Une nouvelle fiscalité internationale pour une nouvelle économie ?
Depuis que la mondialisation est une réalité, les pays sont en compétition pour attirer ou retenir des entreprises sur leur sol avec des taux d’impôt sur les sociétés attractifs, ce qui a conduit à une course au moins-disant fiscale. Aujourd’hui, le monde se trouve face à un tournant : le taux moyen d’IS (impôt sur les sociétés) devrait augmenter après trois décennies de baisse et l’établissement de règles fiscales internationales limitant réellement les transferts de bénéfices et les paradis fiscaux n’a jamais semblé aussi proche. Plus qu’une simple conséquence de la conjoncture actuelle, ces évolutions semblent aussi révélatrices d’un changement de paradigme économique.
La fin de décennies de baisse des taux d’IS dans le monde ?
Depuis le début des années 90, les taux moyens d’impôts sur les sociétés dans le monde, l’OCDE et l’UE étaient en baisse quasi-constante, la moyenne mondiale passant d’environ 38% en 1993 à un peu moins de 24% depuis la fin des années 2010. Du fait des taux moindres en Europe de l’Est, la baisse fut plus prononcée dans l’UE dont la moyenne se situe aujourd’hui autour de 21%. Difficile de ne pas voir dans ce phénomène les effets du consensus de Washington, préconisant une imposition moindre des entreprises, et des idées (néo)libérales, comme celles de Milton Friedman qui imaginait un système sans IS dans lequel chaque actionnaire supporterait la charge de l’impôt sur la part des bénéfices qui lui est attribuable.
La tendance semble aujourd’hui sur le point de s’inverser. Le Royaume-Uni par exemple doit passer de 19% à 25% d’ici 2025, mais ce sont surtout les États-Unis qui portent ce changement. Coupant court aux programmes de baisses d’impôts de son prédécesseur, Joe Biden a en effet dévoilé fin mars un plan d’investissement dans les infrastructures du pays à deux trillions de dollars, le plus ambitieux depuis « la création de l’Interstate Highway System et la course à l’espace dans les années 1960 », et compte le financer en faisant passer le taux fédéral d’impôts sur les sociétés de 21% à 28% sur les quinze prochaines années. Évidemment, d’autres pays, comme la France, s’apprêtent à baisser leurs taux d’IS, mais il s’agit pour cette dernière de converger vers la moyenne. On peut donc s’autoriser à voir dans ces évolutions récentes la fin d’une race to the bottom qui a longtemps irrité les responsables politiques.
Vers une réforme de la fiscalité internationale ?
Les annonces de Joe Biden ne se limitent pas à une augmentation du taux fédéral d’IS. Le président américain est bien conscient que ces mesures risquent de mettre à mal la compétitivité des États-Unis et de faire fuir nombre d’entreprises contribuables. C’est pourquoi son projet est accompagné par des ambitions de réformes à l’échelle internationale. Dans un document envoyé à une bonne centaine de pays, il propose en effet d’instaurer un taux minimal mondial de 21% et de permettre aux différents gouvernements de prélever une taxe sur les ventes des plus grosses entreprises (a priori les 100 premières), qu’elles aient une présence physique dans le pays ou non.
Qui s’est intéressé de près ou de loin aux questions de fiscalité internationale ces dernières années aura remarqué que les propositions du président américain ne sont pas si originales. En effet, depuis plusieurs années déjà, 135 pays (ceux à qui furent adressées les propositions de Biden) sont en négociations à l’OCDE pour établir de nouvelles règles fiscales à l’échelle mondiale. Les discussions, qui depuis l’année dernière semblaient être dans une impasse, s’articulent autour de deux « piliers » qui ne sont pas sans rappeler le projet américain : un nouveau régime d’imposition des multinationales (avec en ligne de mire les GAFAs) et un taux minimal d’IS. Quoiqu’il en soit, les propositions américaines « relancent les négociations et c’est très positif », pour reprendre les mots de Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscale de l’OCDE. Selon lui, ces nouvelles règles permettraient aux États-Unis et aux autres pays d’augmenter leurs recettes fiscales, d’amener « la paix » dans l’environnement fiscal international post-Covid et de mettre un coup de frein aux transferts des bénéfices vers les paradis fiscaux.
