2020 : l’année où les particuliers ont investi la finance
À travers le monde, la crise sanitaire et les confinements qu’elle a entraînés ont considérablement réduit les possibilités de travailler, se divertir et surtout de consommer. Dans les pays en mesures d’accompagner financièrement leurs citoyens en ces temps de bridage de l’activité économique, un grand nombre s’est retrouvé en excès de deux choses : de temps et d’argent. Forts des nouveaux outils d’investissement à leur disposition, beaucoup se sont ainsi improvisés traders. Et si certains se font accompagner par des professionnels ou des sites spécialisés (comme hiboo !), d’autres peuvent se perdre dans un monde qu’ils ne comprennent pas toujours et dont ils ne mesurent pas les risques.
Une déferlante d’investisseurs particuliers
L’AMF rapporte qu’en 2020, 410 000 français ont passé un ordre en bourse pour la première fois (ou pour la première fois depuis au moins 2 ans). Déjà en avril, l’autorité rapportait que 150 000 nouveaux investisseurs particuliers avaient acheté des actions du SBF 120 (qui représente 80% des investissements de particuliers) lors du mois précédent, marquant le début du premier confinement. Ces nouveaux entrants de mars sont aussi, en plus d’être plus nombreux, différents de ceux des années précédentes. Ils sont plus jeunes, l’âge médian des primo-investisseurs passant de 61 à 48 ans pour les banques de réseau et de 49 à 36 ans pour les courtiers en ligne, et, sans grande surprise étant donné leur plus jeune âge, ils ont investi moins : leur montant médian investi est deux fois inférieur à celui des investisseurs particuliers historiques. Cela n’empêche que leur arrivée a mis fin à la tendance au désinvestissement que connaissait le SBF 120 chez les particuliers : -115 millions d’euros par semaine en moyenne, soit -5,9 milliards, sur l’année 2019. En seulement 5 semaines (de début mars à mi-avril), le solde des achats et des ventes sur l’indice par des particuliers, largement positif, s’établit à 3,5 milliards !
La France n’est pas le seul pays où une telle dynamique a pu être observée. En Allemagne, la BaFin constate une activité renforcée des particuliers sur le DAX, et une tendance à l’achat plutôt qu’à la vente (et ce malgré le choc de mars). Idem au Royaume-Uni. En mars et avril, les particuliers y ont représenté 20% du volume du FTSE All-Share, et 60% de leurs ordres étaient des ordres d’achat. Aux États-Unis, les investisseurs particuliers étaient à l’origine de presque 20% des transactions sur le marché des actions sur l’année (un chiffre qui a pu atteindre 25% certains jours), contre 15% en 2019 et 10% en 2010. Là-bas aussi, on constate que ces investisseurs sont plus jeunes, et moins averses au risque : beaucoup ont profité du creux de mars pour investir.
De nouvelles manières d’investir
Tout cela est rendu possible par de nouveaux outils qui rendent l’investissement boursier plus facile et plus accessible. Ces derniers temps, on a beaucoup parlé de Robinhood, application de trading sans commission permettant d’investir de toutes petites sommes (on peut y acheter et vendre des fractions d’actions), du fait de sa forte croissance cette année et de son public de millenials. Mais tous les courtiers en lignes semblent avoir connu une activité renforcée. La plupart de ces courtiers ont maintenant des offres « zéro-commission », souvent à nuancer : il peut y avoir des limites sur le nombre de transactions mensuelles ou le type de produits disponibles sans commission. Notons que ces plateformes se rémunèrent aussi directement avec des spreads plus larges que ceux d’un market-maker classique ou des margin rates (le taux d’intérêt payé sur les fonds empruntés au courtier) très élevés. Quoiqu’il en soit, la multiplication de ces offres a permis à un grand nombre de jeunes investisseurs de faire leurs premiers pas en bourse.
