La France rurale aujourd’hui
C’est entendu, les Français sont urbains, et même de plus en plus centrés sur les métropoles régionales. Mais c’est vite dit.
C’est entendu, depuis la fin des paysans (1967) et la nouvelle révolution française (1988), pour reprendre les titres de deux célèbres ouvrages du sociologue aveyronnais Henri Mendras, les Français sont urbains, et même de plus en plus centrés sur les métropoles régionales.
Mais c’est vite dit. Si on laisse de côté la définition révolue des « champs », selon la définition statistique européenne, le monde rural regroupe les territoires « peu » ou « très peu » denses, situés hors d’une agglomération ou dans la couronne extérieure d’une aire de moins de 50 000 h. Selon cette définition, la France compte à l’heure actuelle un tiers de peuplement rural qui regroupe 88 % des mairies. On comprend mieux le caractère incontournable de l’association des maires ruraux (AMRF), présidée depuis 2020 par Michel Fournier, un édile vosgien, de même que les gros bataillons du corps électoral du Sénat qui viennent toujours du monde rural.
Ce chiffre est donc conséquent ! Il faut ajouter que cette partie de la population est même majoritaire dans 53 départements et dans certaines grandes régions, alors qu’elle ne regroupe que 4% des habitants de l’atypique et hyper urbaine Île de France. Les ruraux sont dominants en Bourgogne Franche Comté, comme en nouvelle Aquitaine, et pas loin de l’être non plus en Normandie et Pays de Loire, dans le Centre et en Corse.
Pour se défaire plus encore des idées reçues, on notera que ces « espaces ruraux » sont parfois tout à fait dynamiques sur le plan économique et qu’ils ont, globalement, une évolution démographique positive. Le discours citadin sur la « diagonale du vide », la « fracture territoriale », la « France périphérique », est donc à relativiser, même s’il comporte quand même, on le verra plus loin, une part de vérité.
Si on ne compte plus que 650.000 paysans (400.000 exploitants et 250.000 ouvriers agricoles), si 2% seulement des français sont situés hors de toute zone d’attraction urbaine, si la part des habitants de communes de moins de 2000 h agglomérés (l’ancienne définition du monde rural) est passée de plus de 50 % en 1930 à 20 % de nos jours, il reste qu’une partie importante de la population (un français sur trois) a adopté, par nécessité ou par choix, ce que l’on pourrait qualifier un « mode de vie plutôt urbain dans un contexte campagnard ».
Ce nouveau peuple des campagnes est un objet non identifié, sur lequel l’ethnologue Pascal Dibie, observant cette étrange tribu, celle de ses voisins, a tiré, à partir de son vécu bourguignon, un ouvrage plein d’humour et de consternation conceptuelle (Le village métamorphosé, Pocket Terre humaine, 2006). De même le point récapitulatif sur les axes de recherche en la matière fait par le professeur clermontois Laurent Rieutort (Quelle géographie de la France rurale ?, Histoire et sociétés rurales, 2018) montre que le foisonnement d’analyses ne débouche encore, hélas, sur rien de net et de consensuel qui puisse, en pratique, éclairer et guider l’action publique sur cet espace qui défie donc l’analyse et couvre, excusez du peu, pas moins de 90 % du territoire national.
Les différents usages de l’espace rural
Ces vastes étendues ont trois grands types d’usage (la production, la résidence, les loisirs) mais s’apparentent aussi, pour une partie non négligeable, au saltus antique, opposé à l’ager, c’est-à-dire à une nature semi vierge, laissée plutôt à l’écart de l’action et de la présence de l’homme (haute montagne, zones humides, forêts privées peu ou pas entretenues, broussailles, maquis et garrigues...).
Les fonctions rurales de production se sont hautement technicisées, spécialisées et bardées de normes, qu’il s’agisse de culture, d’élevage ou d’exploitation forestière. Leurs marchés, tenus par l’aval et intégrés dans des systèmes « globaux », n’ont plus rien de local ni même souvent de national. Les paysages s’en ressentent : plus, ou bien peu, de « caractères originaux » des campagnes françaises (oubliez Vidal de la Blache et Marc Bloch, qui ont décrit jadis un monde désormais englouti) ; conçus au loin dans des bureaux d’études, les nouveaux paysages agraires ont la saveur du néant et des « intrants » chimiques. De nos jours, un agriculteur est couvert de contrats et de factures, autant voire plus qu’en ville. Ses ancêtres trouvaient évident de limiter leurs achats au bourg, de se nourrir, de se loger, de se mouvoir et de se chauffer par eux-mêmes. Or le paysan ou le forestier n’est plus guère « l’homme de la nature » mais, banalement et à sa manière un sujet de la technique et de l’administration, comme nous tous.
