Deliveroo, un nouveau modèle économique ?
Deliveroo est une des licornes européennes. Entreprise de service dont la plateforme sert d’intermédiaire entre les restaurants et les consommateurs, elle est souvent au cœur des débats sur les questions de précarité de l’emploi. Analysons son modèle et son entrée en bourse fracassante.
Le numérique est présent sous toutes les formes. Depuis le début des années 2000, le temps passé devant un écran personnel a augmenté de façon exponentielle. En 2008, aux États-Unis, une personne passait en moyenne vingt minutes sur son portable. En 2016, le temps moyen a dépassé les trois heures[3]. Si l’on prend seulement les adolescents et les jeunes adultes, ce chiffre explose pour atteindre presque six heures. Outre les réseaux sociaux trop chronophages, d’autres applications se retrouvent sur les téléphones pour vous aider dans votre vie du quotidien. En 2019, environ 42% des consommateurs utilisent au moins une application de shopping. Deliveroo est une société qui se base principalement sur son application comme service de partage. Partage entre les consommateurs, les livreurs et les restaurateurs. Comment une idée très simple a-t-elle pu avoir autant d’engouement pour faire surgir une nouvelle licorne en Europe ? Le modèle économique présenté est-il un modèle d’avenir ? Nous allons regarder le cas de Deliveroo.
Quel modèle ?
Deliveroo est une société anglaise fondée en 2013. Depuis ses débuts à Londres, l’entreprise s’exporte dans de nombreux pays et se bat contre des acteurs tels que Foodora ou UberEats sur les mêmes segments de marché. Si vous ne connaissez pas Deliveroo, vous avez cependant dû en entendre parler soit par les nombreuses publicités dans les espaces publics, soit en allant dans votre restaurant préféré qui arbore maintenant une nouvelle étiquette ou bien encore en ayant croisé une nouvelle population de livreurs dans les rues. Ces livreurs sont bien reconnaissables à leur boite imperméable verte et ce logo de kangourou.
Quel est le principe de fonctionnement de cette entreprise ? Pour faire simple, elle se place comme un intermédiaire entre les restaurants et les clients. Sur une plateforme où se regroupent tous les commerces, on vous propose d’être livré à la force des jambes tout comme chaque restaurant le proposait auparavant.
Cependant, le consommateur lui ne paye pas plus pour se faire livrer et c’est donc au restaurant de payer une redevance publicitaire et une partie du salaire du livreur. Outre les nombreux restaurants qui peuvent par ce moyen développer un chiffre d’affaires à emporter, c’est surtout la question des livreurs qui pose le plus de difficulté. À la différence des services postiers, ces livreurs ne sont pas employés par Deliveroo mais sont obligés de garder un statut de micro-entrepreneur. Nous allons voir après que ce statut a fait couler beaucoup d’encre.
En France, en 2019, plus de douze mille livreurs étaient recensés et les confinements successifs depuis un an ont eu leur impact dans le chiffre d’affaires. En 2020, la valeur totale des commandes dans le monde a atteint la somme record de quatre milliards de livres.
Si l’on regarde sur la carte ci-dessous l’influence de l’entreprise dans le monde, on s’aperçoit que le marché est régional[2].
Cette carte a été coloriée en fonction de l’activité sur les moteurs de recherche. Sur plus de cinq années, on remarque que Deliveroo arrive gagnant sur le vieux continent et en Australie par rapport à ses concurrents. UberEats, lui, est un champion Américain qui, par ailleurs, s’est beaucoup développé en Inde et Foodora, un outsider Allemand, a lui fait faillite et n’a pas réussi à se développer.
Si l’on regarde de plus près ce modèle, on peut facilement faire un parallèle avec l’émergence des services de partage de trottinettes par exemple. Avec une application facilement accessible et dont le prix défie toute concurrence, un large public est atteint. Comme vous avez pu le suivre pour cet autre marché, de nombreuses entreprises avaient vu le jour mais une guerre des prix fracassante a contraint beaucoup d’entre elles à déposer le bilan.
