Archegos : coup de projecteur sur le shadow banking
La récente chute d’Archegos, family office du spéculateur Bill Hwang, et la catastrophe financière qui a failli s’en suivre, ont dirigé l’attention du public sur les méthodes risquées et souvent obscures de certains véhicules d’investissement habitués à opérer dans l’ombre et sur un certain nombre de failles réglementaires. Les responsables politiques semblent déterminés à faire évoluer la réglementation et y mettre un peu de lumière.
La genèse d’Archegos
Malgré ses méthodes agressives, le fonds, dont le nom est emprunté à la liturgie grecque (Archegossignifie le chef, le prince, et fait référence à Jésus Christ), n’est techniquement pas un hedge fund, mais un family office. La différence tient ici au fait que les fonds gérés ne viennent pas de tiers mais simplement de sa fortune personnelle. Et pour cause, Hwang n’est plus autorisé à gérer l’argent des autres depuis 2012, lorsque son hedge fund Tiger Asia (un Tiger cub, i.e. un héritier de Tiger Management, fonds de l’ancien patron et mentor de Hwang, Julian Robertson) fut reconnu coupable de manipulation de cours. Archegos est donc né des cendres de ce premier fonds avec une forme juridique qui donnera à Hwang encore plus de latitude dans ses stratégies d’investissement et ses obligations de transparence. En effet, si les hedge funds se caractérisent déjà par une réglementation beaucoup plus souple que les fonds mutuels traditionnels, notamment en matière de transparence et de levier, les family offices sont encore moins réglementés.
Une stratégie d’investissement très risquée
La stratégie d’Archegos consistait à prendre des positions, long ou short (i.e. d’achat ou de vente d’un titre) sur un nombre limité d’actions chinoises et américaines. Ses positions ont atteint une taille considérable, 50 milliards de dollars alors que le bilan du fonds ne pesait que 10 milliards. Comment Archegos a pu obtenir un tel levier ? Et comment des positions de cette taille ont pu ne pas attirer l’attention ? C’est que Hwang n’a pas acheté (ou vendu à découvert) les actions directement, il est passé par des instruments dérivés complexes : des equity swaps et surtout des CFD (contract-for-difference).
Ces deux instruments sont des contrats passés avec un dealer (généralement une banque) qui permet de prendre une position sur une action sans pour autant l’acheter. Un swap, comme son nom l’indique, est un contrat qui permet aux deux parties d’échanger une séquence de cash flows. Dans le cas d’un equity swapportant sur un nombre donné d’action (dont la valeur n’est jamais échangée et pour cette raison est appelée notionnel), l’investisseur (ici, Archegos) paye sur le notionnel un taux d’intérêt déterminé à l’avance à sa contrepartie (ici, la banque) et reçoit en échange les retours (dividendes et gains en capital) des actions concernées. Si ceux-ci sont négatifs, Archegos doit les verser à la banque. Dans le cas d’un CFD, l’acheteur (donc Archegos) parie sur l’évolution de l’action sous-jacente. La banque qui lui vend le CFD va prendre les positions correspondantes (long si l’acheteur parie sur la hausse, short sinon) et, selon que le pari de l’acheteur est réussi ou non, lui paiera ou lui réclamera la différence de prix (entre le jour où le contrat est passé et le jour du règlement). Ces deux instruments ont permis à Archegos de ne pas avoir à communiquer ses positions, n’étant pas directement détenteur ou vendeur des titres en question.
Ces deux instruments permettent également un effet de levier important. Les swaps, en cela qu’ils ne nécessitent pas de débourser le notionnel amplifient les gains (et les pertes !) potentiels d’un investisseur pour un budget donné. De plus, les CFD sont achetés sur marge, ce qui signifie que l’acheteur ne verse qu’une fraction du prix (la marge, margin en anglais) à sa contrepartie, le reste lui étant prêté (moyennant intérêts bien sûr). Le marché des CFD étant très peu réglementé, les marges requises sont assez basses, entre 10 et 20% souvent. Tout cela a permis à Archegos d’arriver à un levier tel que la taille de ses positions était cinq fois supérieure aux fonds sous gestion. Une stratégie qui permet de très gros retours mais qui est aussi extrêmement risquée.
Une chute fulgurante
Tant que ses paris étaient gagnés, Archegos réinvestissaient ses gains dans les mêmes quelques actions, toujours de la même façon. Les banques, recherchant désespérément des retours en ces temps de taux bas, étaient très peu regardantes (malgré sa précédente condamnation) et continuaient à lui prêter ou à passer des contrats de swaps et de CFD avec lui. De plus, Hwang avait un grand nombre de contreparties différentes et, opérant à travers un family office, n’était tenu à aucune obligation de reporting, si bien qu’aucune de ses contreparties n’était consciente de la taille totale des positions du fonds.
