Total et le pétrole vert
Total est une des grandes entreprises mondiales du pétrole. Depuis 1924, la société a prospéré à l’époque de l’exploration scientifique des utilisations de cette matière noire. Devenu ensuite l’or noir, la géopolitique et le marché ont fait subir de graves pressions sur le secteur. Aujourd’hui, le passage au vert pour un respect de la nature et un apport aux générations futures obligent ce géant à retravailler sa stratégie. Entre greenwashing et actes, démêlons les promesses et les enjeux de ce groupe.
En 2018, 4 662 millions de tonnes de pétrole ont été consommés dont environ 15% en Europe. Cette ressource permet à des milliards d’êtres humains de manger, se déplacer, s’éclairer ou se vêtir. Depuis sa découverte en 1859, son titre de ressource stratégique donné en 1910 et ses nombreuses crises, l’or noir est omniprésent dans nos modes de vie. Chaque jour, des équipes de prospection partent dans le froid, les profondeurs ou les sites vierges pour espérer retarder la date où la dernière goutte d’hydrocarbure sera pompée. Aujourd’hui, bien qu’il soit impossible d’en connaitre exactement les paramètres, l’EIA (Energy Information Administration) estime qu’il reste quarante-trois ans de réserves [1]. Total, en tant que sixième producteur mondial, subit de multiples pressions antagonistes : rester dans la course de la production, envisager sa reconversion semi-totale, vivre avec la transition écologique mondiale et rester attractif à la vue des nouvelles générations. Dans quelle direction se meut Total et les efforts fournis sont-ils suffisants ?
Le cap vert
Évidemment, il serait plus simple de renverser le problème : savoir exactement quand le pétrole n’existera plus et à partir de là, construire un agenda de transformation énergétique vers des énergies propres. C’est sur ce constat que se fondent les ressources actuelles des sociétés pétrolières. Malmenées par la géopolitique, elles ne font que jouer avec les stocks, les ventes et la production. Néanmoins, les groupes n’étant pas les seuls aux commandes de cet appareil énergétique complexe, les gouvernements et institutions internationales signent des accords contraignants l’utilisation des produits finis grâce, par exemple, à des leviers de bonus/malus. Enfin, au-delà de cette démocratie, de très nombreuses associations, laboratoires, groupes d’experts et entreprises privées concluent sur des feuilles de route beaucoup plus alarmistes : pour le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) par exemple, toute la production doit se restreindre à ne prélever que les deux tiers des ressources pétrolières mondiales en vue de réaliser l’objectif climat des 2°C.
D’autre part, ne nous voilons pas non plus le visage, un tournant radical vers les énergies renouvelables n’est pas envisageable pour la seule raison de leur disponibilité : on ne peut compter sur le vent et le soleil pour fournir de l’énergie toute la journée. Il faut cependant investir dans les nouvelles technologies qui permettront de pallier ces contraintes en utilisant par exemple des méthodes de stockage à faibles pertes (hydrogène, chaleur, énergie de pesanteur[2]), ou bien en changeant nos habitudes de consommation « ce n’est pas Versailles ici ». Total fait le pari de la multitude en diversifiant ses connaissances techniques par le biais d’acquisitions nombreuses depuis 2011. D’ici 2040, l’objectif est fixé : réaliser entre 15 et 20% du chiffre d’affaires sur la vente d’électricité faiblement émettrice de CO2. En suivant ce cap, Total sait qu’il devra investir plus de 1,5 milliard d’euros par an (0.7% du CA).
En suivant les acquisitions de Total sur les dix dernières années on peut tracer le graphique suivant[3] :
Le résultat peut paraître perturbant car en effet sur les dix dernières années on peut penser que Total vire de bord : le groupe a acquis totalement ou en partie douze entreprises liées aux énergies carbonées et neuf liées aux énergies renouvelables. Néanmoins, ne perdons pas de vue la valeur des achats. En effet, même avec le peu de chiffres publics, on peut apercevoir que la valeur des biens carbonés dépasse de trois fois celle des biens renouvelables pour chaque transaction.
Mais peut-on se racheter ? Car en effet c’est ce que Total nous montre, le groupe à l’origine de 1% des émissions mondiales de CO2 ne prend pas la direction d’un changement de son activité mais d’une dilution de ses actifs. Il ne change pas, il met un masque. Peut-on dire que Total prend un tournant écologique en rachetant des centrales solaires qui tournent déjà à plein régime depuis quelques années ? Le groupe ne les a pas construites, il en tire le profit et l’image. Bien sûr, dans les années qui suivent il peut se renforcer technologiquement et participer à l’élaboration de nouvelles centrales mais rien n’est moins sûr. Par ailleurs, Total et d’autres groupes plus petits de tous secteurs suivent très souvent des actions de rachat ou de financement de projets écologiques au travers de plantation d’arbres par exemple : ils suivent tous une politique d’économie environnementale capitaliste. Ou comment se dédouaner par l’argent.
