Cinquante ans plus tard, le retour du keynésianisme ?
Pour faire face à la crise, tous les moyens semblent être bons. La Commission met le pacte de stabilité entre parenthèses, le FMI renonce à son orthodoxie, des banques centrales sont prêtes à financer directement les dépenses des gouvernements, tant de choses qui paraissaient bien difficiles à imaginer il y a encore quelques mois. Le monde est-il sur le point de renoncer à la rigueur budgétaire et aux dogmes néolibéraux (quoi que cela veuille dire) pour revenir aux politiques keynésiennes que l’on croyait enterrées ?
Changement de discours au FMI
« La réduction du déficit ne doit pas être une source de préoccupation tant que la crise persiste ». C’est ce que dit le FMI au gouvernement français, qu’il félicite d’ailleurs pour son plan de relance à 100 milliards d’euros. Pour l’institution washingtonienne, dont le nom rappelle à de nombreux pays d’Amérique du Sud ou d’Afrique les temps difficiles des Programmes d’Ajustement Structurels (des mesures d’austérité et de libéralisation de l’économie qui conditionnaient l’obtention de prêts), c’est pour le moins étonnant. Pire encore, le Fonds, meilleure incarnation du consensus « néolibéral » de Washington, incite même les pays européens à s’endetter le plus possible, en profitant des conditions d’emprunt très favorables crées par la BCE, et à « fournir un appui budgétaire fort et souple ». On se doutait bien que le FMI s’était un peu ramollidernièrement, notamment à l’occasion de la crise de la dette grecque où il en venait presque à être le good cop face à l’intransigeance de l’Allemagne. Mais de là à prôner la relance par la dépense publique et l’endettement, c’est bien que le FMI s’est converti au keynésianisme !
L’impossible politique monétaire
La chef économiste du FMI, Gita Gopinath, a même écrit une tribune dans le Financial Times dont certaines parties pourraient bien sortir tout droit de la Théorie Générale. « La politique budgétaire doit jouer un rôle moteur dans la reprise. Les gouvernements peuvent contrer le déficit de la demande globale », et ce malgré les déficits records attendus pour 2020. Si l’économiste écrit cela, c’est parce qu’elle considère que l’économie mondiale se trouve aujourd’hui dans un liquidity trap (tiens, encore un concept keynésien). C’est à dire une situation de haute épargne (les ménages ne veulent pas consommer) et de faibles investissements (les entreprises manquent de liquidités et de confiance), malgré des taux d’intérêts au plus bas (zero-bound). Dans ce cas, les politiques monétaires conventionnelles ne sont plus d’aucune aide, c’est pourquoi, comme Keynes, Mme Gopinath préconise une relance budgétaire, comptant sur le fameux multiplicateur keynésien.
On remarquera d’ailleurs que depuis plusieurs années déjà les banques centrales ont du mal à jouer un de leurs rôles fondamentaux, cibler l’inflation. Longtemps la grande ennemie des banquiers centraux, elle est aujourd’hui trop basse, ce qui fait peser un risque sur la rentabilité des entreprises et donc l’emploi. Le problème est que les banques centrales ne peuvent agir que sur les prix d’actifs financiers, pas sur ceux des biens de consommation. C’est pourquoi on assiste aujourd’hui à certains cas de coopération entre gouvernements et banques centrales, où les premiers dépensent les liquidités crées par les seconds (monétisation de la dette), afin que les pertes d’emplois liées à la crise actuelle ne changent pas l’inflation basse en déflation pure et simple, qui pourrait entraîner un chômage de masse. Une politique hybride, à la fois monétaire et budgétaire, longtemps impensable (sauf peut-être pour le Venezuela et le Zimbabwe), tant le risque d’inflation est grand. Pour les pays développés aujourd’hui, le risque vient de l’autre côté.
L’endettement public comme meilleure alternative ?
