Une autonomie militaire spatiale à dure épreuve
Comment protéger nos intérêts et quels dangers courent-ils ? Avec la digitalisation des services, de l’information et même de la guerre, notre armée doit se mettre à jour et utiliser toutes les ressources territoriales que notre pays peut offrir. Fort d’un passé spatial mondialement reconnu, les défis s’additionnent pour que nous restions demain autonomes. Aidés par l’Europe, de nombreux projets se déploient pour rester dans la course de l’innovation mondiale.
L'espace est fascinant. Nous nous sommes déjà intéressés dans les deux premiers éditos aux satellites et au marché international qui en découle. Celui-ci fait travailler toutes les chaînes de production et d’innovation de ce secteur en France, en Europe et partout dans le monde. Cependant, avant de vouloir opérer un satellite, il faut le lancer. De la première fusée Diamant au programme Ariane, la France reste un acteur non négligeable aux multiples records mondiaux. Plus qu’un intérêt économique, l’espace est, de par son histoire, un intérêt militaire. Qui ne fut pas surpris de voir les États-Unis se doter d’une force militaire spatiale en 2019 ? Aujourd’hui la France, elle aussi, vient de créer sa propre force militaire dotée d’un budget de 4.3 milliards d’euros sur sept ans. Son but est d’une part de mettre en orbite les moyens de défense et de renseignement nécessaires aux opérations sol, mais aussi de mettre en place ce qui sera peut-être demain une réelle force d’action. Comment la France se bat-elle pour rester un des acteurs mondiaux de l’espace ? Appliquée aux contraintes de la défense, comment investissons-nous dans notre autonomie de demain ? Enfin, avec qui travaillons-nous et quels sont les grands projets actuels de défense ?
1-La France, ses lanceurs, ses atouts à ne pas oublier
Si vous suivez l’actualité spatiale, vous avez surement dû constater le départ de trois missions spatiales robotiques vers Mars : une américaine, une chinoise et enfin une émirati. Ce moment est important car il ne peut se réaliser que tous les deux ans en raison de la distance séparant les astres. L’Europe de son côté devait envoyer le rover Rosalind Franklin dont nous avions déjà parlé mais elle a raté le coche, ses compagnons le verront atterrir dans deux ans en croisant les doigts.
On parle beaucoup de Mars car on souhaite y découvrir ce que l’homme a toujours espéré : des traces qui montreraient que nous ne sommes pas l’exception. Pourtant, il y a de grandes chances pour que l’on n’y trouve que des cailloux. Certains l’ont bien compris et commencent déjà à préparer la deuxième vague : la vague économique. Comment aller chercher des ressources qui nous manquent ici ? Enfin, d’autres, plus précurseurs, y voient la vague touristique[3]. Bien qu’aller sur la lune ait été un exploit, la vitesse a été freinée et l’engouement est retombé. Après des décennies d’inactivité humaine, combien de personnes sont maintenant intéressées par ce qui se passe là-haut ? Pourtant, comme nous l’avons déjà montré dans les deux éditos sur le spatial, le marché est déjà en train de se former.
Si vous lisez la science-fiction -Herbert, Asimov pour ne citez qu’eux-, vous vous direz qu’il manque une étape que nous n’avons toujours pas franchie pour aller plus loin, pour ne pas rester au stade de la découverte passive. Hyperchamp, collapsars, cette étape est la possibilité de voyager rapidement d’un endroit à un autre – ou plutôt, voyager peu cher.
Aujourd’hui, tout repose sur la technologie de propulsion classique : les objets éjectent de la matière. Les lanceurs français puis européens sont des lanceurs qui ont déjà fait leurs preuves, ils sont issus de programme de recherches des années 70. Ariane pour le lanceur lourd et Vega pour le lanceur léger. Ils ont leurs atouts mais aussi leurs faiblesses. Cependant, pour rêver et partir dans les idées évoquées plus haut, il faut des lanceurs qui permettent d’apporter toujours plus de matières premières. L’ISS ne s’est pas construite en deux lancers. La masse maximale pouvant être lancée actuellement est de vingt-six tonnes par un lanceur américain - pour comparaison, Arianne 5 peut lancer dix tonnes. Demain, les États-Unis comme la Chine souhaitent envoyer cent tonnes, leur ouvrant la possibilité à eux ou leurs amis de passer à la prochaine étape de l’expansion humaine.