Lorsque ce groupe réalise 209 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, on peut se questionner sur l’intérêt de verser un milliard d’euros dans le renouvelable alors que ce sujet est beaucoup plus mis en avant dans sa communication publique.
Une conscience verte ?
Comme le fait Hiboo, il est très intéressant de s’intéresser aux résultats des entreprises. Celui-ci est certes un document public, obligatoire et audité, mais il est surtout le lieu d’une communication acharnée de bien pensance et de manipulation idéologique. Si vous en avez l’occasion, jetez un œil sur les couvertures de ces rapports, vous comprendrez très vite. Avant 2019, toutes les premières pages montrent le pétrole en tant que force internationale : des raffineries, la logistique, des stations offshores et les équipes bien sûr ; des arguments puissants pour montrer au monde que l’industrie pétrolière est dominante. Après 2019 – c’est-à-dire l’an dernier, voilà un retournement mal digéré : une première page remplie de panneaux solaires.
Ne nous arrêtons pas là, en regardant de plus près les acquisitions de Total des dix dernières années, c’est en 2016 que la stratégie du groupe change rapidement avec en particulier l’acquisition de Saft (producteur français de batteries). En particulier, on voit pour la première fois dans le rapport général[4] du groupe de 2017 l’ambition « devenir la major de l’énergie responsable » apparaitre dans la première section. Puis en 2019, le secteur renouvelable « Integrated Gas, Renewables & Power » devient le premier secteur à être présenté avant même le secteur principal et historique « Exploration-Production ». Ce revirement marketing s’appuie sur l’image et l’ambition de produire en 2025, 25 GW d’énergies renouvelables dans le monde ; pour comparaison, chez Total en 2019, 3 GW étaient produits par des énergies propres et 220 GW par des énergies fossiles. Pourquoi vouloir autant afficher du vert sur une histoire hors norme ? Un premier élément de réponse est bien sûr de garder une attractivité forte envers les nouvelles générations.
Précisons enfin que Total n’intervient pas seulement dans les énergies renouvelables mais expose une définition plus large de son ambition : les énergies bas carbone. Selon leur définition, cela représente le gaz naturel, les énergies renouvelables, le stockage de l’énergie, l’efficacité énergétique, les biocarburants et le captage et la valorisation du CO2 solide. C’est pour cela d’une part que les acquisitions des dernières années sont autant diversifiées et que d’autre part, le groupe pourra facilement atteindre ses objectifs en mêlant des technologies matures et des technologies en puissance.
L’EIA est clair sur l’objectif de route de l’énergie mondiale et prévoit que 30% du mix énergétique sera consacré aux énergies renouvelables d’ici 2040, dans vingt ans. Pour le moment, Total intervient au travers de vingt-trois projets répartis dans quatre zones géographiques dans le monde. On peut mettre en avant son projet de centrale solaire concentrée à Shams (Émirats Arabes Unis), qui permettra de fournir de l’électricité à vingt mille personnes ou encore le développement du site de La Mède en France pour la production de biocarburant. Enfin, plus activement, le développement de panneaux solaires sur toutes les stations essences du groupe est prévu et est en cours de déploiement via la filiale Total Quadran. Total ne manque plus de ressources et ses acquisitions renforcent son tissu d’activité en France et dans le monde. Pour confirmer ses objectifs, le groupe financera bientôt son développement à hauteur de trois milliards d’euros par an (1.5% du CA).
La stratégie de Total se base sur une externalisation des procédés pour acquérir les ressources de la chaine de production et ainsi améliorer la compréhension de la logistique globale. Améliorer son réseau et ses projets augmente considérablement les frais de fonctionnement de l’entreprise mais sa vision globale lui fait remarquer les goulets d’étranglement et les opportunités à saisir. Dans les années qui suivent, Total va continuer d’acquérir ce savoir-faire pour en tirer un plus grand bénéfice commun.
Il est assez difficile de comprendre si Total réussira à tenir les objectifs fixés au niveau international mais sa position de second rang mondial facilite l’adaptation à tous les niveaux du groupe et des filiales. Cependant, Total ne subit pas une ligne de conduite mondiale en ce qui concerne son redéploiement stratégique face à l’effondrement certain du marché pétrolier et à la maturation des énergies renouvelables. Sa performance tient en sa capacité de réponse rapide et argumentée grâce à son savoir-faire historique et récent, ses partenariats et ses projets. Souvent qualifiée de greenwasher, la politique de communication est en effet désastreuse et on lit très vite sous le masque l’ambition de contrôler progressivement un nouveau marché. Gardons un œil sur les ressources clefs du développement de cette entreprise et vérifions les résultats annoncés ainsi que leurs causes pour être sûr de la bonne ligne d’action du groupe français.
Bibliographie :
[1] IEA, « oil », 23 septembre 2020, https://www.iea.org/search?q=oil
[2] Energy Vault, https://energyvault.com/
[3] Total, 23 septembre 2020, https://www.total.com/fr/medias/communiques-presse
[4] Total, Document de référence 2017, 2017, https://www.total.com/sites/g/files/nytnzq111/files/atoms/files/ddr2017-fr.pdf