L’IPO cinq étoiles d’Airbnb
Alors qu’à travers le monde, les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie sont durement frappés par la crise, Airbnb a réalisé le 9 décembre une introduction en bourse dépassant les rêves les plus fous de ses actionnaires historiques et qui a laissé aussi bien Wall Street que la Silicon Valley bouche bée.
L’IPO à laquelle on ne croyait plus…
Avant la pandémie, Airbnb semblait sur son petit nuage. Bien que l’entreprise, créée en 2008, a enregistré des pertes chaque année, son chiffre d’affaire de 2019 affichait une croissance de presque 40% par rapport à l’année précédente. La plateforme basée à San Francisco, forte de ses quelques milliards de dollars de trésorerie, ne manquait pas de liquidités, et comptait même faire ses débuts en bourse au moyen d’une DPO (Direct Public Offering), signe qu’elle ne doutait pas de l’appétit des marchés pour ses actions et qu’elle ne cherchait pas tant à lever des fonds qu’à laisser ses actionnaires historiques cash out.
C’était bien sûr avant que le coronavirus ne frappe l’économie mondiale et, entraînant la fermeture de frontières et des restrictions de déplacements, n’accable particulièrement le secteur de la location touristique. Le chiffre d’affaire prévisionnel de la licorne californienne fond alors de moitié, et sa valorisation interne, encore autour de 31 milliards de dollars en mars, est revue à 26, puis 18 milliards en quelques semaines seulement. Airbnb licencie un quart de ses salariés et abandonne la plupart de ses activités hors core business, réduisant ainsi ses coûts de 22%. En manque de fonds, l’entreprise lève un milliard en dette convertible, à un taux supérieur à 10% (particulièrement élevé, normalement accordé aux entreprises en difficultés), mais dissipe ainsi les doutes quant à sa capacité à survivre au virus.
Ainsi, la perspective d’une entrée en bourse en 2020 s’est éloignée, et l’option DPO a complétement disparue. Rester privée avait certainement ses avantages en ces temps difficiles, la firme pouvait ainsi restreindre le nombre d’investisseurs à rassurer et s’adresser directement à quelques fonds de private equity, loin de l’irationnalité des marchés.
… et qui a défié toutes attentes !
Et pourtant, dans les derniers jours de 2020, Airbnb est bien devenue publique. Son entrée en bourse est d’ailleurs fracassante ! En levant près de 3,5 milliards de dollars, Airbnb réalise la sixième plus grosse IPO de la tech américaine et la plus grosse de l’année, tous secteurs confondus. De plus, l’envolée du cours lors du premier jour de trading montre que le syndicat bancaire chargé de l’introduction a même sous-estimé l’appétit du marché pour ABNB : à l’ouverture, le titre s’échangeait à 146$, et son premier prix de fermeture s’établit à 144$. Airbnb aurait donc pu lever plus de 7 milliards de dollars au total. Quoiqu’il en soit, sa capitalisation boursière, prévue autour de 47 milliards de dollars, a plus que doublé lors de la première journée de cotation, dépassant les 100 milliards.
Ainsi, bien que la situation n’apparaissait pas optimale pour faire ses premiers pas en bourse, Airbnb a quand même décidé de se lancer, et comme le montrent les chiffres fous de cette introduction, le timing n’était pas si inopportun. En effet, bien que l’année 2020 ait été particulièrement difficile pour son secteur d’activité (qui est encore loin d’être retourné à une situation normale), l’optimisme accompagnant l’arrivée des vaccins (entre autres) semble dynamiser le marché des actions, à la hausse depuis novembre environ. À cela s’ajoute une certaine urgence pour Airbnb, dont les premiers investisseurs attendent d’encaisser depuis plus de 10 ans, et dont les emprunts récents à des taux particulièrement élevés exigent de lever des capitaux neufs afin de se refinancer.
Comment expliquer un tel pop ?
