Vers un super cycle des matières premières ?
À la fin avril, la banque Goldman Sachs a annoncé l’ouverture prochaine d’un nouveau super cycle des matières premières. Ces projections sont notamment alimentées par le reflux de la pandémie mondiale et la prévision d’une reprise économique. Le pétrole, le cuivre mais également le maïs et le soja pourraient être les principales locomotives de ce super cycle, qui ferait suite à une période de modération du prix de la plupart des matières premières. Si des signes de reprise économique de nature à augmenter la demande de différentes matières premières s’observent, la présence de tendances structurelles capables de soutenir les prix à moyen-long terme n’est pas certaine, d’autant que le terme de matière première recouvre des biens hétérogènes dont le comportement n’est pas nécessairement uniforme.
Les matières premières sont variées et volatiles : il n’est pas aisé d’identifier le démarrage d’un cycle a priori.
Les matières premières ont en commun leur place au début du processus de production et peuvent être divisées en trois familles : les métaux, au premier rang desquels se trouve le cuivre du fait de son rôle essentiel dans la production industrielle ; les matières premières énergétiques, comme par exemple le pétrole et le gaz ; les matières premières agricoles, particulièrement sensibles aux aléas climatiques.
Ces trois familles partagent des destins dissemblables : les matières premières énergétiques et métaux ont vu leurs prix augmenter avec régularité depuis 1850 tandis que le prix de matières premières agricoles a baissé sur la période.
Agrégés et déflatés, les prix des matières premières ont cru d’environ 252% depuis 1900, principalement du fait des matières premières énergétiques. Lorsque l’on soustrait ces dernières à l’échantillon, la hausse est d’environ 8% sur la période. Si l’on enlève les métaux, on observe une baisse de 4% depuis 1900.[1]
Si des tendances de long terme peuvent être identifiées, l’observation de séries plus courtes dans le temps fait apparaitre une importante volatilité qui s’est accrue dans les 40 dernières années. Ces booms ont une durée moyenne de 2,5 à 4,5 ans et entrainent une déviation des prix par rapport à la tendance de long terme de 50% à 100% à leur pic[2]. Ils sont suivis de dépressions de 30% à 50% des prix par rapport à la tendance (Jacks, op.cit.).
Il existe enfin une troisième analyse des prix des matières premières, complémentaire aux approches de très long et court terme : les super cycles.
Ces périodes durent de 20 à 70 ans et correspondent à une hausse puis à une baisse généralisée des cours des matières premières. Ces cycles sont déclenchés par la conjonction d’une hausse de la demande mondiale et l’inélasticité de capacités de production contraintes qui s’ajustent avec lenteur du fait de la nature des biens vendus, qui doivent être extraits, semés ou élevés. Ces super cycles coïncident avec des périodes de développement économique identifiables et entrainent à leur pic une hausse soutenue dans le temps des prix au-dessus de leur tendance de long terme. Ce pic implique une correction en bas de cycle.
La littérature économique atteste de la matérialité de tels cycles durant le siècle et demi écoulé. Ceux-ci se décomposent comme suit : 1890-1910-1930 ; 1930-1950-1960 ; 1960-1970-1990 (date de début de cycle, date de pic, date de fin de cycle). Ces dates suggèrent que l’industrialisation des États-Unis, les deux Guerres mondiales, les « 30 Glorieuses » et le « miracle économique japonais » ont déclenché et soutenu les super cycles passés.
La modération du prix des matières premières à la suite du dernier super cycle a marqué son niveau le plus bas dans les années 2010. La lente tendance haussière qui s’observe actuellement pour certaines matières premières, telles que le cuivre, pourrait constituer un simple retour à la tendance structurelle. Au regard de la distribution dans le temps des super cycles passés, il ne serait pas improbable non plus que nous nous situions dans la phase ascendante d’une telle tendance. Il faudrait cependant que des déterminants de hausse structurelle de la demande viennent appuyer cette dernière thèse, d’autant plus que la période de développement soutenue de la capacité industrielle chinoise qui a suivi son entrée dans l’OMC en 2001 s’est achevée[3].
Le démarrage d’un super cycle nécessite un important choc de demande appelé à durer dans le temps.
L’analyse de séries statistiques s’étendant entre 1871 et 2015 permet de conclure que les chocs de demande expliquent 80% de la variation des prix des matières premières sur la période, et 82% à partir de la seconde guerre mondiale, la part restante correspondant aux chocs d’offre[1].
Le ralentissement économique induit par la pandémie a ainsi déprimé les prix de certaines matières premières, les plus affectées étant les matières premières énergétiques et les métaux : l’offre de pétrole a considérablement excédé la demande au premier semestre 2020 du fait de la réduction de la demande de transport. Le cuivre et le zinc ont enregistré des baisses de demande d’environ 15% au cours du premier semestre 2020. Les matières premières agricoles n’ont enregistré qu’une baisse de 9%, notamment du fait de la baisse de la demande de caoutchouc, dont les 2/3 de la production sont transformés en pneus (-25% au cours du premier semestre 2020)[2].
Cette évolution à la baisse des prix illustre l’importance de la demande dans la formation des prix des matières premières. Elle constitue une évolution conjoncturelle qui a déjà commencé à se résorber avec le reflux de la pandémie et des mesures de confinement dans le monde.
Les anticipations de prix du cuivre telles qu’indiquées par l’évolution des contrats d’achat à terme ne cessent d’augmenter depuis la fin du premier trimestre 2020, à peu près l’époque du début de la reprise de la production industrielle en Chine, qui avait été désorganisée par la pandémie.
