Doit-on craindre l’activisme actionnarial ?
Depuis environ une décennie, les fonds « activistes » ont multiplié les entrées au capital de grands groupes français pour bousculer leurs gouvernances, le plus souvent au grand dam de leurs directions. Eux-mêmes se présentent comme une force nécessaire du capitalisme, les comités de direction les traitent d’opportunistes déconnectés de la réalité des opérations. Doit-on voir ces fonds comme les virus du capitalisme, qui pénètrent dans les organismes que sont les entreprises et les rendent malades, ou comme des vaccins qui renforcent in fine leurs systèmes immunitaires ?
Fin février, Bruno Le Maire a annoncé le lancement du fonds « Lac d’argent » destiné à gérer 10 milliards d’euros. Ce fonds, totalement privé mais géré par Bpifrance, est paradoxal car il sera à terme majoritairement constitué par des capitaux étrangers (à hauteur de 60%), notamment émirats, mais a pour mission de stabiliser le capital des entreprises françaises cotées. Comprendre: protéger les fleurons français contre les fonds étrangers « activistes » qui depuis quelques années affichent un intérêt grandissant pour les firmes hexagonales. Une nouvelle défense en somme, un outil financier auquel s’ajouterait un outil légal qui devrait découler des préconisations de la mission parlementaire de 2019 sur l’activisme actionnarial.
Ces activistes ont en général mauvaise réputation. On les assimile souvent aux « corporate raiders », comparant leurs méthodes à de violents assauts, et l’un des premiers noms qui viennent en tête est celui d’un des plus célèbres méchants du cinéma: Gordon Gekko dans Wall Street. En France, ils sont mentionnés dans la presse presque exclusivement pour déplorer leurs « attaques », comme par exemple contre Casino dont la maison mère a du être mise en procédure de sauvegarde. Cependant, ce qu’ils font est assez peu connu du public et leur « activisme » peut prendre différentes formes. Il convient donc de se demander ce qu’est exactement l’activisme actionnarial, pourquoi il se développe en France et si ce développement est souhaitable.
L’activisme actionnarial désigne les méthodes permettant à des investisseurs de faire pression sur la gouvernance d’une entreprise. Il y a une forme non-financière, qui ne recherche pas un retour sur investissement mais un changement dans la gouvernance en tant que tel, par exemple une plus grande exigence environnementale. Cette forme est assez rare, bien qu’elle se développe, comme vu dans un édito précédent, avec des groupes d’investisseurs comme le Climate Action 100+. La forme la plus courante, celle qui nous intéresse ici, est l’activisme actionnarial financier qui consiste à faire une plus-value en influant directement sur le cours de l’action. Le cas le plus fréquent est l’acquisition de parts dans une société cotée avec l’objectif non-pas d’en prendre nécessairement le contrôle (on parlerait plutôt de « corporate raiding », également une forme d’activisme) mais d’exercer une pression sur le management pour changer la stratégie de l’entreprise (souvent cela se traduit par des réductions de coûts). C’est par exemple ce qui est arrivé à Pernod Ricard quand le fonds américain Elliott a acquis 2,5% de son capital en 2018. Le fonds reprochait au groupe, qui par ailleurs affichait des bons résultats, une gouvernance trop familiale, des possibilités d’économies non exploitées et des ventes en deçà de ce qu’elles auraient pu être. Le fonds a mis la pression sur le PDG, Alexandre Ricard, et le reste des instances de direction pour que ses préconisations soient appliquées. L’opération fut une réussite incontestable puisque Pernod Ricard a fait largement mieux que le CAC 40 avec un écart qui atteint son maximum en septembre 2019 à 24%.
L’autre facette de l’activisme est le « short-selling activism », la vente à découvert activiste. La vente à découvert consiste à emprunter une valeur, la revendre immédiatement et la racheter plus tard pour la rendre en espérant que le prix de la valeur aura baissé entretemps. Dans sa forme activiste, vous l’aurez compris, la chute de l’action "shortée" est causée par l’investisseur qui va (très) publiquement pointer du doigt les faiblesses de l’entreprise. C’est sûrement la forme la plus redoutée par les instances de direction étant donné que l’activiste ne recherche pas la hausse de l’action mais bien sa baisse. C’est ce que l’américain Muddy Waters a infligé à Casino en 2015. L’AMF estime que le fonds a shorté entre 30% et 40% du flottant. Il a étalé publiquement le très grand endettement et les autres manquements du groupe (ce qui a entraîné le jour de la publication de cette note une chute de 20% de l’action). Sans surprise, Casino essaie de se défendre en attaquant Muddy Waters pour diffamation et manipulation de cours (une enquête est ouverte par l’AMF dès 2016), mais le mal est fait pour le groupe dont l’action vaut aujourd’hui moins d’un tiers de ce qu’elle étant avant l’attaque. Encore en septembre 2018, un simple tweet du fonds américain soulignant l’absence de publication de comptes de la filiale Casino Finance pour relancer l’effondrement de l’action.
On peut se demander pourquoi l’activisme se développe en France depuis quelques années. Pendant longtemps, les groupes français ont pu apparaître à l’abris de ces pratiques. Leur capital était en effet souvent beaucoup moins dispersés que leurs homologues anglo-saxons. Même avec les privatisations des années 1980 et 1990 et la sortie de l’Etat, très répulsif pour les activistes, du capital de ces groupes, la France n’a pas connu dans ces années-là les raids et démantèlements à la Gordon Gekko comme les Etats-Unis ou le Royaume Uni. La tradition du capitalisme familial à la française faisant qu’un actionnaire de contrôle avait souvent le dernier mot ainsi que les participations croisées permettant de former les « noyaux durs » d’actionnaires préconisés par Balladur le "privatisateur" favorisait en effet une certaine inertie, décourageante pour les fonds activistes.
