Les PGE : une garantie risquée
Les prêts garantis par l’État (PGE) sont une des principales mesures de soutien à l’économie. S’il permet de répondre à l’urgence posée par le manque de liquidités qui frappe les entreprises, ce mécanisme semble cependant ignorer certaines réalités financières et pourrait bien avoir des effets secondaires pervers, aussi bien pour l’État que pour la reprise dans son ensemble.
Commençons par un bref rappel de la situation. Les PGE devraient représenter 140 milliards d’euros d’ici la fin de l’année et pourraient à terme aller jusqu’à 300 milliards. Ce n’est pas la première fois que l’État fait appel à ce genre d’instrument, mais l’échelle de ce programme et la grande diversité d’entreprises bénéficiaires n’avaient jusqu’à présent jamais été égalés. Ces prêts sont en effet octroyés directement par les banques afin qu’ils soient accessibles à un nombre maximal d’entreprises.
Limités à 25% du chiffre d’affaires et amortissables sur six ans au maximum, ces prêts sont garantis par l’État à 90% pour la plupart et entre 70% et 90% pour certains cas (les plus gros montants). L’État prélève une petite commission assurance au début (entre 0,25% et 0,5% du capital prêté en première année), qui représente finalement le gros de la charge pour l’emprunteur étant donné les conditions exceptionnelles : les banques s’engagent à ne pas faire de marge sur ces prêts et la liquidité bancaire est aujourd’hui presque gratuite. Le taux de cette garantie augmente en cas de renouvellement (dont la décision revient aux emprunteurs) et revient pour une durée de 6 ans à un taux entre 0,7% et 1,4% par an (respectivement pour des entreprises dont le chiffre d’affaires et inférieur et supérieur à 50 millions d’euros). Un coût du crédit particulièrement bas et indifférencié.
En plus de permettre aux entreprises d’obtenir des liquidités à très bas coût, les PGE ont l’avantage pour l’État de ne pas entrainer de décaissements immédiatement. A priori, les PGE semblent être un bon moyen de répondre à l’urgence et d’éviter une vague de faillites sans précédent.
Une première inquiétude : est-ce que l’argent arrivera là où il est nécessaire ?
Il est difficile d’affirmer que les prêts seront accordés aux entreprises les plus nécessiteuses. En effet, un PGE est accordé par une banque, ne lui rapporte rien et présente pour elle un risque très faible (étant garanti à 90%). La banque est ainsi incitée à privilégier ses clients, déjà endettés chez elle, afin de sécuriser ses créances préexistantes. On peut donc déjà supposer que les entreprises adeptes du financement désintermédié (qui ne passent pas par le crédit bancaire) seront désavantagées voire même exclues de ce programme.
Les PGE iront sans doute aussi à des entreprises qui n’en ont pas réellement besoin. En effet, pourquoi se priver d’obtenir des liquidités dans des conditions aussi avantageuses ? Plus problématiques, ces prêts vont certainement alimenter les passifs d’entreprises zombies, qui ne survivaient avant la crise que grâce au coût du crédit maintenu artificiellement bas par les taux directeurs à zéro. Depuis plusieurs années déjà, ces entreprises absorbent des financements sans pour autant être productives ou investir, grignotant ainsi des financements aux entreprises créatrices de richesses et gangrenant les bilans de leurs banques et de leurs investisseurs en portefeuille. Elles ne manqueront pas de profiter d’un financement aussi bon marché que les PGE et risquent ainsi de gêner la reprise.
Ainsi, l’allocation des fonds permise par les PGE est loin d’être optimale, mais ce n’est pas le plus gros problème posé par les PGE.
Ce que la situation actuelle implique pour les décisions de financement des entreprises
Avant d’entrer dans le détail et de voir ce qui pose réellement problème, un petit rappel de finance d’entreprise. Il existe deux modes de financement, les fonds propres et la dette, qui correspondent à des attentes différentes. L’investisseur en fonds propres, en haut sur le passif du bilan, s’intéresse à l’upside, la capacité de l’entreprise à générer des profits, car il est rémunéré à hauteur de ces derniers. En bas sur le bilan, l’investisseur en dette est plus sensible au risque de downside, le risque pour l’entreprise d’avoir un résultat négatif, car sa rémunération est déterminée à l’avance, sauf dans le cas où l’entreprise n’est plus en mesure de rembourser ses dettes.