On ne s’inquiète donc plus du fameux effet d’éviction (crowding out) si longtemps décrié par les libéraux du FMI, qui veut qu’une augmentation des besoins de financement publics (et donc une hausse conséquente de la demande de fonds prêtables) conduit à une hausse des taux d’intérêt (selon la loi de l’offre et la demande) et donc complique le financement des entreprises. À en croire Paul Krugman, prix Nobel et keynésien convaincu, dans de telles circonstances, aucun risque ! Déjà en 2011, il démontrait que c’était une crainte sans fondements, et que ceux qui ne le comprenaient pas feraient mieux de relire Keynes. En effet, un liquidity trap n’est finalement rien d’autre qu’une économie où les taux sont à zéro et où l’épargne est en excès sur la demande d’épargne (i.e. l’investissement). Pas la peine donc de se soucier de faire monter les taux par hausse de la demande de fonds prêtables, il n’y avait déjà pas de demande ! Pour convaincre ses détracteurs, ceux qu’il appelle le Pain Caucus, il avançait le fait que la dette américaine détenue par le public, depuis l’entrée dans le liquidity trap en 2008, avait augmenté de 4 trillions de dollars (un quasi-doublement), mais que les taux à 10 ans avaient, eux, baissé.
Sa démonstration ne s’arrête pas là, il s’intéresse également à la dette privée et remarque que lorsqu’un niveau d’endettement pour une entreprise qui était considérée acceptable ne l’est soudainement plus, généralement suite à un choc (la crise financière de 2008 ou la crise de la Covid par exemple), les entreprises vont chercher à se désendetter, et réduiront donc leurs dépenses, sans que leurs créanciers ne cherchent pour autant à augmenter les leurs. Cela conduirait à une accentuation de la baisse du PIB, d’autant plus que les coupes budgétaires des entreprises pourraient avoir un effet négatif sur les salaires, et donc sur la demande globale. C’est là, pour Krugman, que se trouve la nécessité de l’endettement public : l’État étant moins sujet aux contraintes du crédit que les acteurs privés, il peut également mettre cette dette à meilleur emploi et ainsi alléger la contrainte de la dette qui asphyxie les acteurs privés.
La fin d’un modèle ?
La situation de crise dans laquelle se trouve le monde actuel va certainement remettre en question bon nombre des certitudes tenues par les économistes mainstream. Ce n’est finalement pas très étonnant si l’on garde en tête que les modèles utilisés en économie ne peuvent être utilisables qu’au prix d’une (souvent grossière) simplification de la réalité, et reposent ainsi sur des hypothèses qui ne sont pas toujours vérifiées, notamment en temps de crise… De ce fait, le modèle dominant, celui qui inspire les décisions d’une banque centrale ou d’un gouvernement, finira toujours par être obsolète.
Ainsi, voyant que le chômage aux États-Unis à la suite de la crise de 1929 ne se résorbait pas par un rééquilibrage par les salaires, comme l’aurait voulu le modèle néoclassique traditionnel, Keynes propose son propre modèle et identifie la demande globale, trop faible, comme cause. Le modèle Keynésien a ensuite eu ses décennies de gloire, et Keynes ses héritiers. De même, la stagflation des années 1970 a mis à mal le modèle Keynésien (et notamment la courbe de Phillips, un néo-keynésien) et c’est Milton Friedman et les monétaristes qui sont venu proposer le leur. Chaque modèle fonctionne parfaitement sur le papier, et chaque paradigme économique induit par un modèle est voué à connaître une crise d’un nouveau genre qu’il n’aurait pas pu prévoir tant il fait abstraction de la complexité de la réalité. C’est pourquoi l’économie est une science (molle) qui fonctionne par accumulation, où un nouveau modèle vient répondre aux failles du précédent. Les taux directeurs à zéro, l’impossible inflation, les niveaux inquiétants de dette privée, toutes ces choses semblent dire que le modèle actuel n’est plus en l’état suffisant.
Aujourd’hui, dire que l’on revient à une approche Keynésienne de l’économie est sans doute exagéré, d’abord parce que les conditions dans lesquelles nous nous trouvons sont éloignées de celles de l’âge d’or du keynésianisme (notamment du fait de l’ouverture des économies) et ensuite parce que les plans de relance semblent se focaliser sur l’offre plutôt que la demande. Cependant, les récents événements le prouvent, les idées de l’auteur de la Théorie Générale ont encore leur pertinence. Si le FMI n’est pas totalement de l’avis de MM. Keynes et Krugman (l’institution appelle en effet à assainir les comptes publics par des coupes budgétaires dès que possible et à assouplir le système fiscal), il a tout de même fait un pas dans leur direction. Peut-être que dans un futur pas si lointain nous assisterons à une synthèse de ce qui dans Keynes a encore sa place et de ce que les « néolibéraux » ont encore à nous dire. Keynes, après tout, était bien l’économiste de la synthèse néoclassique.