La fonction résidentielle a, elle aussi, beaucoup évolué sous influence urbaine et technique. Si le monde paysan et des artisans ruraux associés (où sont passés les bourreliers ou les maréchaux-ferrants ?) a fondu, la population des villages non seulement ne baisse généralement pas mais, au contraire, souvent augmente. Pour citer quelques exemples :
- Au hasard, Tinténiac (Ille et Vilaine) qui a culminé jadis à 2300 h sous Louis XVIII, en compte de nos jours 3700.
- Galgon (Gironde) qui atteignit son plafond ancien à 1500 h sous Napoléon III, en compte 3000 de nos jours.
- Sur ses hauteurs, Crest (Drome) qui s’honorait de 5000 h sous Gambetta est monté aujourd’hui à 8600.
- Un exemple pour illustrer quand même, çà et là, la réalité d’un déclin : en Haute Marne, le gros bourg de Wassy qui tangentait les 4000 h vers 1900, n’en compte plus que 2800.
- Dans la Creuse, la petite ville de La Souterraine, cité natale du démographe GF Dumont, compte, comme il y a un siècle, environ 5000 h.
Les rurbains ou néo ruraux, pour emprunter le jargon en cours, travaillent en majorité hors de leur commune de résidence ou ne travaillent pas (retraités, résidences secondaires). Les distances pour trouver les services (santé, école…) et les commerces, imposent l’usage d’une et en général de deux ou trois voitures par ménage, sans oublier les deux roues motorisées des ados. Bref de l’hyper « thermique » par nécessité, aux antipodes des « circulations douces » des bobos métropolitains.
Il est délicat d’apprécier dans ce choix résidentiel le poids respectif de la contrainte et de l’autonomie (ex : arbitrage prix/surface et distance aux services/confort, appartement/maison). On soulignera aussi deux autres spécificités du rural, appelées toutes deux « économie résidentielle » dans des sens différents : tout d’abord l’importance particulière des services à la personne, ensuite celle des revenus de transferts qui fait que l’on dépense bien plus dans les campagnes que ne s’y génère de richesse « primaire »: une part élevée des salaires sont gagnés en ville et tout se passe comme si la majeure partie des retraites et autres revenus sociaux en provenaient également (L. Davezies). Quant aux services à la personne, outre que le bricolage comme le jardinage et les plantations y prospèrent, il y a beaucoup de personnes isolées et âgées à prendre en charge et l’ensemble des catégories d’établissements médico-sociaux (dont les EPHAD) y ont la majorité de leurs implantations
La fonction de loisirs est fondée sur le tourisme, les résidences secondaires, mais aussi le simple « bol d’air » des sorties du voisinage pour se restaurer, faire du sport, pratiquer la chasse et la pêche… Bref, la campagne se charge de fournir ainsi le « décor » ad libitum d’une part significative des moments de temps libre. Outre l’attractivité spécifique des rivages maritimes (10 % des habitants permanents, près de 50 % des vacanciers, ce qui oblige les communes en cause à se doter d’infrastructures fort surdimensionnées le reste de l’année), la part forestière du pays (près de 30 % du territoire dont 3% pour les seules forêts publiques) est un défouloir immense et archi fréquenté. L’occupation ludique du monde rural français est à l’évidence une chance et un atout maitre du pays, un « patrimoine vivant », certes né d’une géographie très avantageuse mais qui continue d’être entretenu et animé avec la ferveur d’un culte en dépit de la disparition de son socle (la civilisation paysanne née il y a quelques 5000 ans, avant même les « gaulois » et ayant expiré, chez nous, vers 1960). On peut néanmoins mentionner l’exception italienne. Il suffit de voyager en Europe et dans le monde pour s’en rendre compte : un tel foisonnement et une telle variété (à la fois) de paysages, de lieux « historiques », de réserves naturelles, de gastronomie et de vie culturelle locale est exceptionnel. En ce sens, la « province » française est, en ce temps d’uniformité et de banalité technique, un « bien commun universel » à préserver s’il se peut (du reste certains de ses éléments sont en cours de classement comme tels par l’Unesco).
