Simplifier ?
À chaque échéance politique de premier plan, il est d’usage en France, pour toute nouvelle équipe au pouvoir d’afficher sa volonté de « simplifier » les textes, les procédures et les démarches administratives. Pourtant c’est bien une impression de complexification qui en ressort, quelles en sont les raisons ?
À chaque échéance politique de premier plan, il est d’usage en France, pour toute nouvelle équipe au pouvoir d’afficher sa volonté de « simplifier » les textes, les procédures et les démarches administratives. Ce qui donne lieu à un plan piloté depuis Matignon, à des mesures symboliques et immédiates plus ou moins éclatantes et parfois même à la nomination d’un secrétaire d’Etat ad hoc. À chaque fois, c’est l’échec à terme et vite l’oubli : non seulement la simplification annoncée n’est pas au rendez-vous mais les lois et règlements continuent de proliférer, les procédures de se complexifier et le temps (comme l’argent) consacré par les particuliers, plus encore par les entreprises, à répondre aux réquisits des administrations, de croître encore et toujours.
La raison en est très « simple » : la sur administration se traduit mécaniquement en complexité pour les citoyens. Or le vœu de l’allègement des contraintes, des interdits et de la paperasse se heurte à d’autres aspirations, bien plus puissantes, qui alimentent la machine à produire toujours plus de normes et d’obligations multiples. C’est là le fond du problème.
L’état des lieux
La seule réglementation générale édictée par l’Etat a rendu le droit public obèse. Le compendium des lois applicables a augmenté de 150 % en volume depuis 20 ans, le code des Impôts ayant suivi cette tendance générale, comme celui de l’Habitat et de la Construction ; et c’est pire (ou mieux selon les gouts) pour celui de l’Environnement qui a triplé de volume, celui du Travail n’ayant gonflé modestement que de 30 %, après il est vrai l’ère Aubry qui fut très profitable à son tour de taille ! ….
Il va aussi de soi que plus les administrations brassent de fonds, plus elles doivent gérer des circuits de prélèvements, de versements et bien entendu de contrôle. Or la France détient le record absolu de ces « pompes à finance » aspirantes et refoulantes du moins parmi les pays avancés : 47, 5 % du PIB de prélèvements et 55 % de dépenses publiques, des chiffres bien au dessus de la moyenne européenne comme de celle de l’OCDE, et qui nous situent au-delà même des pays scandinaves, pourtant réputés en la matière.
L‘ étendue même des bureaucraties n’est enfin pas neutre : les fonctionnaires - soit un français sur cinq[1] - vont naturellement chercher à justifier leur existence, tendre à persévérer dans l’être et appuyer en chœur toute demande de « moyens supplémentaires » et de règles toujours plus abondantes[2], au nom du bien commun, c’est évident.
Un cadre mental français
À la racine de notre modèle, défini jadis avec ironie par Jacques Lesourne comme une « URSS qui serait parvenue à fonctionner », il n’y a pas trace d’une quelconque volonté perverse de complexifier le droit ni de pourrir la vie des assujettis. C’est plutôt le résultat du croisement, sympathique à première vue et conforme au génie national, de la volonté du peuple, de la bénévolence des élus et des intérêts catégoriels des fonctionnaires, sans préjudice du poids d’une très longue histoire. Autrement dit c’est toute une vision du monde que les Français partagent largement (et croient bien à tort universelle) qui ne peut que produire une administration pléthorique, envahissante et plutôt rigide, mais aussi (ce n’est pas un hasard non plus) en règle générale compétente, scrupuleuse et honnête.
C‘est ce cadre mental lui-même qu’il faudrait parvenir à mettre en doute puis réviser si l’on voulait vraiment simplifier la gestion publique.
Au départ, il y a les capétiens, car il faut en effet remonter jusque là pour rendre notre cas intelligible. Tocqueville l’a magistralement établi dans L’Ancien régime et la révolution, essai publié en 1856 qui devait être introductif à une histoire de celle-ci dont il ne put venir à bout avant sa mort prématurée à 54 ans. La monarchie, née au sein du système seigneurial–féodal, s’en est peu à peu émancipée au fil du temps et s’est construite en opposition à la bigarrure et aux « abus » des pouvoirs locaux. Les agents du roi, de « Police, justice et finances », sont expédiés dans les provinces, pour y appliquer partout les mêmes instructions venues du monarque et de ses grands commis, faire plier les importants et niveler les différences.