Si vous avez compris, l’intérêt n’est pas seulement de construire les satellites mais de les lancer. Et ces lanceurs se payent cher surtout quand un pays n’en a pas. SpaceX vient par exemple d’envoyer le premier satellite militaire sud-coréen[1]. Ariane 6, elle, va bientôt décoller de son nouveau pas de tir de Kourou mais d’autres versions sont déjà dans les bureaux d’études. En effet, lorsque le marché est aussi concurrentiel, le CNES a dû redéfinir sa manière de travailler. Dans cette optique, ArianeWorks (50% CNES et 50% ArianeGroup) est née[4]. Cette équipe s’occupe de découvrir et mettre en pratique les briques technologiques qui serviront pour le lanceur de demain. Ariane 6 (se) doit être 40% moins cher qu’Ariane 5.
Néanmoins, la fusée européenne n’arrive toujours pas à la cheville de la concurrence : SpaceX vient de réussir l’exploit de récupérer les coiffes de sa falcon9 (enveloppe située au sommet de la fusée et qui protège les satellites jusqu’à l’espace avant de se séparer) qui étaient jusqu’alors perdues dans la déchetterie spatiale. Cet exploit mondial de la seule fusée semi-réutilisable, la falcon9, permet de sauver six millions d’euros par fusée soit à peu près dix pourcents de son prix.
La bataille est rude mais comme nous l’avons vue, l’indépendance spatiale oblige les autres pays dont les Européens à utiliser des solutions existantes qui respectent leur confidentialité. Le Royaume-Uni ,par exemple, vient de signer à nouveau un contrat avec Airbus pour que ces satellites militaires continuent d’être produits en Europe[2]. Il en va de même pour notre autonomie de lancement.
2-La défense et l’utilité de l’espace
Mais militairement à quoi sert l’espace ? En effet, il n’y a pas de guerre dans l’espace, en tout cas pas dans le sens conventionnel. Il n’y a pas de frontière, pas de restriction et seuls les états sont responsables de leurs objets et des dégâts qu’ils peuvent causer. Cependant, en mars 2019, l’Inde a testé un missile spatial qui permet de détruire des satellites.
Le but d’un satellite militaire est multiple et ses capacités ne vont que grandir d’année en année. Pour le moment, il peut visualiser avec une précision de quelques centimètres l’avancée de troupes et le déploiement de blindés ennemis. Il peut connaitre les stocks en eau, en carburant, en munitions de diverses forces partout dans le monde et de façon journalière. Il peut contrôler les mouvements de populations, les désastres et l’utilisation de produits chimiques avant que des conséquences soient dévastatrices. De plus, il sert de relai pour les troupes sur tous les hémisphères de façon rapide et sécurisée. Il existe même certains satellites dont le but est de visualiser d’autres satellites, de les écouter et de les mettre hors de fonction pour finalement trouver la position radar des ennemis sur le sol. C’est donc une aide incontestable pour réagir rapidement et avec des informations plus précises et furtives que n’importe quel autre appareil.
Enfin, en tant que garant du territoire français, les satellites permettent aussi de vérifier qu’aucun objet spatial ne chute et ne créent de dégâts sur notre sol, ou que d’autres satellites ne passent au-dessus de points sensibles pendant des exercices secrets.
Vue hier comme une fonction support, l’utilisation de l’espace est de plus en plus un terrain d’échauffourées. Jusqu’en 2022, Airbus et Thalès Alenia Space construiront cinq nouveaux satellites militaires français. Avec le programme CERES, la France se mettra au goût du jour et rattrapera son retard dans l’acquisition d’une plus grande plage de fréquences d’ondes électromagnétiques.
Par ailleurs, grâce aux données récoltées, la défense exporte aussi de l’information et la vend à ses partenaires stratégiques. Un accord bilatéral de vente de données des satellites CSO a été conclu entre la France, l’Allemagne, la Belgique et la Suède.
Pour regrouper ces activités, en 2019 est née le Commandement de l’Espace sous l’impulsion de Mme Florence Parly, ministre des Armées. Basée à Toulouse près du CNES, cet organisme dépendant de l’Armée de l’Air, a sous sa responsabilité la protection de la liberté d’accès et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique. Il sera demain important de relier cette mission à la cybersécurité et aux méthodes quantiques.