Une disparition du soubassement paysan ?
La disparition du soubassement paysan se ressent quand même, il serait vain de le nier. Le château est devenu un « lieu d’accueil », maison de retraite, d’artistes, ou restaurants classé, l’église est fermée, desservie à l’occasion, le presbytère a été vendu. Les vieux outils et costumes sont exposés dans une « ferme éco musée ». L’école publique n’a plus, depuis longtemps, de hussard noir mais des maitresses, attentives aux menaces de fermeture de classe. Le « médecin de campagne » est introuvable. Le journaliste qui en déniche un par miracle, l’interroge comme jadis le dernier poilu de 14. Bref l’ancien logiciel est mort. Les villages ou petites villes sont, de nos jours, régis et animés tout simplement par des « urbains qui vivent à la campagne ».
On peut, toutes fonctions réunies, caractériser de façon sommaire trois types de ruralité :
- les contrées « éloignées » ou « très peu denses » sont les plus agrestes, à faible dynamique démographique, parfois en manque de services et d’emploi,
- les « couronnes larges » ou « périphéries » des agglomérations sont en pleine croissance, assez bien desservies et nettement plus jeunes,
- les bourgs sont dans une situation intermédiaire entre ces deux
Peut-on, dans ces conditions, parler de territoires de « relégation » et « périphériques », notamment quant à l’attention que leur porte l’Etat ? C’est ce qu’on lit souvent au travers de certaines déclarations, non sans arguments, des nombreuses associations d’élus (dont l’AMRF, l’ADF, l’AMF et la FVM). Cependant, jamais les campagnes, on l’a rappelé, n’ont été aussi peuplées en France.
Ces territoires qui ont attendu parfois les années 1950 ou 60 pour disposer de l’électricité et de l’eau courante (qui s’en souvient ?), dont les routes et chemins, souvent défoncés, donnaient priorité aux troupeaux et aux charrettes (les rares autos attendaient sagement), se plaignent désormais de la qualité de leur 4G ou de la limitation à 80Km/h sur route (vitesse parente du passage du mur du son à l’échelle d’une RD en 1960…). Il est vrai aussi que les exigences se sont fort accrues : les néo ruraux n’ont en rien la rudesse ascétique des anciens paysans. Ils souhaitent vivre « comme en ville », mais dans l’herbe verte, à cinq fois moins cher du m² habitable, et sont souvent à 20 km de leur travail c’est à dire un gros quart d’heure d’auto (de plus garée facilement), tandis que le métropolitain passe une bonne heure dans des transports bondés, humant l’air plein de métaux lourds pour rejoindre son job).
En ce qui concerne les « déserts médicaux », on note néanmoins que le développement des maisons de santé a été une vraie réussite et que les médecins en cabinet se font aussi rares en ville (baisse de 9 % des effectifs dans les années 2010 et moitié de plus de 60 ans chez ceux encore installés, compter trois mois en moyenne pour un RV de spécialiste et on doit faire le 15, la nuit et le WE, au cœur de Paris comme dans le Gers).
Il est vrai aussi qu’il y a eu dans les années 2010 un fort recul de la présence physique des grands services publics dans les campagnes et les petites villes. De 2013 à 2018 des centaines de trésoreries et de centres des impôts ont fermé et il est prévu d’en supprimer encore 990 avant 2023 pour n’en conserver, France entière, que 600. On renvoie les administrés vers les services en ligne, téléphonie et internet, réputés plus « modernes ».
Les maternités, au nombre de 1700 en 1973, ne sont plus qu’à peine 500, sous prétexte de mieux garantir la sécurité des accouchements. On a réduit de même tant les tribunaux de petites villes que le nombre de brigades de gendarmerie afin de « rationaliser » ces implantations.
Quant à l’accès si crucial aux réseaux numérisés (ADSL ou fibre), il est encore difficile pour un tiers des ruraux en dépit des gros investissements des collectivités territoriales que le sujet préoccupe à juste titre.
Quant aux services privés, le commerce alimentaire (mais aussi les buralistes, les pharmacies, les cafés, les magasins de bricolage, de jardinage, les garagistes) semble disposer d’une offre en règle générale suffisante. Il est en revanche assez difficile de trouver en campagne des boutiques spécialisées (vêtements, bijoux, livres et audio-visuel, électronique, optique).