Le projet de gestion rationnelle et uniforme, inspirée des Lumières qui fut au cœur de la Révolution puis de l’œuvre de « granit » de Napoléon, ne fut pas, de ce point de vue, en rupture avec l’Ancien régime mais consista à accentuer et radicaliser une tendance royale fort ancienne à la centralisation et à l’hostilité féroce aux « libertés » locales, des seigneurs, des ecclésiastiques et des bourgeois.
Si on ajoute à cela l’influence durable de la « technocratie » modernisatrice, en particulier sous le Second empire et dans les vingt premières années de la Vème République, enfin la naissance (1930 – 50) puis l’extension du système général de protection sociale, on peut dire que c’est toute notre histoire en ses profondeurs qui a concouru, par strates successives, à constituer un système administratif, éloigné des « passions » locales, puissant, uniforme et quelque peu sacralisé. En ce sens, il est symptomatique que, spontanément, les historiens chez nous se référent d’emblée aux archives publiques puisqu’en fin de compte, l’histoire de France est d’abord et avant tout non celle des Français mais celle de son Etat et de ses services.
D’où le travers, si courant et si partagé chez nous, selon lequel l’Etat est, par essence, « bon en soi », avec juste des variantes, on va le voir, selon les sensibilités. Une telle vénération passerait pour carrément bizarre dans le monde anglo-américain. Ces pays libéraux sont en effet campés sur une position de principe exactement inverse : l’administration publique et les institutions politiques ne sont pour eux qu’un « mal nécessaire » dont il importe de se méfier et il va de soi que les grandes choses se font en général en privé, dans la famille, l’entreprise, l’association … Le bon système, enfin le moins mauvais, est donc, à leurs yeux, celui qui reste proche du local, souple, adaptable au travers de la casuistique du juge, et qui gène le moins possible ce moteur de la vie qu’est le déploiement de l’énergie personnelle. Bref un discours en javanais pour un esprit français rompu au culte des « hommes d’Etat », de Paris et de la « grandeur » publique.
Un État omniprésent
Car chez nous ce qui différencie les tendances politiques est juste une façon spécifique de pratiquer le culte de l’État : ordre et autorité à droite, équité et égalité des chances au centre, solidarité et redistribution à gauche ; le résultat étant toujours le même puisqu’en pratique tous ces objectifs sont poursuivis à la fois. En revanche la mise en doute de ce culte de l’État, si bien partagé et polymorphe, est tout simplement impensable, ce qui fait du libéral intellectuel ou politique en France un marginal par vocation[3].
Donc l’État est partout, aspire puis redépense plus de la moitié du PIB, plus que nulle part ailleurs dans les pays avancés, et nul ne s’en étonne. L’évaluation de l’efficacité de ce gigantesque capharnaüm de circuits et de services les plus divers est non seulement rare mais souvent complice voire carrément de connivence puisqu’elle est faite aux 9/10 par … des fonctionnaires, souvent issus du même corps ou du même ministère que les évalués. C’est dire si on tremble ! La conclusion est donc sans surprise : quelques défauts relevés, quelques coups de plumeau à passer ça et là et le char de l’Etat peut reprendre la route. Car il incarne le BIEN. Cette conviction n’est pas seulement celle des services mais aussi d’une grande partie du public, tout comme, symétriquement, la sphère privée est, par nature douteuse et pécheresse, celle de la « société de méfiance » si pertinemment pointée par de jeunes économistes[4].
Ainsi à tout problème, en France on ne voit qu’une solution : une loi, un budget, des services. Le plus étonnant, dans ces conditions, n’est pas que nous ayons dépassé la remise de plus de la moitié de la richesse nationale au bon vouloir de l’État et des autres corps publics, mais que nous ne soyons pas montés encore plus haut, vers 60 ou 70 % ! Il est vrai que le contribuable (qui paie) tend à se désolidariser du citoyen (qui reçoit et en redemande), le premier ne suivant plus les aspirations du second : le déficit structurel et permanent des finances publiques résulte de ce hiatus profond. Toujours est il que les couches de règles continuent de s’accumuler : après l’État régalien et militaire de jadis, nous avons connu l’ère de la Sécurité sociale et nous jouissons désormais de l’État assurantiel, censé cette fois nous protéger contre tous les « risques » imaginables.
