Où en est la Chine ?
Le sujet devient obsédant : la presse est pleine d’articles et de dossiers (*) et les publications de chercheurs profilèrent sur ce vaste pays qui semble en voie, nous suggère-t-on, de ravir son leadership à la puissance américaine. Qu’en est-il au juste ? Ne sommes-nous pas en train de succomber au même fantasme que nos ancêtres d’il y a un siècle, tremblant devant un hypothétique ‘péril jaune’ (**) ?
La découverte, ce dernier demi-siècle et surtout les vingt dernières années, de la ‘puissance chinoise ‘ repose largement sur l’oubli préalable de la taille de ce pays resté, il est vrai, dans l’ombre des longs désordres de l’ère républicaine (1911 – 49) et de la terrible guerre avec le Japon (1931 – 45) puis embarqué dans l’ère maoïste (1949– 76), fort austère, coupée du monde et semée d’épisodes de terreur. La Chine a ainsi comme disparu des radars pendant ces quelques six décennies. Cette amnésie est bien décrite, à titre d’exemple pour le cas français et non sans humour, par le général Guillermaz qui fit sa carrière de diplomate sur place et de sinologue précisément en ce long temps là (Une vie pour la Chine 1989).
A mesure que, de nouveau, elle s’ouvrit au monde, on se rappela, ce qui était pourtant évident et avait persisté en dépit de notre indifférence relative, son gigantisme : la superficie de la Chine équivaut à celle du continent européen ou des EU. Et pour ce qui est la population, elle est sans commune mesure : 1,4 MM habitants contre 500 M d’européens et 350 M de nord-américains. Ajoutons que cette masse énorme de près de 20 % de la population de la planète est aux 9/10èmes concentrée sur 40 % seulement du territoire. La densité humaine de la ‘ Chine utile ‘, qui couvre quand même l’équivalent de huit fois la France, est ainsi de près de 400 h au km2 soit à peine moins que celle des Pays bas en Europe. Tenir en mains de telles foules dans un espace à la fois si vaste et si dense a imposé de très longue date, et plus que jamais de nos jours, un État (qu’il soit à forme impériale ou régi par le parti communiste) et des modes de gestion publique qui ne supportent pas l’approximation ni le moindre lâcher prise, du niveau le plus proche ( la famille, le village , le quartier ) aux provinces (22 , dont certaines du gabarit d’un grand État européen), sauf au risque, comme l’histoire chinoise le prouve d’abondance, d’une plongée rapide dans des dissidences régionales profondes voire d’une régression dans l’anarchie.
Quant à l’essor économique contemporain, chacun connait sa fulgurance et son ampleur. La nouvelle idée reçue est que, de ce fait la Chine est devenue l’atelier du monde, le cœur de l’industrie inondant la planète de ses containers à partir de ports géants (la moitié des 20 premiers ports du monde sont chinois). Tout a commencé dans les années 1980 avec l’ouverture de quelques zones spéciales puis de grandes villes côtières aux investissements privés, à une gestion moins bureaucratique et à l’exportation. En parallèle, l’urbanisation progressa et les infrastructures se multiplièrent dans ces régions. L’évolution s’accéléra à l’époque de Jiang Zemin (1993-2003), venu de la mairie de Shanghai, vitrine de la modernité. Cependant autour de l’an 2000, la Chine pesait somme toute encore assez peu dans le commerce international et son marché intérieur restait plutôt archaïque dès que l’on s’éloignait des côtes. Cela changea à son tour sous la houlette de Hu Jin Tao, des années au cours desquelles la modernisation et la libéralisation deviennent générales, se traduisant d’une façon concrète pour l’ensemble des chinois, même dans les campagnes ou dans la périphérie lointaine des ‘zones autonomes (Tibet, Xinjiang …) et donnant lieu à un remarquable envol de l’industrialisation. Le point d’orgue de cette accélération du changement fut, aux yeux du monde, la double réussite des JO de Pékin (2008) et de l’exposition universelle de Shanghai (2010).
On aurait ainsi presque oublié que la RPC était un pays communiste, avec la vitrine de ces tycoons flambant neufs, parfois fantasques, ces nuées d’ingénieurs ou de managers, certes pourvus de la ‘carte du parti ‘, mais si semblables au fond à leurs homologues venus des pays ‘capitalistes’, dont ils partagent à l’évidence les réflexes et les travers. Puis vint en 2013 XI Jinping, à la tête du Parti (secrétaire général), de l’État (président) et des forces armées (patron de la commission militaire centrale). S’il ne trancha pas trop, dans un premier temps, avec ses prédécesseurs, le virage, d’abord discret (***), devient patent lors du 19ème congrès du Parti (octobre 2017) qui alla jusqu’à initier une modification de la Constitution. Ce n’était nullement un coup d’État mais le tournant fut quand même radical : en 2018, c’est bel et bien une nouvelle ère qui s’ouvre pour la Chine et sa place dans le monde.