Le cuivre est un métal essentiel à la production industrielle, notamment car il est un conducteur de chaleur et d’électricité. Les plans de relance annoncés dans l’UE, aux États-Unis ou encore en Chine soutiennent le développement technologique, les efforts de réduction des émissions de CO2 et prévoient d’investir dans des infrastructures telles que la 5G ou les bornes de recharge nécessaires aux véhicules électriques. Ces plans de relance vont accompagner la hausse structurelle de la demande de cuivre : la production d’électricité au moyen des énergies renouvelables requiert jusqu’à 12 fois plus de cuivre que les méthodes antérieures de génération[3]. Les véhicules électriques contiennent 4 fois plus de cuivre que les véhicules thermiques[4].
Face à cette augmentation de la demande de cuivre, la capacité de production est singulièrement concentrée : le Chili et le Pérou représentent près de 50% de la production mondiale de cuivre, la seule CODELCO chilienne représentant 10% de la production mondiale[5].
Dans un contexte de bas de cycle, les compagnies d’extraction ont ralenti leurs investissements ces dernières années. La baisse conjoncturelle de la demande induite par le Covid a accru ce mouvement : la CODELCO a interrompu en 2020 l’extension de ses deux plus importantes mines, le plus grand projet minier chilien, Quellaveco, a également interrompu durant 3 mois en 2020.
La production de cuivre, compte tenu des projets miniers en cours et du retour à pleine capacité des mines existantes, augmentera de 5% par an d’ici à 2024[6]. Le temps et les capitaux nécessaires à une augmentation substantielle de la production rendent cette offre très inélastique : la matérialisation d’un important choc d’offre sur une période soutenue pourrait déclencher un nouveau super cycle du cuivre si la croissance de la demande excédait durablement 5% par an.
D’autres métaux nécessaires notamment à la construction de véhicules électriques suivent la même tendance : les prix du lithium et du cobalt nécessaire aux batteries ont augmenté de respectivement 100% et 40% cette année, le néodyme, une terre rare utilisée dans les moteurs électriques, a également augmenté de 40% en un an.
Certaines matières premières agricoles enregistrent également une tendance haussière, conjonction de mauvaises récoltes aux États-Unis du fait d’épisodes climatiques du côté de l’offre, et d’une demande accrue de maïs et de soja de la part de la Chine, dont le cheptel porcin a été décimé par une épizootie (épidémie frappant les animaux) à partir de 2019 et doit à présent être reconstitué. Les besoins excédant la production chinoise, une pression s’est faite ressentir et a alimenté une hausse continue et soutenue des prix du soja et du maïs à partir d’aout 2020[7].
Cette augmentation, bien réelle, semble cependant procéder de facteurs conjoncturels. A moins d’épisodes climatiques réduisant fortement la production mondiale, de fortes variations semblent à écarter[8]. Le ralentissement de la croissance de la production d’éthanol à 5% par an est de plus un facteur de stabilité de la demande à souligner.
La demande de matières premières énergétiques est enfin appelée à moyen terme à se rétablir, à mesure que les effets du covid se résorberont.
La croissance de la consommation chinoise, qui avait déclenché et soutenu le précédent super cycle pétrolier, ne pourra cette fois-ci servir d’accélérateur : d’autres chocs semblent également nécessaires aux matières premières énergétiques pour suivre durablement une forte tendance haussière.
La question d’un nouveau super cycle des matières premières accompagne légitimement la hausse des cours du cuivre, du maïs et du pétrole, d’autant plus que l’observation des séries statistiques rendrait plausible un tel décollage.
Derrière les courbes existent cependant des déterminants structurels qui les orientent.
Les matières premières agricoles ne semblent pas au début d’un nouveau super cycle mais traversent plutôt un épisode conjoncturel qui illustre leur volatilité accrue, notamment à cause du dérèglement climatique et de la multiplication de grandes épizooties telles que la grippe porcine.
La demande de matières premières énergétiques ne semble pas en mesure d’excéder durablement, en l’état actuel de la production, l’offre. A long terme, cette demande est par ailleurs destinée à décroître. Les effets durables de la pandémie sur les déplacements demeurent par ailleurs incertains et pourraient déprimer la demande de pétrole.
Les métaux, en premier lieu le cuivre, semblent bénéficier de nettes tendances structurelles haussières du fait des progrès de l’électrification et du développement subventionné des énergies renouvelables. D’autres métaux rares entrant dans la chaîne de production de biens de haute technologie ou à haute efficience environnementale pourraient également profiter de cet élan. Le démarrage et le maintien d’un super cycle nécessiterait cependant que la croissance de la demande excède celle de la capacité mondiale de production.
[1]From boom to bust: A typology of real commodity prices in the long run, David S. Jacks, NBER, 2013
[2] Depuis la transition vers un régime de flottement des devises à partir de 1971 qui a accru la volatilité des cours des matières premières (The Long-Run Behavior of Commodity Prices: Small Trends and Big Variability, Cashin, McDermott, IMF, 2002).
[3]How long the Commodity Blues will play? Anna Dorbec, BNP Paribas, 2016
(4)Drivers of commodity price booms and busts in the long run, David Jacks, Martin Stuermer, CEPR, 2018
(5)A shock like no other: coronavirus rattles commodity markets, Himadri Rajput et al.,Environment, Development and Sustainability, 2020
(6)CDA Position Statement on Coronavirus (COVID-19) Pandemic, Copper Development Association, Copper Alliance, 2020
(7)Glencore Annual Report, Glencore, 2017
(8)COVID-19 and the new age of copper: Opportunities for Latin America, Karina Fernandez-Stark et al., CEPR, 2020
(9)Global Data, 2021
(10)Corn and Soybeans: The Start of a New Supercycle in Agriculture?, Cargill, 2020
(11)Factors Contributing to Changes in Agricultural Commodity Prices and Trade for the United States and the World, Getachew Nigatu et al., United States Department of Agriculture, 2020