C’est dans les années 1990-2000 que la situation a commencé à changer. L’effritement des noyaux durs a eu lieu avec le désengagement des grands établissements financiers en quête de liquidités et les augmentations de capital, pour permettre l’expansion des groupes, qui ont permis à des investisseurs étrangers de prendre une place de plus en plus importante. Les premiers raids, souvent franco-français, font alors parler d’eux, comme celui de Bolloré sur Bouygues. Les pratiques du capitalisme français s’alignent sur les normes internationales, ce qui rassure les activistes américains, dont les poches débordent et dont le marché domestique est saturé, et les décide à venir chasser en France. Depuis 2010, le nombre de cibles françaises ne fait qu’augmenter.
C’est un terrain d’autant plus propice que les actionnaires institutionnels sont désormais de moins en moins réticents à suivre les activistes dans leurs campagnes, rendant le travail de ces derniers plus facile. Une étude réalisée par le cabinet Morrow Sodali montre que les institutionnels dans 60% des cas place une gouvernance défaillante comme principale raison pour suivre une campagne d’activistes. Enfin, l’épargne française, bien que parmi les plus importantes d’Europe, n’est placée en actions qu’à hauteur de 22% parmi lesquels seulement 17% sont détenus par les dirigeants ou salariés qui auraient intérêt à se protéger des attaques d’activistes. N’ayant pas de fonds de pension pour servir de remparts, nous mettons en place des fonds comme « Lac d’argent », majoritairement financés par des investisseurs étrangers, une situation qui n’est pas prête de changer.
Sans trop de surprises, les pouvoirs publics souhaitent encadrer et limiter l’action de ces activistes. S’il y a bien sûr des excès et des pratiques parfois douteuses chez les activistes, on peut citer les soupçons d’inexactitude de l’analyse de Casino par Muddy Waters ou la lenteur qu’a eu l’américain à déclarer sa prise de participation à l’AMF, une restriction trop grande de leur capacité d’action serait à long terme néfaste. La mission parlementaire menée par Eric Woerth semble en avoir conscience. Il concède lui même que la gouvernance des grands groupes français laisse parfois à désirer et qu’on ne peut que se réjouir que les actionnaires demandent plus de comptes aux dirigeants, mais préconise un « supplément de régulation ». Cela demandera beaucoup de retenue et de prudence. Comme l’a dit Muddy Waters, auditionné à l’Assemblée Nationale, adopter une approche protectionniste et secourir le « corporate establishment » va à l’encontre des ambitions affichées de faire de Paris le centre financier européen. D’autant plus que les règles sont déjà particulièrement strictes en France, avec par exemple les droits de votes doubles pour les actionnaires historiques.
Il semble légitime de considérer qu’au delà d’un certain volume une vente à découvert par un investisseur réputé peut constituer une distorsion de marché ou que l’entreprise est désavantagée quand elle se fait accabler par un activiste cherchant sa chute car l’effet sur le marché de ses annonces est immédiat tandis que si ces annonces s’avéraient trompeuses après une longue enquête (l’enquête sur l’attaque de Casino dure depuis 2016), le mal serait bien souvent déjà fait. Ainsi la proposition de « rapprocher le temps de la régulation du temps du marché » de la mission parlementaire est loin d’être absurde.
Cependant, il ne faudrait pas se tromper d’objectif, aussi bien d’un point de vue réglementaire que dans les opérations futures de « Lac d’argent ». Le rôle de l’Etat ne devrait pas être d’aider une direction défaillante à se maintenir en place ou de protéger des entreprises mal gérées contre des vendeurs à découvert (il est possible que Muddy Waters ait exagéré, ce qui devrait être puni si cela était avéré, mais on ne peut nier la mauvaise santé financière de Casino avant l’attaque). En effet, l’activisme est souhaitable pour assainir l’économie, pointer du doigts les faiblesses et dans bien des cas aider à les surmonter. Les activistes sont véritablement à craindre pour ceux qui sont responsables de ces faiblesses, s’en débarrasser c’est finalement rendre service à l’entreprise sur le long terme.
Source :
https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/l-activisme-actionnarial-un-sujet-tres-tres-sensible-pour-l-amf-836715.html
https://www.ft.com/wp-content/1a8fbed2-e4fe-11e9-b112-9624ec9edc59https://www.ieif.fr/revue_de_presse/les-gerants-dactifs-sont-prets-a-ecouter-les-activistes
http://www2.assemblee-nationale.fr/15/commissions-permanentes/commission-des-finances/secretariat/a-la-une/activisme-actionnarial-examen-d-un-rapport-d-information
https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/02/24/bpifrance-fait-appel-a-abou-dhabi-pour-stabiliser-le-capital-des-entreprises-francaises-cotees_6030630_3234.html
https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-04-14/france-germany-offer-activist-funds-more-targets-firm-sayshttps://www.cafedelabourse.com/fonds-activiste-societe-en-bourse-opportunite-pourinvestir
https://www.ieif.fr/revue_de_presse/va-lepargne-francais
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/10/02/le-capitalisme-francais-secoue-par-les-fonds-activistes_6013931_3234.html
https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/pourquoi-les-fonds-activistes-sont-venus-chasser-en-france-1136834
https://www.lefigaro.fr/flash-eco/le-fonds-lac-d-argent-gere-par-bpifrance-sera-totalement-prive-20200226