La mutation concerne tout d’abord l’interne : le parti a repris (publiquement) le primat auquel il n’avait du reste jamais vraiment renoncé et n’hésite pas, via le plus souvent le paravent d’affaires de corruption, à faite tomber des dirigeants, tant politico-administratifs que dans le monde des affaires. De même les espaces restreints mais réels de liberté dont la société avait pris le pli de jouir comme de l’air que l’on respire, sans y penser, se trouvent remis en cause. Le quotidien selon Ji Xinping c’est la vidéo surveillance généralisée, la permission de vivre ‘à points’ (‘crédit social ‘), la délation et l’autocritique érigées en vertus, bref un univers de contrôle absolu par le parti - État qui criminalise tout comportement ‘individualiste’. Enfin le débat interne au Parti est lui-même réduit à la portion congrue. Si le pouvoir reste collégial, il se rapproche néanmoins d’une subordination étroite des cercles dirigeants au leader, à ses plus fidèles soutiens et au courant qu’il représente, seule habilité à décider voire à s’exprimer, la moindre idée jugée (trop) personnelle pouvant se payer au prix fort. Évidemment, dans ces conditions, chacun fait assaut de remontées positives et ne s’en prend qu’aux ‘insuffisances ‘dont le pouvoir a décrété et orchestré la dénonciation pour débusquer les ‘saboteurs‘ de l’harmonie socialiste. En positif, est réaffirmée la volonté de continuer et d’intensifier le développement économique, assorti d’un souci nouveau de préservation de l’environnement et de limitation de la pollution pour lequel la Chine part néanmoins de très bas (****). Une ambition nouvelle est aussi affichée, celle de devenir une (voire la) nation reine des nouvelles technologies clé (plan ‘made in China 2025’ lancé en 2015).
La mutation se lit bien entendu tout autant dans la projection à l’international, avec des ambitions fortes et des lignes directrices impressionnantes donnant lieu, fait nouveau, à une communication très large et bien rodée. Cela comprend, outre la programmation stratégique des ‘nouvelles routes de la soie‘ (infrastructures de transport), la présence marquée dans les plus hauts postes de nombreuses organisations multilatérales, le rôle plus affirmé en Afrique et, bien entendu, dans l’étranger proche ( Asie centrale , pays de l’Asean , Pakistan ), le tissage de relations stratégiques inédites (dont l’alliance de plus en plus nette avec la Russie), enfin la conquête de nouveaux horizons (les régions polaires , l’espace).
La question centrale n’est donc plus de savoir si la Chine vise un rôle de leader global puisque c’est désormais une évidence, mais de mesurer ses atouts pour y parvenir et d’évaluer la nature et la forme de l’impérium qu’elle entend exercer, sachant que celui des EU, établi de façon radicale après 1945, couvre un spectre très complet de pouvoir global et asymétrique : économique, financier, diplomatique, militaire, scientifique et technique, culturel et médiatique.
Un préalable est celui du calendrier. Les dates symboliques (centenaire du PCC en 1921 et de l’établissement de la RPC en 1949) ne sont justement pas plus qu’indicatives ; en revanche, deux indicateurs clés sont à retenir de façon concrète : le moment du dépassement du PIB américain et la fin de l’optimum démographique chinois. Le niveau actuel du PIB US sera sans doute atteint dans six ou sept ans et le dépassement effectif dans moins de quinze ans, au plus en 2035. Au-delà de 2040, la population totale de la Chine va probablement baisser et la part des personnes âgées rejoindre des niveaux de type occidental. Ainsi, le moment décisif, la ‘fenêtre‘ au cours de laquelle la Chine pourrait imposer son leadership en divers domaines, établir des règles et des relations non réversibles en sa faveur, est donc assez précise et plutôt courte : entre 2030 et 2040.