L’autre carence, pratiquement inévitable, se situe sur les franges extérieures des grands réseaux lorsque, dans le rural profond, le coût d’installation ou de fonctionnement monte en flèche alors que le nombre de clients potentiels est limité (cela va des fournisseurs d’accès internet au tout à l’égout en passant par la desserte en arrêts de bus).
Le mouvement des « gilets jaunes »
On doit enfin souligner un paradoxe global et une incompréhension radicale, qui ont constitué la mise à feu du mouvement, parfaitement rural au sens de ce texte, des « gilets jaunes ». En effet, si les « pollueurs » du quotidien sont aux champs, les défenseurs de la « planète » s’agrègent dans les plus artificialisées des zones urbaines. La cause de la « nature » est aux mains de ceux qui ne la fréquentent pas et se font même gloire de l’éviter : c’est trop sale, trop isolé, il y a trop de fumeurs de tabac, de buveurs sec, d’accros au « thermique » et pour tout dire de lepénistes. On y trouve juste quelques « trucs sympas » : des espèces rares et improbables à protéger, des fermes et artefacts de la bio militance et les parcs d’éoliennes. A titre d’exemple, une épicerie bio de quartier piétonnier se doit d’être …. Interdite aux chiens. Défense de rire devant cette formidable dissociation du vivant qui aurait consterné nos ancêtres mais qui est révélatrice, au-delà de l’anecdote, de la logique clivée des écologistes hyper urbains : ils « trient » dans la nature pour en concevoir une fréquentable, encore plus onirique qu’un village de Trianon. A preuve cet autre exemple en cote ascendante : la lutte des « verts » contre … le feu de bois qui serait bourré de particules fines.
Dans ces conditions, l’antagonisme était presque fatal. Ce qui l’a rendu inévitable est la soumission aveugle du personnel politique (parisien) et des hauts fonctionnaires (idem) aux ukases des écologistes, en vertu de l’air du temps. La jacquerie en version post moderne a donc suivi la pluie de mesures « punitives » qui venaient frapper de plein fouet le mode de vie des campagnes et des petites villes. Un an plus tard, l’autopunition collective du confinement a fait quelque peu évoluer la perception du monde rural : à défaut de bonheur, le moindre malheur dans le pré, par la vertu du télétravail.
Conclusions
Au terme de ce rapide survol, on peut formuler quelques réflexions d’ensemble.
La nouvelle France rurale qui n’est plus qu’en partie agricole, n’a rien du désert mais elle est doublement minoritaire : par sa population et son mode de vie, plutôt confortable mais lesté de difficultés spécifiques ; par son rapport à la nature, (un peu) plus concret que pour les urbains, et en même temps, par nécessité, plus énergivore et pollueur.
Son étendue remarquable, unique en Europe, ses richesses et sa variété, en font un atout extraordinaire et un patrimoine exceptionnel, qui ne peut cependant perdurer que par le maintien d’activités effectives et non le simple passage des urbains ou le déversement de fonds publics, si opportun soit-il.
Les solutions et les problématiques des grandes villes et agglomérations ne sont tout simplement pas applicables telles quelles sur ces territoires, très dominants rappelons-le en surface. Le « Plat unique » au nom de l’égalité formelle, est et continuera d’être une erreur majeure, sans doute irréparable.
Une relance forte de la ruralité est non seulement possible mais souhaitable. L’objectif de plus de 40 % de ruraux au lieu d’un tiers serait un bon signal mobilisateur. Pour l’atteindre, il faut aller au-delà du seul « développement rural » au sens européen (relayé en France via les crédits du FEADER, gérés par les régions), bien trop agro-centré et écolo–centré. Pour prendre un exemple, le développement industriel des campagnes, qui fait la force des pays germaniques (RFA, Autriche, Suisse) et en partie aussi de l’Italie, serait transposable chez nous comme le montrent quelques belles réussites (Mauges, haute Loire, Mayenne). De même, une politique culturelle spécifique ferait sens, tout comme une stratégie numérique rurale.
De sorte que les français, plus équitablement répartis entre ces espaces issus d’une très longue tradition paysanne mais dont les nouveaux usages sont loin d’être figés, et les grandes agglomérations, aient véritablement le choix entre la ville et la campagne comme des options bien différenciés mais d’attrait équivalent.
Bernard Legendre