Nikola : une descente en roue libre
Wall Street a l’habitude des bulles, de l’enthousiasme tendant vers l’euphorie pour un titre, une annonce ou une promesse sans que la réalité ne soit à la hauteur des millions, voire milliards, qui affluent. Il se pourrait cependant que dans le cas de Nikola il ne s’agisse pas seulement d’attentes un peu trop hautes mais que, comme l’affirme le fonds activiste Hindenburg Research, l’entreprise ait pu atteindre une capitalisation deux fois supérieure à celle de Renault principalement par la tromperie.
Le scandale qui aura le plus secoué le monde des affaires en cette année 2020 sera sans doute celui qui a conduit à la faillite de l’ancien fleuron de la fintech allemande : Wirecard. En effet, l’ampleur de la fraude, la rapidité de la chute et la mise en cause de membres du gouvernement et du gendarme de la Bourse allemand (qui était allé jusqu’à protéger l’entreprise contre les vendeurs à découvert) en font un scandale qui, à l’instar de l’effondrement d’Enron en 2001, a tout pour faire date. Mais une autre affaire semble émerger en ce mois de septembre, d’une ampleur moindre certes (rien ne laisse affirmer aujourd’hui que l’histoire se soldera par une faillite), et dans laquelle les allégations de fraudes ne sont pas encore (toutes) avérées, mais qui a le mérite de mettre en scène un patron haut en couleurs et des actes de filouterie plus croustillants que de banales recettes fictives et autres comptes trafiqués… Je parle bien sûr de la tourmente dans laquelle se trouve depuis le début du mois le « constructeur » de véhicules zéro-émissions Nikola.
Une contrefaçon de Tesla ?
L’histoire de Nikola commence en 2015 avec de belles promesses : les véhicules propres grâce aux technologies du futur (dans le cas de Nikola, le gaz naturel compressé et l’hydrogène). L’observateur averti aura remarqué que le nom, le concept et même la typographie du logo font étrangement penser à Tesla. Ce n’est finalement pas étonnant, le fondateur et patron (depuis peu démissionnaire) du « constructeur » basé dans l’Arizona, Trevor Milton, fait également étrangement penser à Elon Musk.
Lui aussi a quitté l’université pour créer sa boîte, après un semestre à la Utah Valley State University contre le programme doctoral de Stanford pour Musk. Lui aussi est un serial entrepreneur, qui a vendu sa première entreprise à la vingtaine pour environ 300 000 dollars - et non sans quelques zones d’ombres quant à cette vente - contre 22 millions pour Musk. Lui aussi a voulu devenir un dot com millionnaire en 2009 (presque une décennie après la bulle donc) avec son site de e-commerce uPillar.com qui aurait selon lui inventé le online shopping cart presque quinze ans après eBay ! Lui aussi se voit comme un futuriste et se veut pionnier des véhicules propres avec dHybrid en 2011, une première entreprise dans ce domaine dont l’épopée mérite d’être mentionnée. Tout semblait bien parti grâce à un gros contrat avec le transporteur Swift. Rapidement, le partenariat tourne au litige, Milton cherche à trouver un acheteur, ce qui conduira à un autre litige. Plein de ressources, Milton crée sans ses anciens associés en 2012 une autre entreprise au nom très similaire (dHybrid Systems) qu’il fera passer comme étant en activité depuis 2011. Il réussira finalement en 2014 à vendre pour 15,9 millions de dollars 80% de dHybrid Systems au poids lourd industriel Worthington Industries (qui dépréciera cet actif de 15% l’année qui suit).
Enfin, comme Elon Musk encore, Milton est un homme à l’ego imposant qui aime se placer au cœur de son entreprise. On peut lire dans les états financiers de Nikola : “Mr Milton is at the source of many, if not most, of the ideas and execution driving Nikola”. Difficile donc de ne pas voir en Trevor Milton et Nikola une contrefaçon de Elon Musk et Tesla.