Il est patent que la crise épidémique, bien que venue de Chine, a finalement tourné à son avantage et conforté, après un hiver difficile, les hiérarques des lacs de Zhongnanhai (le parc impérial de Pékin) dans leurs références, leurs aspirations, leur fierté et leurs certitudes. La chance pour la Chine est ce ‘passage à vide‘ inespéré de l’Occident, affaibli et en plein doute ; le risque serait pour elle de croire, de ce simple fait, avoir déjà gagné la suprématie, de tomber dans l’orgueil et la présomption.
Ses atouts maitres sont sa puissance économique et le déploiement inexorable d’une stratégie multi-faces d’influence dans le ‘tiers monde’ ou le ‘sud‘ de la planète dont elle continue de se faire le champion, dans le droit fil de l’ère maoïste mais aussi par le contrôle de tout interstice laissé à sa portée dans les pays intermédiaires (ex de la Serbie ou de la Hongrie en Europe). On doit ajouter un élément majeur, trop méconnu : sa production considérable de diplômés (le double du total des EU + de l’Europe) et les moyens devenus imposants de sa RD. Ils équivalent en effet au triple des budgets allemands, au double de ceux des japonais et à la moitié de l’effort américain.
La rivalité désormais affichée et pleinement assumée par les EU et la Chine lors de la rencontre d’Anchorage (Alaska) le 18 mars dernier ne fait plus de doute. Va-t-on dans ces conditions vers un affrontement direct de la Chine avec les EU et ses alliés du ‘quadrilatère de sécurité’ (Japon, Australie et Inde) ? C’est peu probable. En effet l’‘Indo–Pacom’, qui intègre les forces américaines du Pacifique et de l’océan indien, contrôle les zones disputées en mer de Chine et veille sur les détroits majeurs (Malacca, la Sonde, Ormuz) et conserve une nette avance sur le déploiement chinois, dont la montée en gamme et en puissance est sensible : en particulier la marine de guerre chinoise - qui équivaut à environ cinq fois la marine française actuelle et augmente chaque année de +10 % - connait un essor spectaculaire.
Pékin n’a aucun intérêt à un conflit ouvert dans la mesure où elle ne vise guère d’annexions directes, si ce n’est Taiwan, juste une ‘zone de confort’ maritime et des positions avantageuses sur les carrefours himalayens. Elle estime, de toute façon, qu’elle a bien plus à gagner à l’usage du rapport de forces (intimidation, menaces de représailles et sanctions de tous ordres, voire vassalisation, notamment financière) utilisé avec patience qu’à un recours aléatoire à la force brute. C’est du reste le comportement classique des plus grandes puissances. Après le terme mis à la démocratie à Hong Kong l’été dernier, sans guère de réaction occidentale, il y a donc bien lieu de redouter d’autres opérations de ce genre, tout aussi dures mais habiles et soigneusement dosées, d’extension pas à pas de l’impérium chinois.
La Chine veut elle dominer seule ou, comme depuis plus d’un demi-siècle les EU avec l’Europe occidentale et le Japon, constituer autour d’elle un réseau d’alliés de premier rang ? II semble que cette seconde option soit privilégiée mais elle est assez malaisée. Dans l’étranger proche, les vassaux dociles sont minuscules (Cambodge, Laos) et les relations restent difficiles avec les puissances clé de l’Asean. L’alliance avec le Pakistan est ancienne et renforcée d’infrastructures stratégiques en cours (axe routier Kachgar–Karachi, port de Gwadar) mais elle n’est pas exclusive, Islamabad cultivant aussi le soutien américain … On retrouve cette ambigüité dans les relations avec les cinq ex RSS d’Asie centrale, dont l’immense Kazakhstan, fort attachées à diversifier leurs partenaires, à jouer la bascule permanente. Il en va un peu de même concernant l’Iran, le récent accord bilatéral conclu pour ‘un quart de siècle‘ reposant sur quelques intérêts communs, notamment économiques, mais ne gommant pas de lourdes arrière-pensées réciproques.
Reste le sujet le plus important : les relations avec la Russie. La fin de leur période sombre, qui remontait à la rupture avec l’ex URSS en 1960, a correspondu au changement de siècle. Un forum a été créé, l’organisation de coopération de Shanghai, et V. Poutine n’a pas varié dans ce ‘cap vers l’est‘, assumé par Moscou. Évidemment les temps ont changé et la Russie ne peut pas envisager de rétablir la gloire du gigantesque empire continental laissé par Staline, le plus étendu de tous les temps, plus vaste même que ceux d’Alexandre ou de Gengis khan. Elle ne consentirait pas non plus à ce que la Chine le reconstituât à son profit, reléguant la Russie à un rôle second et périphérique (pour prendre un seul exemple, les ambitions arctiques de la Chine ne sauraient remettre en cause le rôle majeur des russes dans ces contrées glaciales). La Chine a donc intégré le fait que le prix de l’alliance stratégique, politique et militaire avec la Russie est le respect, pas simplement formel, de la main mise russe sur la Sibérie, l’Asie centrale et l’Arctique. Autrement dit, si l’expansion chinoise peut s’y affermir, c’est, vue de Moscou, à la condition expresse de ne pas tourner à la prééminence.