En règle générale, la dette est moins chère que le capital car le prêteur est rémunéré en priorité (moins de risques), et plus une dette est senior (prioritaire en cas de liquidation) et garantie (par des collatéraux), moins elle est risquée, et donc moins son coût est élevé pour l’entreprise. Mais plus une entreprise est endettée, plus son risque financier augmente, en effet une multitude de prêteurs à rembourser en cas de liquidation implique une moindre solvabilité.
Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où la liquidité n’est pas le seul problème des entreprises. Déjà fortement endettées avant la crise, les entreprises qui pour beaucoup ont dû arrêter ou freiner leur activité ont vu leur manque de liquidités se transformer en menace pour leur solvabilité. De plus le risque de downside est plus que matérialisé alors que les perspectives d’upside à moyen terme sont assez encourageantes, de par la forte croissance attendue dans les années à venir. C’est donc les fonds propres et non la dette qu’il faudrait privilégier comme financement.
Le risque porté par l’État
La rémunération de l’État garant ne reflète pas du tout le risque, et semble inverser le risque que représentent les grandes entreprises, moins susceptibles de faire défaut, et les PME. Ce n’est pas choquant étant donné que le but n’est pas de faire de l’argent mais d’alléger les charges financières des entreprises et de venir en aide en particulier aux petites entreprises. Ce qui est plus préoccupant est que le taux de défaut est largement sous-évalué. En effet, il est calculé sur une base historique en temps normal, sans prendre en compte la dégradation de la qualité du crédit suite au premier confinement et encore moins au deuxième. Des pertes sont donc à prévoir pour l’État.
Le fait que les conditions du PGE soient les mêmes pour tous les bénéficiaires, bien que le risque diffère selon le secteur ou la situation financière de l’entreprise emprunteuse est également problématique. Cette année, le spread entre la rémunération d’une dette AAA (la plus sûre en Investment Grade) et BB (la plus sûre en Speculative Grade) a plus que doublé, ce qui signale que l’écart entre les attentes de rémunération du marché pour deux niveaux de risque différents s’est creusé, tandis que les PGE offrent à tous les niveaux de risque un financement à un coût semblable à celui de la catégorie AAA. À l’issue de cette crise, cette catégorie devrait s’être bien désemplie, ce qui signifie que le PGE sera pendant toute sa durée de vie préféré aux autres modes de financement. Or nous avons vu plus haut que les entreprises doivent pour beaucoup renforcer leurs bilans à l’aide de fonds propres ou de quasi-fonds propres (des dettes très subordonnées assimilables à des fonds propres ou convertibles en fonds propres), dont le taux de rémunération de marché se situe plutôt entre 5% et 15%. Les actionnaires rechignent à augmenter le capital de l’entreprise, craignant une dilution politique et patrimoniale, et autant que faire se peut ils préfèreront augmenter davantage leur risque financier en contractant de nouveaux emprunts (en situation de détresse financière, leur gain est d’ores et déjà nul puisque les prêteurs se servent en premier). La possibilité d’un emprunt si peu cher, sans dilution, sans contrepartie ou gages à apporter, est trop belle pour être refusée, même si c’est de fonds propres dont ils ont besoin. Ainsi, les créances que garantit l’État sont d’autant moins bonne qualité qu’elles désincitent les emprunteurs à améliorer leur solvabilité (et donc la qualité de leur crédit).
De plus, il semble que le rang de séniorité du PGE n’est pas clairement défini. En cas de restructuration il sera a priori négocié par la banque (qui est prêteuse et non simple garante) qui dans le pire des cas n’abandonne qu’entre 10 et 30% d’une créance non-rentable et ainsi le PGE pourrait se faire junioriser tout en restant le financement le moins cher, ce qui va à l’encontre des principes de bases de finance vus précédemment.
