Les dix ministères ou la face cachée de l’Etat
Il est depuis longtemps d’usage en France de dénoncer le pouvoir caché de la haute administration. De la ‘synarchie‘ des années 30 et 40 à ‘l’Etat profond‘ aujourd’hui en passant par la ‘technocratie’ gaulliste et bien entendu au travers du procès permanent fait aux ‘énarques‘, on a de cesse de s’en prendre à cette hydre sur laquelle les fantasmes abondent plus que les faits et les analyses.
Mais, et c’est d’emblée le grand paradoxe de cette affaire, la France est aussi le pays par excellence de la ‘politique pure‘ qui fait des détenteurs, souvent éphémères, de ce pouvoir, des personnes jugées très puissantes, voire toutes puissantes, pourvues de moyens d’action considérables pour ne pas dire quelque peu magiques. Ainsi le politicien est-il perçu à la fois comme Etre suprême et Gulliver empêtré. Une posture qui n’est pas forcément pour déplaire aux intéressés car elle flatte leur vanité (le pouvoir, si vaste, c’est eux, rien qu’eux) tout en les exonérant à bon compte de tous les échecs, relatifs comme absolus : ‘on‘, c’est à dire les bureaux, les a empêché d’agir, ‘on‘ a trahi leur volonté, ‘on’ leur faisait comme des enfants dans le dos.
Ces fameux bureaux et leurs hiérarques, qu’en sait le peuple ? Pratiquement rien. Et avant d’être nommés ministres, bien des parlementaires eux-mêmes ne les connaissent à vrai dire que via des filtres fort codés (les interventions en faveur de leurs électeurs, les réponses aux questions écrites ou orales sur la politique du moment, les auditions en commissions). La découverte est donc totale, sauf pour les politiciens chevronnés.
Il y a ainsi une dizaine de grands ensembles de ‘services ‘ de l’Etat, pourvus de leur logique propre, de leurs codes, de leurs filières, de leur histoire, parfois fort longue. Des univers qui en principe n’en forment qu’un seul : l’Etat, mais qui, en réalité, s’ignorent largement entre eux, se toisent, parfois se méprisent et souvent se heurtent.
Il y a d’abord les quatre fonctions centrales de l’Etat capétien (Justice, Police, Finances, Diplomatie) auxquelles se rattachent les ‘grands corps‘ et les fonctions de représentation les plus éminentes (préfets et ambassadeurs), sans oublier les Armées bien entendu, puis d’autres services civils déjà actifs auprès du monarque absolu (Agriculture et foret, Routes, mines et ponts, Marine et Commerce). Les apports post révolutionnaires, vraiment nouveaux, de Napoléon à nos diverses républiques, se limitent donc à l’Education et aux administrations sociales (Santé, Sécurité sociale, Action sociale, Travail).
Voilà donc un aspect crucial et négligé : Les hauts fonctionnaires, hors de l’éducation et du secteur social (des champs ou les mœurs sont plus communes, les idées ‘avancées ‘plus fréquentes, le prestige en général bien moins grand) sont nés sous la monarchie, originellement de Charles V à Louis XI, furent organisés à l’époque moderne versaillaise, noblesse d’épée aux armées et auprès des Cours étrangères, noblesse de robe aux fonctions civiles. Leurs corps et leurs services ont parfaitement survécu au XIX éme siècle au prix de quelques mutations, réelles ou cosmétiques, dont le trop méconnu Guy Thuilier s’est fait l’historien scrupuleux (sa ‘vie quotidienne dans les ministères‘, qui remonte à 1978, est constamment rééditée). Ils ont pris une dimension toujours plus grande au XXème, en tant, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Bourdieu, que domaine de la ‘noblesse d’Etat‘, gorgée, pour justifier sa place éminente, de la ‘grandeur’ du pays et du sens du ‘bien public‘.
Ses responsables sont intelligents, compétents, triés sur le volet de concours difficiles, très généralement d’une honnêteté, d’un désintéressement et d’un dévouement sans faille. Ils travaillent hors mesure, au moins 12 heures par jour, de plus à un rythme soutenu voire infernal (on est bien loin de la légende des ronds de cuir), soumis au cours heurté de la vie publique, le tout pour un traitement certes garanti et correct mais qui, à quelques exceptions près, notamment aux Finances, n’a rien de mirobolant (l’ordre de grandeur est d’un tiers à la moitié de la rémunération d’un poste équivalent dans le privé et avec bien moins de confort et d’avantages annexes).