Un changement de paradigme ?
A première vue, il semblerait que les États-Unis ouvrent la voie à une nouvelle ère et abandonnent le plus si consensuel consensus de Washington pour revenir à une sorte de neo-Keynésianisme. En effet, les hausses d’impôts, les plans d’investissement gigantesques avec à l’esprit le fameux effet multiplicateur Keynésien et le retour à une politique de la demande et non seulement de l’offre semblent trancher avec le discours qui s’est imposé aux États-Unis et dans le reste du monde occidental depuis les années 1980. Exit donc les concepts tels que la courbe de Laffer et « Starve the Beast », on ne craint plus ni le Big State ni le Big Government.
Tout cela reste tout de même à nuancer. Les dix propositions pour une libéralisation économique, destinées aux États en faillites à la fin des années 1980, qui constituent originellement le consensus de Washington, sont selon leur auteur John Williamson devenues simplement des bonnes pratiques de politique économique (e.g. libéralisation des flux de capitaux, du commerce extérieur, une certaine responsabilité fiscale…) et ne devraient a priori pas être remises trop radicalement en cause. Ce qui est abandonné, c’est plutôt le consensus dans son deuxième sens, plus large, celui d’une idéologie politico-économique recherchant le libéralisme pour le libéralisme (ce qui n’est pas ce que Williamson avait en tête). Ce deuxième sens n’a jamais vraiment fait consensus, on l’avait même déjà annoncé mort et enterré au G20 de Londres en 2009 à la suite de la crise financière. Notons de plus que ces programmes d’investissements publics sont pour citer le discours de Joe Biden devant le congrès « once in a generation ». Il s’agit plutôt ici de mettre à jour un certain nombre d’infrastructures désuètes, de renforcer le filet de sécurité social américain et de relancer l’économie. En sommes, des mesures qui auraient pu être celles des New Democrats du temps de Bill Clinton ou de Barack Obama.
Ce potentiel changement dans la fiscalité américaine et internationale semble tout de même révélateur de changements structurels dans l’économie. La nouvelle politique fiscale américaine a pour but de redonner du poil de la bête aux classes moyennes et surtout de se donner les moyens de lutter contre le réchauffement climatique. Comme le dit Joe Biden, « when I think climate change, I think jobs ». Cette direction que l’on veut faire prendre à l’économie nécessite des investissements massifs qui ne peuvent être laissés au seul marché et peut être l’occasion de réduire des inégalités qui sont de moins en moins acceptables. Enfin, les nouvelles règles fiscales internationales seraient aussi une manière d’adapter l’impôt à une économie de plus en plus dématérialisée, où des firmes opérant dans l’espace numérique peuvent s’affranchir de payer dans le monde physique des impôts sur des profits qui sont pourtant bien réels.
Il y a donc un air de changement dans le paysage fiscal international, à la fois suivant et annonçant une transformation de l’économie. Si les années 1980 avaient marqué une profonde rupture dans le système économique occidental, l’état de fait qui en a découlé semble s’être essoufflé avec la crise de 2008 et tout au long des années 2010. Aidée par la pandémie, c’est peut-être une nouvelle rupture qui se prépare, portée par les États-Unis à un moment où leur leadership est de plus en plus remis en cause par d’autres puissances. Une situation qui n’est pas sans rappeler la rupture Reagan, après une décennie de déclin (relatif) américain et d’avancées soviétiques (on remarquera d’ailleurs que deux de ses slogans, « Let’s Make America Great Again ! » et « Bringing America Back ! », ont sans doute inspiré aussi bien le slogan trumpiste que le « America is Back ! » de Biden). Une différence peut-être : cette fois-ci l’Amérique semble privilégier le multilatéralisme, tant les défis du XXIème siècle sont mondiaux.