L’ascension de Nikola, entre bon timing et coups de bluff
Fort de la crédibilité que lui a apporté la vente à Worthington et en se présentant comme propriétaire de technologies novatrices (qu’il doit pourtant acheter à d’autres entreprises, comme les turbines au gaz naturel compressé de Brayton Energy), Milton cherche des associés pour développer Nikola (alors encore connue sous le nom de Bluegentech, le changement de nom aura lieu en 2015). En mai 2016, Nikola dit sortir du stealth mode, le mode furtif, en annonçant avoir développé un poids lourd, le Nikola One, qui révolutionnera le transport routier et qui sera présenté au monde en décembre. En aout, sans apporter plus de précisions, Milton annonce que Nikola a développé le graal, une pile à combustible à hydrogène adaptée au transport routier. Deux semaines plus tôt il vantait encore les mérites du gaz naturel compressé, technologie dans laquelle il affirmait que Nikola avait dix à quinze ans d’avance sur ses concurrents. Le Nikola One est dès aout présenté comme fonctionnant à l’hydrogène et ce malgré le fait qu’en mai Milton annonçait que les chaînes de production étaient en train d’être finalisées. De plus, Brayton Energy aurait livré à Nikola des turbines au gaz naturel quelques semaines seulement avant la présentation du Nikola One.
Cela n’empêche que le show de décembre est une réussite, il permet à Nikola de lever dès janvier 2017 des fonds (notamment auprès de CTH International, qui se propose également d’aider à la production), d’obtenir des partenariats avec de grands équipementiers automobiles comme Bosch et des fabricants de piles à hydrogène. En 2018, après des mois d’impatience, Nikola publie enfin une vidéo du Nikola One roulant. Quelques semaines plus tard, Milton et le gouverneur de l’Arizona annoncent la création de la première usine Nikola dans l’État de ce dernier. Enfin, en novembre 2019, Nikola annonce encore une fois une prouesse technologique avec un nouveau concept de batterie, comme toujours révolutionnaire. Notons que le « constructeur » n’a pour l’instant jamais donné de détails sur ses avancées technologiques et que rien ne semble indiquer que d’autres véhicules que les modèles d’exposition ne soient près d’être produits (d’où les guillemets à « constructeur »). Cela n’empêche pas Nikola de réaliser une IPO (introduction en bourse) très réussie en juin 2020 (sa capitalisation triple presque et atteint les 30 milliards de dollars, son action prend presque 50 dollars en deux jours seulement) et de voir General Motors acquérir 11% de son capital pour deux milliards de dollars en septembre.
Pour comprendre l’engouement dont a bénéficié Nikola, rappelons que 2020 est l’année où Tesla a battu tous les records de capitalisation, dépassant en août les 400 milliards de dollars ! Pour mettre ce chiffre en perspective, Ford, Daimler, GM et Fiat-Chrysler réunis n’arrivent pas à 150 milliards. Cela s’explique par le fait que Tesla développe ses propres technologies, novatrices et éprouvées, et garde donc une avance considérable sur ce qui semble être l’avenir de l’automobile. C’est pourquoi les constructeurs « traditionnels » se doivent, ne serait-ce que pour rassurer les marchés, d’au moins apparaître comme investissant massivement dans les véhicules zéro-émissions (notons par exemple que Morgan Stanley et Deutsche Bank ont pressé en août GM à faire de sa division électrique une filiale indépendante afin d’en augmenter la valorisation, qui pourrait monter jusqu’à 100 milliards contre 42 milliards pour la totalité de GM actuellement). Ainsi, Nikola, toujours prêt à trouver des partenariats avec des constructeurs et à partager avec eux ses technologies supposées, ne pouvait pas mieux tomber, ne serait-ce que pour l’effet d’annonce.
