L’Europe Puissance est-elle possible ?
L’Union Européenne est la première puissance commerciale, la plus grosse économie, la première source et la première destination d’investissements du monde. Cependant, force est de constater que sur la scène internationale, cette supériorité ne se décline pas dans d’autres domaines, contrairement aux entités qui ont occupé avant elle cette première place. En dehors des relations commerciales, l’Europe ne semble pas pouvoir ce qu’elle veut. On pourrait croire que c’est parce qu’elle ne veut pas ou parce qu’elle ne se donne pas les moyens de pouvoir. Mais peut-être est-ce dû au fait qu’étant une entité géopolitique d’une nature inédite, sa conception et son exercice de la puissance ne peuvent être compris qu’à travers un référentiel qui lui est propre.
L’Europe, un modèle
L’Union Européenne est plus qu’une simple union économique. On aurait pu expliquer son manque d’appétit géopolitique en disant qu’elle n’est qu’un marché unique, mais elle a vocation à plus. Sans même parler du fait qu’il y a déjà un certain degré d’intégration politique et une union monétaire de certains de ses membres, l’Europe s’est toujours chargée de promouvoir et défendre certaines valeurs. Dès 1957, les membres fondateurs s’engagent dans le traité de Rome à « la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux » et « la sauvegarde de la paix et la liberté ». Cet engagement est renouvelé lors de la création de l’Union Européenne (traité de Maastricht, 1992) et dans le traité de Lisbonne (2007). De plus, l’Europe semble être la meilleure gardienne de ses valeurs et institutions depuis quelques années (disons-le, depuis l’élection de Donald Trump, quoique la tentation isolationniste et protectionniste américaine n’est pas apparue avec lui).
Elle semble aussi de plus en plus être la meilleure incarnation de ce qui marche dans cet ordre mondial : le multilatéralisme, la transparence, des sociétés ouvertes… La pandémie qui nous a frappés cette année a mis en lumière un modèle européen dont le succès contraste avec ce qui a pu être observé ailleurs. S’il y a bien sûr eu ici et là quelques cafouillages, on ne peut nier que l’individu le mieux protégé des conséquences sanitaires et économiques du coronavirus est bien l’européen. En 2019 déjà, Forbes mettait dans le top 10 de sa liste des pays à la meilleure réputation 7 pays européens. Les États-Unis arrivent à la 36ème place de ce classement censé représenter l’attractivité d’un pays pour visiter, vivre ou faire des affaires. Le rêve américain laisserait donc sa place au rêve européen… Forte de ce soft power, pourquoi l’Europe ne prend-elle pas une place plus centrale sur la scène internationale ?
Plus qu’un désintérêt, des intérêts divergents
Ce n’est sûrement pas l’envie de faire prévaloir leurs intérêts qui manque aux Européens. On assiste en effet souvent à l’effort d’un État membre de se faire entendre de manière classique au milieu des superpuissances, en se lançant seul dans une campagne militaire (pensons à la France au Sahel) souvent sans succès univoque. Le problème est que seul, on ne pèse pas beaucoup, d’où l’intérêt de s’unir. La question d’une défense européenne ne date pas d’hier. Déjà au début des années 1950, le projet de Communauté Européenne de Défense (principalement porté par les États-Unis) prévoyait la création d’une armée Européenne dotée d’institutions supranationales, avant d’être rejeté par la France. Près de trois quarts de siècle plus tard, en 2018, c’est le président Français qui remet la question sur la table, arguant cette fois-ci que l’Europe ne peut plus compter seulement sur les États-Unis. Le contexte des dernières années est sûrement plus propice à une prise de conscience des européens, l’OTAN n’apparaissant plus suffisante pour assurer la défense du continent (sans qu’on doive pour autant parler de mort cérébrale). Si une armée européenne paraît encore lointaine, on peut tout de même imaginer qu’on assistera au moins à une coopération militaire accrue entre États membres. C’est donc que l’Europe n’est pas une puissance naïve, elle est au moins consciente de la nécessité de se donner les moyens d’un hard power, ne serait-ce que pour permettre et sécuriser le commerce.