Quand l’élu politique est nommé ministre, il devient par là même chef d’une administration, plus ou moins abondante, brillante et structurée selon le poste. Il reçoit les directeurs qui lui présentent l’état des lieux de ce qui l’attend au travers d’un ‘dossier pour le ministre ‘ (au bas mot 100 à 200 pages par direction, plus gros qu’un roman russe ...), cela juste, naturellement, pour évoquer les premières urgences. Ils (ou elles) le lui commentent tour à tour, souvent de façon plus que sobre, parfois avec humour, pour tenter de se mettre à l’aise de part et d’autre. Deux ou trois heures plus tard, le frais nommé en sort le plus souvent tout à la fois terrorisé et admiratif.
Terrorisé face à l’étendue et aux difficultés de la tache : tous ces sujets si complexes, si techniques et pleins de pièges … il maudit ses prédécesseurs pour lui avoir laissé un tel héritage ; il les soupçonne même de lui avoir délibérément léguer comme une patate chaude une foule de traquenards, de bourbiers, d’affaires façon ‘corne au cul’ (face à l’avalanche, un peu de vulgarité détend son homme).
Admiratif car il a vite compris que ces bourreaux de travail surdiplômés, bardés de collaborateurs à peine moins impressionnants, vont lui rendre de signalés services et lui éviter la catastrophe ; ils le couvrent bientôt de notes et de documents tout prêts. Il se prend à leur tempo, à leurs usages et multiplie à son tour les commandes aux ‘services‘.
Ces échanges sont régulés, triés, analysés, par son ‘cabinet‘ composé pour partie de militants, proches du ministre, mais pour partie aussi de hauts fonctionnaires détachés des bureaux, le tout placé sous la houlette d’un ‘dir cab‘ de haut vol, à la tache écrasante, aux journées sans fin. Inconnu du public (mais pas des journalistes), rivé comme en cellule à sa pièce de palais national pendant que le ministre reçoit, voyage, circule des enceintes parlementaires aux radios – télés ; il forme un vrai couple avec son patron et tient la boutique de jour et de nuit, quasiment 7 jours sur 7.
Le ‘vrai’ décor est ainsi planté auquel il importe d’ajouter deux remarques, l’une sur les conflits entre administrations, en particulier entre ministères, et l’autre sur la sociologie des personnels de direction.
On a dit que les diverses grandes administrations fonctionnaient en vase clos, comme étanches au monde extérieur, plongeant leurs racines dans leur propre histoire et imbues de leur logique particulière ; chacune a, et cultive, un sentiment très fort d’appartenance à ‘la maison‘ dans laquelle les jeunes collaborateurs sont admis avec force rites initiatiques. Les conflits, déjà inévitables par essence entre par exemple Budget et ministères ‘dépensiers ‘, entre police et justice, entre armée et diplomatie, entre agriculture ou industrie et environnement, en sont attisés, pour ne pas dire entretenus : les combats gagnés contre les autres services font les riches heures de la ’maison’ et la légende des ‘grands directeurs‘. Matignon est censé régler ces querelles aussi intraitables que picrocholines au travers des ‘arbitrages‘ rendus par le cabinet du premier ministre suite à des ‘réunions interministérielles ‘ (il s’en tient une bonne dizaine par jour) soit, si l’affaire se corse, lors d’une ‘réunion de ministres‘ autour du PM en personne. Ces rituels prennent un temps fou et laissent des traces, des plaies ouvertes.