Le désastre Hindenburg
Déjà en juin 2020, Bloomberg rapporte que le camion du show de décembre 2016 n’était en réalité ni fonctionnel ni terminé, Milton est alors obligé d’avouer qu’il a pu « exagérer » les capacités de son véhicule, tout en menaçant sur Twitter d’attaquer Bloomberg en justice (comme Elon Musk, Milton n’hésite pas à faire ses affaires sur le réseau social). C’est à ce moment également que Nikola devient la cible de vendeurs à découvert (qui parient sur sa chute), Trevor Milton s’en prend à eux (sur Twitter encore) et les qualifie de haters ou de fans de Tesla amers.
La véritable catastrophe arrive le 10 septembre, deux jours après l’annonce du partenariat avec GM, avec la sortie du rapport du fonds activiste Hindenburg Research. Dans ce document, le fonds (dont le nom fait référence aux désastres facilement évitables causés par l’homme) accable à la fois l’entreprise et son fondateur (c’est d’ailleurs la source principale de cet article). Le rapport affirme ainsi que la vidéo du Nikola One roulant aurait été prise sur une route pentue sans moteur, que la dernière « prouesse » technologique (celle de novembre 2019) serait en fait un concept de batterie (encore au stade d’ébauche) que Nikola comptait acquérir à une autre entreprise dont le patron est poursuivi pour avoir détourné des fonds de la NASA et dont l’achat fut annulé en février 2020 sans que les investisseurs ne soient avertis, que l’équipe d’ingénieurs de Nikola est très loin du niveau attendu (le chef-ingénieur n’aurait jamais travaillé dans l’automobile et serait un ancien réparateur de flippers), et bien d’autres choses encore. De plus, à l’inverse des annonces de Nikola, les affirmations faites dans ce rapport sont étayées et appuyées par de nombreuses preuves.
Depuis, c’est la débandade. L’action de Nikola a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis son pic du 8 septembre (date de l’accord avec GM). La SEC (Securities and Exchange Commission, le gendarme boursier américain) a ouvert une enquête quelques jours après la sortie du rapport (quand la presse interroge Nikola sur le sujet, l’entreprise en parle comme d’un simple « briefing » suite à la sortie du rapport et dit apprécier leur intervention). Le DOJ (Department of Justice) ouvre également une enquête dans la semaine qui suit. Nikola continue de démentir et de dire que Hindenburg Research (qui ne cache pas avoir shorté Nikola) veut profiter d’une baisse artificielle du cours de l’action. Le 20 septembre, Trevor Milton démissionne de ses fonctions, Nikola continue de nier. Aujourd’hui le compte Twitter de l’entreprise semble éviter le sujet. Aux nombreux commentaires demandant si les véhicules précommandés arriveront un jour ou si les actions Nikola sont encore un bon investissement, le compte de l’entreprise répond par le même lien vers le communiqué de presse de leur accord avec GM. Ajoutons à cela des acusations de harcèlement et agressions sexuelles contre Milton (dont une venant de sa cousine) juste après son départ pour réellement prendre la mesure de la chute.
Tout en respectant la présomption d’innocence, on peut se risquer à dire que les bases sur lesquelles reposaient Nikola n’étaient pas très solides. Il n’est pas rare que dans des secteurs innovants un entrepreneur puisse pêcher par excès d’enthousiasme et survende un produit qui n’est pas encore tout à fait au point à ses investisseurs potentiels, à la manière de Steve Jobs présentant le premier iPhone encore truffé de bugs. Mais l’histoire de Nikola ressemble plus au fiasco Theranos (rappelez-vous, cette biotech d’analyses sanguines qui avait levé 700 milliards de dollars sur des promesses qui se sont avérées complètement fausses) qu’à la keynote du premier iPhone. Si les nombreuses allégations de fraudes sont confirmées, on devra tout de même reconnaître à Trevor Milton un certain talent de vendeur : des dizaines de milliards sans produire un seul véhicule fini, c’est un exploit !