Pourtant, le modèle est le même : un marché dont le B2B est friand car chaque solution personnelle n’est pas assez efficace pour aller chercher des parts de marché ; un marché B2C expérimenté et à l’aise avec l’information rapide ; des « employés » précaires qui ne demandent qu’à finir leur fin de mois. Dans le cas des trottinettes ces personnes ont pour but de les recharger la nuit, dans le cas de Deliveroo, elles livrent à leur manière les repas.
Amélioration, innovation ou disruption ?
On ne pourrait pas qualifier le modèle de Deliveroo par un seul adjectif. Oui, la société a réussi à grandement grossir grâce à la facilité d’accès au service qu’elle propose. La population étant de plus en plus équipée de smartphones et favorisant l’utilisation de l’instantanée, la plateforme a très facilement conquis un public important. Alors nous pouvons dire qu’il y a eu amélioration par rapport aux modèles standards de segmentation progressive du marché. Il en va de même pour les restaurateurs.
Cependant, peut-on parler d’innovation ou de disruption concernant l’utilisation d’une grande population de travailleurs précaires ? Si l’on regarde les chiffres de l’INSEE depuis les années 80 sur la précarité de l’emploi, il est indéniable que la courbe n’a jamais faibli[4].
Lorsque l’on parle d’emploi précaire, on mélange à la fois les intérimaires, les CDD et les apprentis. Ce chiffre regroupe donc en particulier les personnes vivant d’un salaire très faible et/ou non sécurisé. En 2018, près de 14% de la population active travaillait dans la précarité.
Nous n’avons pas les capacités dans cet exposé pour comprendre les causes de ces variations mais nous pouvons cependant en tirer des conséquences immédiates. En premier lieu, les entreprises choisissent de privilégier certains types de contrats plutôt que d’autres. On peut en particulier penser que les charges des emplois stables des CDI sont plus importantes que les autres. Elles recrutent donc particulièrement en fonction de leur demande propre à un instant t. Lorsque l’entreprise ne fait plus son chiffre, elle propose tout d’abord de clore les positions instables. En France nous ne percevons pas aussi bien que dans le monde anglo-saxon cette facilité qu’ont certaines entreprises à utiliser cette population de travailleurs à leur guise.
Du fait de l’irrégularité des périodes travaillées, on peut de plus en conclure que le taux de formation de ces populations reste constant. En d’autres termes, les entreprises ne permettent pas aux travailleurs de gagner en compétence pour pouvoir prétendre à de meilleurs postes. Ainsi, il vient que cette population reconduit son expérience de façon perpétuelle et s’engage dans un cercle vicieux.
Refaisons le lien avec Deliveroo : dans ce contexte – certes français -, l’entreprise anglaise a constitué une grande partie de son équipe de livreurs dans le lot de la précarité. Bien que les termes soient un peu plus complexes, Deliveroo impose aux livreurs de se mettre à leur compte sous le régime de la micro-entreprise. Ils réalisent alors des prestations mais sans avoir d’assurance que leur travail pourra continuer et sans avoir la possibilité de se syndiquer par exemple.
Ce thème récurrent au journal a explosé à la fois dans plusieurs pays, pour plusieurs entreprises au même modèle comme Uber, et pendant de longs mois si bien que Bruxelles est en train de préparer un texte pour cadrer ces nouvelles pratiques. Il n’arrivera pas avant la fin de l’année.
Entre-temps, certains pays ont déjà décidé de faire un premier pas :
- En Angleterre, la cour suprême vient de forcer Uber à accorder un salaire minimum et octroyer des congés payés. Uber a donc créé une nouvelle catégorie socio-professionnelle qui n’est ni celle d’un indépendant ni celle d’un salarié. Le nouveau statut s’appelle « travailleur ».
- En Espagne, les livreurs doivent maintenant être reconnus comme des salariés, ils ont donc accès à une protection sociale.
Par ailleurs, Deliveroo a depuis sa création changé de très nombreuses fois le calcul de la rémunération des livreurs sans toutefois avoir leur approbation. Ce modèle se cherche alors encore.
Tout comme certaines technologies permettent pendant un temps d’utiliser des vides juridiques, les entreprises s’appuyant sur la facilité et le haut rendement font de même, souvent au détriment des mêmes populations. Comme nous l’avons dit, l’entreprise a réalisé son meilleur chiffre d’affaires en France l’année dernière et compte cette année encore sur le travail de plus de douze mille livreurs.