On achèvera ce tour d’horizon par quelques remarques sur le ‘soft power‘, élément indispensable de toute prétention au rang de puissance ‘globale‘ et dont les politistes américains se plaisent à souligner qu’il est pour l’heure très faible du côté chinois comparé au leur, voire inexistant. En effet même sur le terrain scientifique et technique et en dépit, on l’a souligné, d’un nombre de jeunes diplômés sans équivalent au monde, la Chine ne fait guère mieux que le Japon ou que la Corée du sud respectivement 15 et 30 fois moins peuplés. En matière culturelle, si la Chine a un très glorieux passé, ses réalisations présentes sont autant voire plus le fait de dissidents (*****) ou d’exilés que d’‘honnêtes‘ (vocabulaire de la novlangue maoisto-stalinienne toujours en usage) citoyens de la RPC, soumis à l’éteignoir d’un contrôle total. De même, on imagine mal le très complexe mandarin supplanter un jour le souple et simple anglo-américain comme langue de communication universelle. Que pourrait bien enfin proposer la Chine comme ‘way of life‘ nouveau et séduisant ? Quelles valeurs éminentes issues de la sagesse orientale à même de ranger au magasin des accessoires la trilogie américaine : démocratie, liberté et recherche du bonheur ? Il est clair que, dans l’état actuel des choses, le pouvoir chinois globalisé (avec celui de son allié russe) ne peut séduire aucun pays avancé et donc qu’être ‘hard‘, de pure force armée ou fondé sur la dépendance puis l’asservissement économique.
Bernard Legendre
Après des débuts d’agrégé d’histoire, spécialisé dans le syndicalisme ouvrier, Bernard Legendre mène une longue carrière au sein des ministères sociaux (Sécurité sociale puis Emploi et formation professionnelle) ainsi qu’au Conseil économique et social où il fut en charge de la section du Travail. De 1993 à 1997 conseiller d’Alain Madelin puis de Jacques Barrot. Il codirigea enfin pendant plus de dix ans le réseau des CCI, notamment son réseau d’écoles supérieures et de centres de formation.
(*) L’un des plus récents est celui du Monde, ‘ Cartes pour comprendre la Chine’ (mars 2021)
(**) cette fièvre à la fois anti japonaise et anti chinoise est née dans le Reich wilhelmien vers 1895 et fut assez répandue en Occident notamment en GB, aux EU et en France (ex : E Théry Le péril jaune 1901, A de Crozet Péril jaune et Japon 1905). Elle mêlait des appréhensions de nature démographique, diplomatique-militaire, économique, sanitaire (déjà la crainte des épidémies). Elle trouva sa supposée confirmation dans la victoire du Japon contre la Russie en 1905 et pourtant recula par la suite, avec la révolution chinoise de 1911 et l’entrée en guerre du Japon aux cotés des alliés. Le phénomène fut plus durable en Allemagne, du moins jusqu’à ce que les nazis s’allient aux généraux japonais, et il se dissocia aux EU : sympathie marquée et naïve pour les ‘démocrates’ chinois et polarisation de la phobie sur le seul Japon, aussi moderne qu’agressif et liberticide.
(***) la chute, le procès et la condamnation en 2013 de Bao Xilai, ancien ministre du commerce et maitre de la métropole de Chongqing, était annonciatrice de la fin de la ligne ‘pro business’ et du durcissement à venir, ce qui, sur le coup, fut le plus souvent sous-estimé.
(****) la pollution des grandes villes chinoises est 5 à 7 fois plus élevée qu’aux EU ou en Europe, l’énergie provient encore à près de 60 % du charbon et les émissions chinoises de gaz à effet de serre sont de 50 % supérieures à celles cumulées des EU, du Japon et de la RFA.
(*****) comme l’œuvre du peintre Yue Minjun, celle du brillant performeur et photographe Liu Bolin est un bel exemple de jusqu’où le régime tolère que l’on aille ‘trop loin’, vue la notoriété internationale de ces artistes qui exposent aussi en Occident.