La régulation de la concurrence en Europe (1/3)
L’actualité économique, comme dans l’affaire Alstom/Siemens, ou encore aujourd’hui sur le cartel des titres-restaurant, révèle l’importance que revêt pour l’investisseur la politique de la concurrence. Un édito de Marc-Antoine Galey
Hiboo pense qu’avec la montée de stratégies concurrentielles très agressives pouvant menacer des secteurs économiques entiers (conf notre étude récente sur ArcelorMittal) et pouvant motiver la montée de barrières douanières, la gestion de la concurrence par les autorités des différents pays, et notamment celle de l’Union Européenne, sera de plus en plus cruciale pour l’investisseur.
C’est pourquoi, nous commençons aujourd’hui une série d’éditos permettant de bien saisir les données et les enjeux de cette nouvelle matrice à prendre en compte pour réussir ses investissements.
Ce premier édito pose le décor théorique, les règles de ce nouveau jeu qui se déploie de manière différente dans les pays développés :
1° : La domination des marchés par les entreprises leaders est beaucoup plus élevée aux Etats-Unis que dans l’Union Européenne :
La concentration des entreprises, mesurée par le CR8 (part de marché des 8 entreprises majeures d’un secteur) est deux fois plus importante aux Etats-Unis que dans l’UE. En Europe le CR8 est en moyenne de 40% tous secteurs confondus, il atteint près de 80% aux États-Unis.
Certains secteurs sont particulièrement concentrés aux États-Unis comme en atteste leur CR4 (part de marché des 4 entreprises majeures d’un secteur) : 44% dans le secteur des biens manufacturés, 35% dans la finance, 30% dans le commerce de détail et 25% dans le commerce de gros.
De plus, selon Thomas Philippon (2019), s’observe aux États-Unis un déclin des taux d’entrées qui semble indiquer une fermeture des marchés.
Toujours selon Thomas Philippon (2019), la divergence de taux de concentration que l’on constate entre les États-Unis et l’Union européenne s’expliquerait par la mise en sommeil de la politique antitrust américaine depuis les années 2000 et la montée en puissance de la politique de la concurrence européenne.
La dernière affaire d’antitrust majeure outre Atlantique fut la tentative de démantèlement de Microsoft, en l’an 2000, par le juge Jackson qui voulut séparer le développement du système d’exploitation Windows de la production de logiciels.
De manière parallèle, la politique de la concurrence européenne prit son essor dans les années 1990 avec le traité de Maastricht (1992) qui précisa :
- les règles de concurrences applicables aux entreprises du marché unique, au nombre desquelles figure notamment le contrôle des aides d’État, spécificité européenne illustrant la rigueur de sa politique de la concurrence,
- l’autorité pour l’application de ces règles de la Direction générale de la concurrence (DGCONC), sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Aux États-Unis, où la concentration des entreprises est élevée et croissante, le débat politique porte sur l’insuffisance de la politique de concurrence, mise en œuvre par la Federal trade commission (FTC) et le Department of Justice (DoJ) pour son volet pénal. S’appuyant sur le précédent que constitua, en 1907, le démantèlement de la Standard Oil ou, en 1984, celui d’AT&T la candidate démocrate à l’élection présidentielle de 2020, Elizabeth Warren, a ainsi appelé au démantèlement de Google.
Dans l’Union européenne, comme l’illustra le manifeste Franco-allemand de février 2019 qui suivit le refus, par la DGCONC, de la fusion Alstom-Siemens, le débat est inverse. Il porte sur l’assouplissement de la politique de contrôle des aides d’État et l’élargissement géographique et temporel du contrôle des concentrations, postulant qu’une rigueur excessive de la politique de la concurrence, pêchant par excès, affaiblirait la compétitivité des entreprises européennes face à leurs concurrents étrangers.
2° : Les fondements théoriques de la politique européenne de la concurrence :
Théoriquement, la concurrence est une condition d’efficience des marchés et s’analyse à travers le pouvoir de marché (défini par l’indice de Lerner = rapport entre la marge et le prix).
En situation de concurrence, le pouvoir de marché des entreprises est nul et plus il y a de concurrence, plus les prix tendent vers le coût marginal, c’est-à-dire le prix minimum auquel les producteurs peuvent produire.
A l‘inverse, en situation de monopole, le pouvoir de marché croît dans la limite de l’élasticité-prix de la demande, c’est-à-dire jusqu’au prix maximal que les clients sont prêts à payer.
D’une manière générale donc, plus il y a pouvoir de marché, plus les entreprises font du profit avec
- un transfert de surplus du consommateur au producteur,
- une perte des surplus agrégés du consommateur et du producteur par la réduction des quantités due à l’augmentation des prix de vente.
Cette perte des surplus agrégés, c’est-à-dire de l’avantage additionné retiré par le producteur et le consommateur, souligne l’inefficience allocative des ressources qu’entraîne l’accroissement du pouvoir de marché, qui peut en outre s’accompagner d’inefficience productive en encourageant les entreprises détenant un pouvoir de marché à augmenter les prix au lieu de diminuer leurs coûts de production et de réaliser des gains de productivité.
Face à cette problématique, la concurrence permet de réduire le pouvoir de marché, mais elle le fait de manière exponentielle et non linéaire ; l’entrée d’une entreprise sur un marché où se trouvent deux entreprises n’entraîne pas un simple fractionnement d’un pouvoir de marché constant, mais une réduction du pouvoir de marché agrégé : là où deux entreprises ont un pouvoir de marché de 50 chacune, l’entrée d’un troisième concurrent réduirait leur pouvoir de marché à 20 chacune, réduisant ainsi le pouvoir de marché agrégé de 100 à 60. L’entrée de Free sur le marché de la téléphonie mobile en France illustre cela parfaitement.