Une entrée en bourse fracassante
En première partie, nous avons vu que sur un même segment de marché, plusieurs entreprises se battaient pour obtenir la plus grosse part du gâteau. Deliveroo étant en très bonne position, Foodora a par exemple fait faillite. Dans la deuxième partie, nous avons vu au travers d’un contexte social extrêmement difficile que l’entreprise avait justement su utiliser les ressources disponibles mais pas dans un sens très moral.
Fort de ces deux atouts, le mois dernier, Deliveroo a voulu s’introduire dans la London Stock Exchange. Coup de poker, pour un montant fixé à environ neuf milliards d’euros, c’est la plus grosse IPO depuis 10 ans.
Voulant être moins gourmand que certaines autres IPO (comme TrustPilot), Deliveroo s’était préparé à vendre ses actions aux alentours de £3.9. Cependant, au terme du premier jour, les actionnaires ont vu fondre leur investissement : le cours s’est clos à £2.87 soit avec une baisse de 26%. Comment expliquer cela ?
Revenons sur l’histoire de l’entreprise. Ci-dessous, j’ai représenté non pas géographiquement cette fois mais simplement en France, la popularité des différentes marques que je récupère en comptant le nombre de recherches google.
Ces courbes sont très intéressantes. Nous ne parlerons plus que Foodora qui, vous l’avez compris maintenant, n’existe plus.
En revanche, nous voyons ici le combat entre Deliveroo et Uber Eats qui sont respectivement des entreprises anglaises et américaines aux deux modèles de croissance différents. Ubereats a été crée sur les bases de Uber, entreprise qui a, elle, reçut plus de vingt-cinq milliards de dollars d’investissement ; cependant, UberEats en tant qu’entreprise n’a pour le coup jamais levé de fonds. Du côté de Deliveroo, les levées de fonds ont été progressives pour des sommes très conséquentes qui ont fait de l’entreprise de livraison une des licornes européenne.
Du point de vue des clients, tout marche bien. Pour les livreurs, nous en avons déjà parlé ; mais comment s’est déroulé l’adaptation des restaurateurs ? Une étude de consommation les a interrogés[1].
Plus de 85% des restaurateurs estiment que Deliveroo leur a permis d’améliorer le service rendu aux clients,l’image du commerce et de soutenir leur activité. Soit dit en passant, même loin de la crise sanitaire, la plateforme de service a donc ciblé juste. Cependant, plus de la moitié des sondés, 56% des restaurateurs, estime que leur CA n’a pas eu plus de 10% d’augmentation. Il vient alors que pour les restaurateurs, l’effet d’attraction d’une nouvelle clientèle reste très mitigé.
D’autre part, ces derniers estiment que le service est simple d’utilisation et qu’ils le recommanderaient par rapport aux applications concurrentes.
Nous pouvons donc en conclure que pendant toute la phase de croissance et de développement de l’entreprise, celle-ci a tout misé sur la relation qu’elle entretenait avec son gagne-pain tout en limitant les dégâts sur les autres fronts. Tous ces points ont donc amené à la catastrophe boursière du titre dont la valorisation a chuté de près de deux milliards de dollars.
Dans le monde, cent mille livreurs attendent de sortir de leur condition précaire alors qu’Amazon est entré au capital de Deliveroo à hauteur de 16%.
Que peut-on tirer de ce cas très spécial ? D’une part, les sociétés se basant sur les nouvelles technologies qui permettent de toucher un public facilement, recherchent le risque à court et moyen terme. D’autre part, la centralisation d’une problématique, comme AirBnB l’a fait, permet de recourir à une force de travailleurs très importante et, souvent, sous couvert de flous juridiques. Enfin, bien que les investisseurs aient mis beaucoup de cœur à augmenter le capital de l’entreprise, la bourse est le lieu de la stabilité et de la comparaison. Un modèle qui a encore des épines aux pieds est passé au goudron et aux plumes.
Bibliographie :
[1] Harris Interactive, Baromètre d’image de Deliveroo, Février 2017
[2] Google Trends, 2015 - 2021
[3] Kleiner Perkins, Time spent per Adult User per Day with Digital Media, 2017
[4] Insee, baromètre de la précarité, 2020