Souvent, le syndicat bancaire chargé de placer les titres dans le cadre d’une IPO choisit un prix d’introduction légèrement en deçà de ce qu’il estime être la valeur de marché afin de permettre au cours de grimper lors de la première journée de cotation (on appelle ça un pop). Généralement, on vise un pop aux alentours des 10%. Cela permet un effet d’annonce, on peut ainsi présenter l’introduction comme un grand succès et l’action en question apparaît attractive, sans pour autant subir un trop grand manque à gagner. En effet, plus le pop est grand, plus l’entreprise passe à côté de fonds qu’elle aurait pu lever en fixant un prix d’introduction plus élevé.
Le pop de l’IPO d’Airbnb a finalement été de 115%, soit dix fois plus ce qui est considéré comme souhaitable et le plus gros pour une IPO américaine levant plus d’un milliard de dollars. Les syndicats bancaires chargés des IPOs, pour Airbnb comme pour DoorDash (introduite un jour plus tôt avec un pop de 86%), ont pourtant été prudents et inauguré de nouveaux systèmes de sondage des investisseurs institutionnels afin de fixer le prix le plus adéquat. C’était sans compter sur l’engouement particulièrement marqué de hordes d’investisseurs particuliers, encouragés par de nouveaux moyens d’acheter des actions (notamment des fractions d’actions), permis par des applications de trading comme Robinhood. La demande de ces non-initiés pour ABNB (ou DASH), dont l’offre d’actions était finalement très limitée, était telle qu’elle a fait décoller son cours.
Les signes d’une bulle ?
Des 10 plus gros pops pour des IPOs américaines au-dessus d’un milliard, 5 ont eu lieu en 2020. Plusieurs observateurs estiment d’ailleurs qu’une telle variabilité des prix suite à une introduction n’a pas été égalée depuis la dotcom bubble de 1999-2000. Un gros contraste par rapport à l’IPO ratée d’Uber (ou surtout celle avortée de Wework) l’année dernière, qui semblait avoir tempéré l’hubris de la tech américaine. Cette dernière, remise assez vite du coronavirus, semble depuis cet été retrouver ses ardeurs passées alors que le reste de l’économie est au mieux en convalescence et au pire encore malade, de quoi faire craindre une bulle !
Rappelons que toutes ces IPOs concernent des entreprises qui n’ont encore jamais été rentables, et qui dans le cas d’Airbnb font face à de nombreuses incertitudes (d’éventuelles restrictions sur les locations touristiques dans de nombreuses métropoles, une pandémie particulièrement nocive pour ses finances et qui risque de durer encore quelques mois…). Comme le montrent la baisse constante des cours d’Airbnb ou DoorDash depuis leurs introductions, l’euphorie des premiers jours ne semblent en effet pas refléter la valeur réelle de ces titres et les marchés semblent se calmer, lentement mais sûrement. Cependant, l’exubérance irationnelle des premiers jours trahit une recherche désespérée de risque (donc de rendement) dans une économie aux taux directeurs à zéro, ce qui conduit à des valorisations surréalistes. La situation est envenimée par l’afflux d’investisseurs non-professionnels disposant de liquidités (car forcés d’épargner pendant la pandémie), plus sensibles à la notoriété de la marque qu’aux aspects financiers et pour qui l’éclatement de la bulle risque d’être douloureux.
L’arrivée en bourse d’Airbnb est donc à la hauteur de la bizarrerie de 2020. Bulle ou pas, il est étonnant de voir une entreprise non-rentable et dont l’activité a été (et continue d’être !) particulièrement affectée par cette crise susciter à ce point l’enthousiasme. Si l’investisseur averti attendra que le marché soit véritablement calmé pour se jeter sur ABNB, il n’empêche que la firme californienne reste une entreprise aux fondamentaux solides, au management compétent et aux perspectives de croissances très encourageantes. Finalement, l’engouement pour Airbnb démontre aussi l’optimisme des marchés quant à la fin prochaine de la pandémie.