Le petit monde de la noblesse d’Etat n’a pas l’uniformité supposée par l’opinion et les médias des fameux ‘énarques parisiens‘. Tout d’abord parce que la majorité de ces cadres est d’origine provinciale, après souvent un passage dans un grand lycée de la capitale. Et surtout parce que les anciens élèves de l’ENA, certes bien présents, y sont minoritaires. Si l’on trouve peu de hiérarques issus du rang des petits fonctionnaire et guère de transfuges du privé, en revanche d’autres catégories de fonctionnaires se mêlent aux énarques : d’abord les très nombreux polytechniciens, majoritaires dans les fonctions techniques et scientifiques, des ex ‘agro‘, des anciens officiers versés dans le civil, des diplômés en droit ou anciens de Sciences po … Pour les plus hauts postes, dans les directions majeures, l’usage veut que dominent non pas en soi l’ENA ou l’X mais la fine pointe de l’élite de l’ élite, les brillants sujets sortis à 23, 24 ans dans la ‘ botte‘ de ces écoles (type X-Mines, X Ponts , Inspection des finances ou Conseil d’Etat). Une centaine de jeunes gens par génération, surdoués jusqu‘à l’insolence et archi bosseurs, qui, lorsqu’ils n’iront pas plutôt dans les affaires, cas de plus en plus fréquent, ou ne se lanceront pas en politique, auront de tout façon, comme le disait A Minc, ‘une sorte de droit de cuissage à vie sur la société française‘.
La relation des ministres à leurs services est peinte diversement par les intéressés, les journalistes et, avec plus de recul, les historiens. Cela oscille de la bienveillance et de la familiarité à des tensions parfois extrêmes, cas ou les propos tenus par le ministre sur les faiblesse des services comme par les directeurs sur la légèreté des politiciens peuvent aller très loin, en petit comité, relevant un antagonisme radical. N’oublions pas que l’un et l’autre, le très affiché comme le très enfoui, peuvent ‘sauter’ s’ils déplaisent en haut lieu, perdre leur position aussi éminente que précaire, du jour au lendemain ; cela peut rendre nerveux.
Que déduire de cette rapide description quant au ‘pouvoir‘ caché des bureaucraties ? Celles-ci disposent, à coup sûr, de trois éléments qui font pencher la balance en leur faveur : la durée, le savoir cumulé au travers de l’expérience et la force de travail considérable de la dizaine de silos que constituent, au-delà de l’écume des jours, les grands ‘services‘, forts de leurs doctrines et de leur action continue. Bien moins qu’une volonté délibérée de l’emporter sur le politique, c’est tout simplement cette puissance qui leur confère un rôle majeur, la tranquille assurance d’une force d’autant plus imposante chez nous que l’Etat est profondément ancré et reste très centralisé. On aura compris que conserver ou supprimer l’ENA ne peut quasiment rien changer en la matière. Cependant ces bureaucraties ont aussi de vraies limites qui laissent au politique bien plus de champ et de capacité d’initiative que ne le pensent les sceptiques, les déçus de l’action publique et les ‘complotâtes‘ en tout genre.
Tout d’abord les ministres sont seuls à préparer et défendre devant le Parlement leur budget et les textes majeurs, de forme législative. Ils ont aussi un pouvoir hiérarchique parfaitement établi vis-à-vis des directions qui n’agissent que par délégation (ou par abstention) de l’autorité supérieure. Le ministre est d’ailleurs le chef ultime et le garant de ‘son‘ administration. Enfin, plus décisif encore, deux derniers points : d’une part, le ministre est seul connu du public et prend toute la lumière médiatique ; d’autre part, il est d’usage constant que les directeurs, fort prudents, en réfèrent systématiquement au ministre, ou à tout le moins à son cabinet, dès qu’il s’agit de prendre une décision non routinière et jugée sensible, ouvrant en général un large ‘parapluie ‘ quant au partage des responsivités. Au fond, les seuls reproches sérieux que le politique peut formuler envers les ‘bureaux‘ tient, outre leur existence même, leurs us et coutumes, à des difficultés relationnelles, qu’il leur attribue trop de conformisme, pas mal d’hypocrisie sous leur docilité formelle, voire pire encore, un art consommé de la manipulation à l’encontre de sa personne.
En conclusion, il est vrai qu’une histoire pleinement transparente ferait sans nul doute une bien meilleure place aux ‘technostructures‘ qui servent les pouvoirs publics et en assurent la solidité comme la continuité. Néanmoins cela ne conduirait que très rarement à renverser les rôles et à faire de ces ‘collaborateurs’ et de ces ‘exécutants’, si précieux et éminents fussent ils, les détenteurs d’un pouvoir total et occulte qu’ils n’ont jamais eu, n’ont pas et auquel du reste ils n’aspirent nullement.
Bernard Legendre