3-Projets européens, innovation et feuille de route
Comme rappelé ci-dessus, la France n’agit pas seule et permet à ses alliés et en particulier aux pays européens d’utiliser ses données. Ce regroupement vise à se substituer des données américaines utilisées jusqu’alors. Diverses infrastructures militaires permettront demain d’aboutir à une information indispensable : la détection d’objet. En effet, ce que l’on appelle SSA (Space Situational Awareness) est le domaine stratégique permettant une veille continue de l’espace – de nombreuses startups en France progressent technologiquement sur cet enjeu pour devenir demain des licornes. Cette veille est ensuite utilisée pour protéger nos satellites, réduire le nombre d’erreurs et donc rallonger leur temps de vie, ou encore prévenir l’arsenalisation[5] de l’espace.
GRAVES est un instrument unique en Europe situé sur une base militaire française de Haute-Saône qui réalise cette veille. Développé par l’ONERA et opérant depuis 2005, cet appareil a permis à la France de détecter entre autres une trentaine de satellites espions Américains, Chinois et Russes non répertoriés qui orbitaient au-dessus de notre territoire. Sa capacité de détection va être améliorée grâce au financement de l’Union Européenne à hauteur de 70 millions d’euros. En contrepartie, les données seront agglomérées au réseau européen de surveillance de l’espace (EUSST – European Space Surveillance Tracking).
En dehors de ses nombreux capteurs passifs, l’Europe et en particulier l’Ouest, se dote actuellement de compétences actives dans le but de former une armée renouvelée, prête aux conflits du XXIème siècle : ce sont les projets MGCS (Main Ground Combat System) et FCAS (Future Combat Air System)[6].
Ces projets portés par l’Allemagne et la France ont pour but de moderniser les chars et avions militaires pour 2035. Ces appareils vont être développés avec toutes les nouvelles technologies dans nos groupes industriels de pointe. Pour ce faire, les acteurs souhaitent intégrer de nombreuses startups, laboratoires et PME pour enrichir le produit final. En particulier, ces systèmes reposeront sur une connaissance tactique de leur terrain créé par une toile de connexions entre les appareils. Les chars communiqueront avec les avions de reconnaissance, avec les avions lourds, puis avec les satellites, le tout de façon sécurisée. Les satellites sont donc partie prenante des projets du futur. En parallèle, toute une branche de cybersécurité civile et militaire va se développer avec l’appui du quantique. Ces domaines encore peu exploités voient déjà de nombreuses startups apporter l’innovation nécessaire aux futurs produits que de grands groupes achètent à prix d’or.
Ces technologies qui vont être développées pour ces programmes auront des retombées très intéressantes sur toutes les industries qui cherchent toutes de plus en plus à protéger leurs données localement pour ne pas être volées ou manipulées. Sur cette carte par exemple[7], vous verrez que des centaines de milliers d’attaques informatiques sont recensées dans le monde chaque jour.
L’Europe souhaite depuis quelques décennies s’affranchir de la technologie américaine. Galiléo, par exemple, est un de ces programmes dont le but est de quitter le système GPS. Être autonome, c’est connaître l’information aussi bien, voire mieux que le voisin ; c’est aussi ne pas avoir de trous ou ne pas penser que l’on nous trompe. Pour réaliser cet objectif, l’Europe et la France ont un fort potentiel militaire et civil qui se développe. Même si nous n’avons pas les mêmes ressources économiques, notre force réside dans les compétences de nos pays qu’il faut employer localement et que le monde reconnaît.
Bibliographie :
[1] Capital, SpaceX envoie dans l’espace le premier satellite militaire sud-coréen, 21 juillet 2020, https://www.capital.fr/entreprises-marches/spacex-envoie-dans-lespace-le-premier-satellite-militaire-sud-coreen-1375857?r=0.5977028181336035
[2] Airbus, Airbus signs contract with UK Ministry of Defence for Skynet 6A satellite, 19 juin 2020, https://www.airbus.com/newsroom/press-releases/en/2020/07/airbus-signs-contract-with-uk-ministry-of-defence-for-skynet-6a-satellite.html
[3] Virgin Galactic dévoile son vaisseau spatial touristique, 28 juillet 2020, https://www.virgingalactic.com/
[4] ArianeWorks, ArianeGroup and CNES launch ArianeWorks acceleration plartform, 21 février 2019, https://www.ariane.group/fr/photo-video/arianegroup-and-cnes-launch-arianeworks-acceleration-platform/
[5] Portail-IE, La surveillance de l’espace : un enjeu stratégique de souveraineté, 8 janvier 2020, https://portail-ie.fr/analysis/2255/la-surveillance-de-lespace-un-enjeu-strategique-de-souverainete
[6] Airbus, Future Combat Air System (FCAS), juillet 2020, https://www.airbus.com/defence/fcas.html
[7] Fireeye, https://www.fireeye.com/cyber-map/threat-map.html