Il aura suffi de trois jours pour que tout s’effondre. Entre le 22 et le 25 mars, ViacomCBS, qui représentait une partie non-négligeable du portefeuille d’Archegos, passe de 100 à 66 dollars. Or, la valeur des positions d’un compte sur marge est actualisée chaque jour et doit être maintenue au-dessus d’un montant minimal (la maintenance margin) sans quoi se déclenche le margin call : l’investisseur doit remettre des fonds dans son compte ou ses positions seront liquidées par le courtier. La chute de ViacomCBS a entraîné un margin call auquel Archegos n’était pas en mesure de répondre, ce qui a poussé ses courtiers (les banques) à vendre dans un élan de panique les actions qu’elles détenaient pour lui en blocs, tirant le cours de celles-ci vers le bas et accentuant ainsi leurs pertes.
Les différentes banques impliquées se seraient réunies le jeudi 25 mars pour tenter de se concerter et de limiter la casse en prévoyant une vente ordonnée des titres sur une vingtaine de jours afin de ne pas bousculer leurs cours. Mais dans une telle situation, la dure réalité veut que qui vend le premier sera finalement le moins impacté. Sans surprise, la fire sale reprend dès le vendredi matin, l’inquiétude prend Wall Street qui ne connaît pas encore l’ampleur du problème. Cela aurait pu tourner au krach. Les cours des banques concernées prennent également un coup, avec en tête Nomura et Crédit Suisse dont les pertes se chiffrent en milliards de dollars.
Des répercussions qui secouent tout le système financier
Plusieurs questions se posent. Comment est-ce que les départements de gestion des risques de ces banques ont pu laisser passer ça, de surcroît avec en face d’elle un personnage au passé aussi sulfureux que Bill Hwang ? Comment explique-t-on qu’elles n’étaient pas au courant des affaires d’Archegos avec les autres banques et du levier accumulé ? Comment ont-elles pu accorder des marges si basses sans étudier le profil de risque d’Archegos ? Morgan Stanley semble particulièrement pointée du doigts, ayant accompagné ViacomCBS dans une augmentation de capital qui est à l’origine de la baisse de son cours et ayant ainsi permis à Archegos d’obtenir un levier important sur un pari qu’elle aurait dû savoir perdu d’avance.
Le gendarme de la bourse américaine, la SEC, est également mise en cause. En effet, différents points du Dodd-Frank Act de 2010, texte censé resserrer l’étau réglementaire sur le secteur financier en réaction à la crise des subprimes, ne sont toujours pas appliqués. Et ce sont ces points justement qui auraient pu au moins atténuer le choc, en cela qu’ils auraient contraint Archegos à rendre public la taille et le nombre de ses transactions. Si la plupart des produits dérivés sont réglementés par la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), qui elle a appliqué ces nouvelles règles, ceux qui sont en lien avec l’equity (donc ceux utilisés par Archegos) tombent dans le giron de la SEC, qui elle est à la traîne. De plus, la même SEC aurait tardé à durcir les règles du margin trading lorsque celui-ci ne passe pas par les chambres de compensation, ce qui fut le cas ici également, alors même que l’International Organization of Securities Commission, l’organisme international réunissant les régulateurs boursiers, le recommande depuis plusieurs années.
Maintenant se pose donc la question de mettre de la lumière sur le shadow banking, c’est à dire le secteur financier non-bancaire qui longtemps a pu esquiver les différentes réglementations, malgré ses responsabilités dans la crise financière de 2008 par exemple. Les inquiétudes sur le risque systémique que font porter certains fonds adeptes de leviers importants ne sont en effet pas nouvelles, déjà en 2016 le Financial Stability Oversight Council (FSOC) établi par le Dodd-Frank Act prévoyait d’accroître sa surveillance avant que l’initiative ne soit interrompue par l’administration Trump. La nouvelle administration démocrate affiche sa volonté de faire évoluer les règles. L’économiste et nouvelle secrétaire du Trésor américain, Janet Yellen, a affirmé lors de sa première réunion du FSOC fin mars qu’elle comptait bien se pencher sérieusement sur la question.
L’histoire d’Archegos ressemble finalement à celle de bien d’autres fonds, comme Long-Term Capital Management ou Bear Stearns. Ce n’est donc pas la première fois qu’un fonds atteint des niveaux de levier démesurés et finit par bousculer ses contreparties ainsi que l’ensemble de la place financière. Espérons que cette fois-ci les règles évoluent pour empêcher de tels niveaux de risque, ou du moins contenir ce risque afin qu’il ne pèse pas sur l’ensemble du système financier.