Ainsi l’Europe sait qu’elle doit être prête à défendre ses intérêts et ses valeurs, le problème est que tous les européens n’ont pas toujours les mêmes intérêts, ni les mêmes valeurs. Récemment, ces divergences d’intérêts se sont exprimées sur deux crises qui se sont retrouvées liées : la prospection turque d’hydrocarbures dans les eaux grecques et chypriotes et les élections contestées en Biélorussie. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, affirmait début septembre la nécessité d’imposer des sanctions aux dirigeants de l’ancienne république soviétique, sans quoi l’Union pourrait « perdre sa crédibilité », en effet ne pas défendre le peuple biélorusse contre la dictature serait contraire aux valeurs qu’elle prétend porter. Chypre a bloqué cette résolution, exigeant que ces sanctions soient couplées à des sanctions contre Ankara qui a quitté les eaux grecques, mais pas les eaux chypriotes. Si début septembre, la situation s’est débloquée avec des sanctions contre la dictature biélorusse et un simple blâme pour la Turquie, qui disons-le bénéficie de plusieurs moyens de pression (notamment les réfugiés qu’elle menace de lâcher sur l’Union, dont plusieurs membres et une part importante de l’opinion publique reste très hostile à l’immigration) et de la clémence de l’Allemagne, soucieuse de ne pas froisser sa communauté turque ou mettre en péril ses relations économiques avec Ankara. Comment alors parler de puissance européenne si l’Union laisse ainsi passer une attaque contre son intégrité territoriale ? Comment compter encore uniquement sur l’OTAN quand un membre de celle-ci, censé être un partenaire, se comporte comme un adversaire ? Si l’union fait la force, elle nécessite l’unisson, et l’Europe ne parle toujours pas d’une seule voix. Cinquante ans plus tard, la plaisanterie d’Henry Kissinger « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » blesse toujours autant par sa pertinence.
Une autre puissance
Les défaillances et échecs de l’Europe Puissance sont bien réels. Mais il est peut-être trop sévère d’affirmer qu’elle n’a pas su transformer son importance économique et commerciale sur la scène mondiale en puissance, c’est à dire en la capacité à pouvoir ce qu’elle veut. Depuis toujours, les observateurs n’ont donné que trop peu de crédit à l’Europe et à ses avancées. On en parlait comme d’une machine technocratique à l’exécutif incapable d’agir de manière décisive, on a prédit l’échec de l’Euro à sa création et sa chute lors de la crise des dettes souveraines, on a annoncé son implosion lors de l’élargissement aux pays de l’Est. Il y a toujours eu une petite part de vrai dans ces spéculations, mais on doit reconnaître qu’aujourd’hui l’Union, ses institutions et l’Euro sont toujours là, que la concertation qu’elle nécessite à chaque décision l’a autant protégée de l’impulsivité et de l’imprudence qu’elle ne l’a immobilisée, et que si un de ses membres a bien décidé de la quitter, c’est bien ce dernier qui a l’air d’en souffrir le plus, la cohésion européenne n’en sort que renforcée.
Bien sûr, continuer d’exister ne suffit pas pour parler de puissance. L’Europe est également capable de se projeter et d’obtenir ce qu’elle veut. Sur le temps long bien sûr, et de manière moins flamboyante qu’un président américain décrochant le téléphone rouge pour exiger le départ de missiles du sol cubain ou menant une coalition pour libérer le Koweït, mais la méthode européenne n’est pas pour autant moins efficace à en croire les dernières décennies. Le pragmatisme et la modération, qui peut agacer les idéalistes qui voient ça comme un manque d’ambition, est sûrement ce qui fait le succès de l’Union. Profitant de l’isolationnisme retrouvé des États-Unis, l’Europe signe des accords de libre échange (avec le Canada, le Mercosur, le Japon et prochainement l’Australie et la Nouvelle-Zélande) et ainsi impose ses normes au reste du monde (si bien que même certains agriculteurs américains suivent les normes européennes, ce que Anu Bradford, professeur de droit à Columbia, appelle le Brussels effect) et, forte de son poids dans les IDE (Environnement de développement) entrants aux États-Unis, peut se permettre à ne faire que peu d’effet des menaces de guerre commerciale brandies par Trump. Hors du terrain commercial, l’Europe prend également la main sur la médiation entre l’Ukraine et la Russie, est première dans la distribution d’aide au développement et se pose en gardienne du JCPOA (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien) avec l’Iran, dans l’espoir de voir, une fois Trump parti, les États-Unis les rejoindre.
L’Europe est une réussite économique incontestable. Mais, en raison de sa nature et de ses règles de fonctionnement, elle ne peut pas agir ou réagir de manière décisive et rapide et ne peut pas obtenir ce qu’elle veut par la force. C’est un handicap qu’il lui faut surmonter, car elle n’est pas à l’abri des conflits armés dans son voisinage (comme en ex-Yougoslavie ou en Ukraine) et de tensions musclées avec des adversaires, devant lesquels elle peut apparaître faible. Mais cette faiblesse, qu’il ne faut pas confondre avec l’absence de puissance, est aussi ce qui la pousse à développer sa version de la puissance : moins coercitive, moins évidente, mais peut-être tout aussi efficace. Plutôt que de voir un paradoxe dans le fait que la première économie et la première puissance commerciale ne soit pas capable d’organiser le monde selon sa volonté, comprenons que la particularité de la puissance européenne est qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle rallie à sa cause par le seul moyen des échanges qu’elle propose et des valeurs qu’elle promeut.