Ces novices des marchés ont souvent des stratégies d’investissement bien à eux. La notoriété de l’entreprise est souvent un des facteurs principaux dans leurs décisions, laissant peu de place à une analyse financière plus poussée, ce qui expliquerait en partie que les grands noms de la tech américaine se soient aussi vite remis de la Covid. Il y a également le rôle des réseaux sociaux, à ne pas négliger. Les plateformes comme Reddit deviennent plus que jamais des lieux de discussion et de partage des stock picks, rappelant le rôle qu’ont pu avoir les premiers forums d’internet dans l’engouement pour certains titres lors de la dotcom bubble. Cette fois-ci, le phénomène est plus inquiétant tant ces investisseurs sont plus nombreux et peuvent être tentés d’acheter un titre pour la seule meme value, c’est à dire pour prendre part à une blague virale…
Les conséquences pour ces adeptes de cette approche de l’investissement se font déjà sentir. Si la plupart de ces novices ne s’aventurent pas au-delà du marché des actions, certains se sont frottés à des produits dérivés, plus complexes et plus risqués, avec parfois des conséquences tragiques. L’histoire d’Alexander Kearns, américain de 20 ans, vient évidemment à l’esprit. L’étudiant a mis fin à ses jours en découvrant que son compte sur marge Robinhood (il a investi en partie avec des fonds prêtés par le courtier) était débiteur de plus de 700 000 dollars. Or, ayant investi dans des options, cette situation était probablement temporaire. Il a néanmoins mis en cause l’application dans son mot d’adieu pour l’avoir laissé obtenir un tel levier pour des opérations auxquelles il ne comprenait rien. Si son cas est heureusement isolé, la prise de conscience est de plus en plus partagée. Selon un sondage de Cerulli Associates, 40% des investisseurs particuliers américains disent avoir besoin de plus de conseils, et la proportion de ceux prêts à payer pour l’aide d’un professionnel est en hausse de 5% par rapport à 2019.
L’impact de ces nouveaux entrants sur les marchés
Si les moyens de la plupart de ces jeunes investisseurs sont limités, ils ont l’avantage du nombre. Ainsi, leur présence se fait sentir sur les marchés. Ils y seraient pour quelque chose dans de récentes valorisations surréalistes, comme celle de Tesla qui a augmenté de 740% en 2020 et est devenue la plus grosse adition au S&P 500 de l’histoire, bien que l’entreprise californienne ne remplisse les critères d’entrée que de justesse (au moins quatre trimestres de profits de suite, Tesla en avait cinq). Ce sont aussi eux qui auraient contribué aux impressionnants pops d’IPO de la fin de l’année, comme celui d’Airbnb.
Dernièrement, on a aussi parlé des effets qu’ont pu avoir de larges groupes d’investisseurs particuliers se coordonnant sur les réseaux sociaux, notamment la communauté r/WallStreetBets sur Reddit. Parmi leurs derniers faits d’armes, la montée fulgurante de Nokia cette semaine (du 25 au 31 janvier) : le volume quotidien des transactions se situe normalement autour de 50 millions d’euros, lundi il a dépassé les 350 millions et mardi les 550 millions. Mercredi, l’action avait pris 40%, ce qui, fait hautement inhabituel, a poussé Nokia à réagir par un communiqué de presse disant que cette situation était inexplicable et en aucun cas due à un changement dans les opérations de l’entreprise finlandaise. Enfin, leur coup le plus médiatisé est sûrement l’affaire GameStop. La chaîne de magasins de jeux vidéo est depuis quelques temps dans une situation financière difficile, ce qui a sans surprise poussé des hedge funds à vendre l’action à découvert (pour faire une belle plus-value sur la baisse de l’action). C’était sans compter sur r/WallStreetBets, qui a réalisé un short squeeze (une montée rapide du cours de l’action due à une baisse de l’offre, forçant les vendeurs à découvert à liquider leurs short positions à perte), propulsant l’action qui a passé la quasi-totalité de l’année 2020 aux alentours de 5$ à près de 350$ en quelques jours seulement.
Cette pandémie aura donc poussé beaucoup de gens à placer leur argent en bourse, et souvent, ennui oblige, à gérer ces investissements de manière active. Une plus grosse proportion d’investisseurs particuliers est sans aucun doute une bonne chose, que ces nouveaux entrants soient plus jeunes et souvent moins riches l’est aussi. Il est tout de même inquiétant qu’ils soient si nombreux à approcher l’investissement avec autant de légèreté. En effet, ils ne mesurent pas toujours les risques qu’ils prennent et ils peuvent contribuer à augmenter inutilement la volatilité des titres et à gonfler des bulles, rajoutant ainsi une couche à l’exubérance (ou au pessimisme !) irrationnelle des marchés. Quoiqu’il en soit, pour le meilleur ou pour le pire, c’est un véritable changement qui s’est opéré l’année dernière, et les investisseurs particuliers devraient continuer à faire sentir durablement leur présence sur les marchés.