Le cas de l’automobile, dont la prometteuse plongée dans l’absurde va se déployer inexorablement dans les années à venir, est un bel exemple de la logique assurantielle ou de « précaution » (care) : une fois dotée d’un réseau routier proche de la perfection et de voitures très performantes et rapides, on s’est presque aussitôt engagés à auto détruire (c’est le cas de le dire) ce triomphe technique, via un « complet du chef » administratif destiné à sauver des vies : permis à points et radars, réduction de la vitesse au dessous des performances des véhicules des années 1950, annulant un demi siècle de travail des bureaux d’études, et, en ville, à celle du vélo, fermeture ou mise à mal de voies rapides urbaines, normes exigeantes faisant grimper par milliers d’euros le prix des véhicules, chasse aux moteurs diesel puis à tous les « thermiques », prix mirobolant du carburant (¾ de taxes) etc. ….
Ce type de raisonnement et de régulation se retrouve à tous propos pour justifier une prévention précoce dans les domaines les plus divers. On peut anticiper la montée de plus en plus oppressive « pour notre bien » de ce contrôle de nos usages avec notamment des « diagnostics » obligatoires à foison ainsi qu’un espace public bourré de caméras chassant le délinquant jusqu’au cas le plus anodin. C‘est là sans doute le nouvel horizon de l’Etat : se faisant à l’idée de ne plus pouvoir nous faire davantage les poches, il dispose en revanche de perspectives enchanteresses pour nous surveiller toujours plus[5]. La crise sanitaire a été en ce sens une « divine surprise » permettant de tester en vraie grandeur les techniques émergentes du panoptisme de nos comportements.
La coupe est elle pleine ? Non, car un dernier ensemble veille lui aussi à se déployer, et pas le moindre, le maquis des collectivités territoriales. Le décor est planté d’emblée : ces entités sont plus nombreuses dans notre seul pays que la somme de toutes celles équivalentes des autres Etats membres de l’UE… Un Français sur cent est élu local. Nous comptons pas moins de quatre niveaux d’administration territoriale, deux anciens (commune et département) et deux plus récents (communautés inter municipales et régions). Ce foisonnement ne vient pas contrecarrer la centralisation (les préfectures, bombardées plus que jamais d’instructions parisiennes sont fidèles au poste) mais plutôt se surajoute à elle et l’assemblage est d’autant moins lisible que les collectivités agissent souvent par simple délégation et selon des directives aussi précises que discrètes de l’Etat. Bien entendu, la moindre autorisation, le moindre apport financier nécessite l’intervention, au bas mot, de deux ou trois services de divers niveaux ; de ce fait, toute opération prend un temps remarquable, en général supérieur aux neufs mois de la gestation d’un être humain.
Bref, nous sommes collectivement atteints d’une véritable addiction à l’administration publique. On ne voit pas au juste ce qui pourrait nous y faire échapper. Dans ces conditions, l’incantation rituelle à la simplification, couronnée par la célébration obligée de la « numérisation » des démarches qui est censée nous combler de bonheur, fait figure d’aimable et vaine plaisanterie.
Bernard Legendre
[1] On compte en France 5, 6 M de fonctionnaires, dont + 600 000 emplois nets depuis vingt ans, uniquement du reste dans les collectivités territoriales et les hôpitaux, les effectifs de l’Etat étant durablement « gelés ».
[2] Vis-à-vis des collectivités territoriales un « Conseil national dévaluation des normes » créé en 2013 et qui doit beaucoup à la volonté de son président, le notaire et ex sénateur ornais Alain Lambert, fait une analyse assez désespérée de ce phénomène de surpoids et de ses conséquences.
[3] Il suffit de comparer la fréquence voire la banalité du recours à des textes de Tocqueville dans les lycées américains avec son caractère toujours confidentiel chez nous, en dépit d’une redécouverte engagée par R. Aron dans les années 1960. L’absence de l’enseignement obligatoire de l’économie, domestique comme d’entreprise, à la différence de la très étatique et vénérée « instruction civique », est tout aussi éloquente.
[4] Y Algan et P Cahuc – Cepremap - 2007.
[5] On sait que des penseurs français ont de longue date vu venir la dérive vers cette forme d’oppression aussi absolue que bienveillante, dont B. de Jouvenel (Du pouvoir, 1945) ou Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975).