Le plus préoccupant est que l’État n’est pas et n’a pas vocation à être un investisseur comme les autres : ses investissements ne sont pas motivés par le gain mais par la bonne santé de l’économie dans son ensemble. Ainsi, plutôt que de voir des entreprises faire faillite ou licencier, il préfèrera abandonner ses créances (ou plutôt rembourser la créance abandonnée par la banque), ce qui ouvre la possibilité d’un chantage à l’emploi au frais du contribuable.
Quelques pistes de solution
Il semble évident que les conditions des PGE doivent se durcir. Si l’urgence de la première année peut justifier les conditions indifférenciées selon les profils de risque, les renouvellements devraient être soumis à plus d’exigences vis-à-vis des emprunteurs. Ils pourraient par exemple être conditionnés à certains profils (afin de permettre une meilleure allocation et éviter les PGE de confort), demander une rémunération plus élevée sur la durée ou être assortis de covenants (des clauses dans le contrat de prêt), notamment afin de maintenir une certaine séniorité ou d’exiger une bonne gestion (e.g. limites sur le versement de dividendes ou sur les nouveaux emprunts).
Évidemment, l’idéal serait d’inciter au maximum les entreprises à remplacer les PGE par des fonds propres ou des quasi-fonds propres afin de renforcer leurs bilans et, à défaut de rémunérer l’État à hauteur du risque pris, de lui permettre de profiter, ne serait-ce que temporairement, à l’upside et de se protéger contre le risque de chantage. Cela pourrait prendre la forme d’obligations convertibles (en fonds propres, afin de limiter le risque pris) ou d’actions de préférence, sans droits de vote, au dividende contractuellement exprimé en pourcentage du nominal (ce qui finalement rappelle le fonctionnement d’une dette) et avec une clause de rachat, permettant à l’entreprise de faire sortir l’État de son capital une fois remise sur pieds. C’est le mécanisme qui fut utilisé à la suite de la crise de 2008 pour sauver les banques de la faillite tout en assurant que l’État soit remboursé. L’idée est qu’en temps de crise, où les marchés sont pris de panique, une intervention de l’État comme investisseur contra-cyclique est souhaitable, mais pas au prix d’une dégradation des comptes publics, surtout quand celle-ci ne permet même pas aux entreprises aidées de réellement se solidifier. Or pour solidifier, c’est l’investissement en fonds propres qu’il faut privilégier.
Enfin, si l’urgence justifie l’intervention de l’État, il n’est pas le seul acteur à pouvoir venir en aide aux entreprises. Les entreprises cotées peuvent en effet compter sur le marché dans certains cas, notamment avec des instruments comme les obligations convertibles (en actions), à concevoir comme une obligation simple associée à une option d’achat. Aux États-Unis, où le programme de PGE est moindre, notamment pour les grandes entreprises, le marché des obligations convertibles bat tous les records. On s’attend à 110 milliards de dollars d’émission en 2020, soit plus du double que les années précédentes. Rien qu’en avril, 13,5 milliards de dollars d’obligations convertibles étaient émis, contre à peine deux milliards en Europe, et cela concerne principalement les entreprises des secteurs les plus touchés par la crise (tourisme, transport), mais dont les bases financières étaient solides. Ces instruments permettent d’accéder à des financements à bas coût car le taux de coupon diminue quand la valeur de l’option augmente, ce qui est le cas en période de forte volatilité comme aujourd’hui, et évitent de procéder à une augmentation de capital à un moment défavorable tout en limitant le risque financier (la dette sera à terme remboursée ou transformée en fonds propres).
Pour reprendre des termes qui reviennent souvent dans la presse, les PGE s’apparentent dangereusement à une « socialisation du risque et une privatisation du profit ». Évidemment, l’urgence de la situation explique la mise en place précipitée de cette solution qui présente tout de même l’avantage d’être portée par les banques et ainsi de pouvoir atteindre un maximum d’entreprises, de ne pas mener à des décaissements immédiats pour l’État et d’entraîner un effet d’annonce rassurant pour les marchés. Cet instrument n’est pour autant pas souhaitable, tant il fait peser un risque bien trop peu rémunéré sur le contribuable, implique une allocation inefficace des fonds pouvant pénaliser la reprise, expose l’État à des dilemmes pervers et, surtout, ne règle pas le véritable problème : la nécessité pour les entreprises de se recapitaliser.