On voit donc bien que le dosage du bon niveau de concurrence n’est pas simple à calibrer alors qu’il y a un optimum de concurrence à atteindre : pas assez de concurrence réduit excessivement la productivité, trop de concurrence risque d’empêcher les entreprises de générer les marges nécessaires à leurs investissements de croissance et d’innovation.
Ainsi Aghion (2005) constate que lorsqu’un marché est très concentré, les dépôts de brevets sont faibles et qu’il en va de même lorsqu’un marché est très peu concentré. L’optimum de concurrence serait ainsi entre le monopole et la concurrence, ce qui explique qu’il existe en Europe une présomption d’atteinte à la concurrence à partir du seuil de 25% de parts de marché et non en deçà de ce dernier.
La Commission européenne en effet cherche à maximiser le surplus du consommateur, cela ne la conduit pas à favoriser les ménages au détriment des entreprises, comme on peut parfois le lire, mais à favoriser la productivité des entreprises par un niveau optimum de concurrence qui permette le transfert dans la durée du surplus des producteurs vers les consommateurs.
3° : Les outils de la politique de la concurrence :
Pour mener cette stratégie, les autorités européennes disposent d’instruments ex ante et ex post.
◊ La politique de la concurrence comporte une composante préventive avec le contrôle des concentrations et des aides d’État, propre à l’Union européenne.
Le contrôle des concentrations vise à s’assurer que les gains d’efficacité issus d’une fusion compensent l’accroissement de la concentration, et donc du pouvoir de marché, qu’elle entraine. Il repose sur l’évaluation de la taille du marché pertinent, de la part de marché après fusion - si cette dernière est supérieure à 25% elle entraine une présomption d’atteinte à la concurrence - et des gains d’efficacité.
Le contrôle des aides d’État vise à établir que les aides mises en œuvre résolvent des défaillances de marché sans distordre la concurrence et atteignent leurs objectifs. Les marchés sont par exemple fort peu efficients en matière de R&D fondamentale, car celle-ci comporte un coût d’entrée élevé, beaucoup d’externalités - c’est à dire d’effets profitant aux autres acteurs - et s’inscrit dans un horizon temporel long. Il existe, notamment en France, des aides d’État palliant à cette défaillance (le crédit d’impôt recherche par exemple) qui sont parfaitement licites.
◊ La politique de la concurrence comporte une composante corrective, couramment nommée antitrust. Elle comporte deux volets.
Le premier est le droit des ententes visant à sanctionner les cartels. Ces derniers neutralisent la concurrence sur le marché, soit par objet, c’est à dire en fixant les prix, soit par effet, c’est à dire par tout type d’action neutralisant la concurrence, par exemple par des accords de répartition géographique des marchés.
Le second sanctionne l’abus de position dominante, visant à exploiter cette position (abus d’exploitation) afin d’augmenter son profit ou à garantir cette position en empêchant les concurrents d’entrer sur le marché (abus d’éviction).
4° : L’ajustement sectoriel de la politique de la concurrence :
La politique européenne de la concurrence s’ajuste désormais, tant dans la définition de l’optimum de concurrence que dans l’utilisation de ses outils, aux caractéristiques des secteurs et des marchés dans lesquels elle est amenée à intervenir.
Un investisseur ne peut donc pas tirer une règle générale d’un cas spécifique d’intervention des autorités de régulation dans un secteur mais doit raisonner au cas par cas.
Cette casuistique s’applique par exemple aujourd’hui de manière très spécifique aux plateformes numériques dont les caractéristiques conduisent à l’établissement de structures de marché généralement oligopolistiques, voire duopolistiques.
A cause des effets de réseaux, les plateformes numériques présentent la spécificités majeure d’être ultra-sensibles à la taille : l’utilité de l’usager croît en fonction du nombre d’usagers qui s’y trouvent, l’utilité de l’annonceur publicitaire croît à mesure qu’augmente le nombre d’usagers et, pour les plateformes de VTC, elles attirent des clients si leurs chauffeurs sont nombreux, des chauffeurs si les clients sont nombreux.
Parallèlement, ces plateformes s’approchent d’une industrie de coûts fixes (Rifkin 2014) : une fois leur algorithme développé, la croissance du nombre d’utilisateurs augmente peu les coûts. Elles ne supportent pas, par ailleurs, de coûts de transport dans la mesure où leur marché est immatériel. Enfin, elles opèrent souvent dans le cadre de marchés bifaces (Tirole 2015) : une face est adverse aux prix (les usagers) aussi elle ne paie pas directement. Une autre face (les annonceurs publicitaires) est prête à payer aussi elle supporte les coûts : la face apparemment gratuite est nécessaire afin d’attirer la face payante. En réalité, elle paie avec ses données : le Bundeskartellamt, l’autorité de la concurrence allemande, a ainsi considéré dans une décision Facebook de 2019 les utilisateurs de cette plateforme comme des clients.
Il faut ainsi, dans le secteur des plateformes numériques, pour que la concurrence vive, que le marché soit contestable ce qui se traduit notamment par la nécessité de portabilité des données des usagers des plateformes numériques.
Sources :
Autor D/, Dorn D, Katz L., PattersonC. Et J. Van Reenen (2017) “The fall of the labor share and the rise of the superstar firm”, NBER 23396.
Thomas Philippon, The Great Reversal: How America Gave Up on Free Markets, 2019.
Emmanuel Combe, La politique de la concurrence, 2017.