%) ou l’Italie (135% du PIB, des déficits autour de 2,5% mais déjà prévu à 3,5% pour 2020 avant le début de la pandémie). C’est pourquoi certains pays, emmenés par la France, plaident pour des coronabonds : des obligations mutualisées pour la zone Euro, ce qui permettrait à ces pays d’emprunter à des taux plus bas (le risque de défaut étant largement réduit). Sans surprise, cette demande se heurte aux réticences des pays « vertueux ». L’Allemagne essaye de gagner du temps en prétextant qu’il est encore trop tôt pour avoir recours à ce genre d’instrument, l’étendue de la crise n’étant pas encore connue. Les Pays-Bas sont beaucoup plus directs, selon le ministre des finances Wopke Hoekstra, les coronabonds seraient un précédent dangereux car ils donneraient l’impression que des pays peuvent faire preuve de laxisme budgétaire sans se soucier des conséquences, les autres étant là pour payer les pots cassés. Ainsi, l’opprobre est jeté sur les Pays-Bas, accusés de se soustraire à la solidarité européenne. Il n’empêche que leur position est tout à fait légitime. Au-delà du coût supplémentaire que cela représenterait pour le financement de la dette néerlandaise (car si les coronabonds diminuent le coût pour certains, c’est qu’ils l’augmentent pour d’autres), on ne peut ignorer que les pays qui aujourd’hui réclame la solidarité sont ceux qui depuis des années ne respectent pas les règles qu’ils ont eux-mêmes contribué à fixer. Comment la France, qui affiche régulièrement ses ambitions de grands projets d’approfondissement pour l’Union et la zone Euro, peut-elle imaginer être prise au sérieux quand elle ne respecte pas ces règles (et ce depuis 2003, ce qui irritait alors déjà les Pays-Bas) et représente en 2019 à elle-seule 80% du déficit budgétaire de la zone Euro ? De plus, comment peut-elle s’indigner du veto néerlandais, alors même qu’elle aussi a bloqué de manière unilatérale l’approfondissement des négociations d’adhésion de l’Albanie il y a seulement quelques mois ? Tout ça pour dire que le refus néerlandais et les réserves des autres pays « du Nord » sont tout à fait compréhensibles, et que malgré la situation exceptionnelle, il est un peu vache de les accuser de se désolidariser.
Ce n’est pas parce que les coronabonds ont peu de chance de voir le jour (peut-être est-ce d’ailleurs préférable) que les institutions européennes n’ont pas leur rôle à jouer pour aider les États emprunteurs. Il y a en effet d’autres instruments à leur disposition pour venir en aide aux pays dont les capacités à emprunter sont réduites, des instruments déjà utilisés à la suite de la crise de 2008, pendant la crise dite des dettes souveraines (entre 2010 et 2012). Le premier est la monétisation de la dette par le biais d’assouplissements quantitatifs (la BCE rachète sur les marchés secondaires la dette des Etats afin de maintenir les taux à des niveaux acceptables), qui présente le risque d’une forte hausse de l’inflation (bien que ce ne fut pas le cas après la crise des dettes souveraines), mais a l’avantage de ne pas nécessiter d’unanimité parmi les membres de la zone Euro, la décision reviendrait à la BCE. Il est fort probable que cet instrument soit utilisé. Il y a également le Mécanisme Européen de Stabilité (MES), né en 2012 lors de la crise grecque, qui consiste en une sorte de mutualisation de la dette, pas à la manière des coronabonds, mais avec une institution européenne (le MES) qui lèverait des fonds sur les marchés (jusqu’à 700 milliards d’euros), garantis par l’Union Européenne, pour venir en aide aux États sous conditions. Sans avoir fait de déclaration officielle, les ministres des finances de la zone Euro disent s’être entendu sur les grandes lignes de l’utilisation de ce dispositif. Notons cependant que l’esprit du MES n’est pas tant d’être utilisé mais de protéger l’Euro ou les États emprunteurs contre des attaques spéculatives. La France, contrainte de mettre de l’eau dans son vin face au rejet des coronabonds, a également proposé la création d’un autre fonds du même genre, dédié spécifiquement au financement de la réponse sanitaire, mais comme le dit le directeur du MES, Klaus Regling, mettre en place un nouveau fond pourrait prendre des années, les États devant avancer du capital ou des garanties : « on ne peut émettre des obligations à partir de rien », résume-t-il. Ainsi, si mutualisation il y a, ce sera probablement par le biais du MES, même si Charles Michel, président du conseil européen, concède qu’en ces temps de trouble, il faut garder l’esprit ouvert. Enfin, la monétisation comme la mutualisation demanderaient, pour être efficace et ne pas avoir de conséquences néfastes à l’avenir, que les Etats prennent les règles budgétaires au sérieux. L’Allemagne a déjà annoncé qu’une fois la crise passée, elle reviendrait à la règle du déficit zéro, évidemment il n’y a pas eu de déclarations de ce genre de la part de la France ou de l’Italie.
Union Européenne = solidarité ?
Ainsi, la crise actuelle met à rude épreuve l’unité de l’Union et la notion même de solidarité. Une leçon peut d’ores et déjà en être tirée : nul ne sait ce que l’avenir réserve et il peut arriver que l’État se retrouve soudainement face à l’obligation d’emprunter des sommes astronomiques. Les conséquences du laxisme budgétaire de certains se font aujourd’hui sentir très durement, et il semble compliqué de maintenir l’unité au sein de l’Union si la solidarité consiste à attendre des autres qu’ils nous viennent en aide sans avoir avant fait les efforts auxquels eux ont consenti. Cette situation, impensable il y a quelques mois, nous rappelle qu’il n’est pas tenable, ni raisonnable, pour un État de fonctionner avec des déficits structurels pendant des décennies. On peut néanmoins être optimiste, l’Union semble assez solide pour résister à cette crise, mais si les règles communautaires, notamment dans le domaine budgétaire, ne sont pas suivies plus sérieusement par tous, c’est à la fois la stabilité financière des États-membres et la cohésion de l’Union qui sont mises en danger.
Sources :
https://www.capital.fr/entreprises-marches/croissance-une-recession-de-leconomie-mondiale-est-malheureusement-inevitable-1363517
https://www.lefigaro.fr/conjoncture/coronavirus-l-ue-annonce-une-suspension-inedite-des-regles-de-discipline-budgetaire-20200320
https://www.bis.org/publ/bppdf/bispap67l.pdf
https://www.ft.com/wp-content/258308f6-6e94-11ea-89df-41bea055720b
https://www.ft.com/wp-content/d28914c0-7036-11ea-9bca-bf503995cd6f
https://www.ft.com/wp-content/3f6c31fb-c59c-4aa0-88fd-275a880dad1a
https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/jean-tirole-quatre-scenarios-pour-payer-la-facture-de-la-crise-1191019
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/02/coronabonds-il-serait-temps-a-paris-de-faire-un-peu-de-droit-et-un-peu-moins-de-politique_6035265_3232.html
https://www.lesechos.fr/monde/europe/coronavirus-le-role-du-mecanisme-europeen-de-stabilite-se-precise-1188500