Le marché international du spatial : frontières économiques, frontières géopolitiques – Partie 2
L’industrie du spatial est née il y a soixante ans. Après de nombreux échecs, parfois dramatiques, et de multiples réussites communes, nous entrons dans une nouvelle ère où les états ne sont plus les seuls à décider de l’avenir de l’utilisation de l’espace. Regardons de plus près cette transformation et ces implications dans le monde d’aujourd’hui et de demain. Un édito de Arthur Playe.
Aujourd’hui, 2 pays, la Russie et la Chine, ont les moyens techniques d’envoyer des hommes dans l’espace. Cet avantage décisif oblige la NASA par exemple à utiliser les capsules Soyouz Russes pour rallier l’ISS (Station Spatiale Internationale). Les États-Unis ont en effet perdu cette capacité avec l’arrêt du programme des navettes spatiales le 1er février 2003. Au lendemain de la guerre froide et en plein essor du NewSpace, l’économie et la géopolitique interférent à nouveau dans l’espace. Nous allons continuer cette série d’éditos sur le spatial en partant sur le versant de la géopolitique. Quels sont les changements économiques majeurs en cours et à prévoir pour cette industrie de pointe ? La politique nationale et internationale des grandes puissances a-t-elle évolué avec le NewSpace ? Comment l’Europe et plus particulièrement la France s’insèrent-elles dans ce paysage international ? Nous tenterons d’apporter quelques éléments pour en discuter.
1- Le passage des fonds publics au fonds privés
Comme nous l’avions relevé dans la première partie de cette série d’édito (lien hypertexte), depuis quatre années déjà, la masse moyenne des satellites a diminué car les constellations sont de plus en plus populaires. D’après les chiffres d’Euroconsult[1], dans les dix prochaines années, 87% des satellites lancés seront des smallsats (satellite de moins de 500 kg) alors qu’ils ne représenteront que 13% des investissements. La balance économique se renverse.
Historiquement, les états ont débuté leur programme spatial par prolongation de leur programme militaire. Les premières fusées avaient en effet la même technologie que les missiles intercontinentaux. Les États-Unis et la Russie faisaient évidemment la course à l’espace pour s’assurer un rayonnement politique. Plus tard, la Chine a voulu elle aussi gagner son indépendance d’accès à l’espace. Ces trois pays ont donc, grâce à l’aide de leurs gouvernements, investis chacun dans leur économie.
Actuellement, la plupart des états s’essoufflent quant à leur capacité à investir dans des technologies qui pourtant ont de nombreux ricochés dans nos sociétés (pour en savoir plus, une très bonne plateforme de la NASA[3]). Ils n’arrivent plus à justifier politiquement l’importance stratégique de ces placements. Par exemple, les États-Unis allouaient environ 4% du budget fédéral en 1966 contre 0.5% actuellement. La Chine au contraire, aidée par un système politique stable, parie sur sa domination depuis quelques décennies et commence à en obtenir les fruits.
Pourtant les états ne sont plus les seuls à investir.
En 2019, 5.8 milliards de dollars(7) ont été investis dans le monde et proviennent de fonds privés. C’est environ l’équivalent du budget de l’ESA (6.7 milliards de dollars) ou bien de la valeur cumulée des budgets nationaux de la Russie, de l’Inde et du Japon.
Cela pose évidemment des questions qu’il faut prendre avec des pincettes. Les fonds publics étaient jusque-là dilués dans l’économie locale. Les fonds privés, eux, peuvent cependant être investis dans des entreprises étrangères. La frontière géopolitique progresse actuellement pour devenir une guerre commerciale privée.
2- L’émergence des NewSpaces
On définit souvent le NewSpace ou « industrie du Newspace » comme étant l’ensemble de l’industrie spatiale qui est majoritairement soutenu par des fonds privés. Mais n’existe-t-il qu’un seul NewSpace ? Sous-entendu que les fonds privés permettent une émergence commune des technologies partout dans le monde ? La réponse est non. Actuellement on remarque une forte hétérogénéité des investissements entre les pays en raison de facteurs politiques, économiques et commerciaux. Trois zones géographiques regroupent la majorité des fonds privés : les États-Unis (55% des investissements depuis 2009), l’Europe (32%) et l’Asie (13%). Il y a donc trois NewSpaces, trois zones géographiques à vitesse variable [2].
Les graphiques suivants montrent la domination des États-Unis quant au nombre de satellites déployés et en particulier dans le domaine des smallsats. SpaceX pour n’en citer qu’une, envoie des dizaines de satellites chaque mois pour consolider sa constellation
Mais qui sont les investisseurs dans ces structures innovantes ? Comme nous le disions, ce sont les fonds privés au travers de fonds d’investissements. Ils parient sur ces technologies de demain. En 2009, ils étaient 50, en 2019, il y en a eu 770[2]. En faisant un zoom rapide au dernier trimestre, les Chinois à eux seuls ont participé aux investissements internationaux à hauteur de 34%. L’Europe a encore beaucoup de ressources mais ne nous reposons pas dessus, continuons à avancer si nous voulons rester demain un pôle mondial d’excellence.
Néanmoins, des problématiques sont soulevées lorsque les capitaux sont étrangers. Dans le domaine public par exemple, Galiléo, le GPS Européen, devait au départ recevoir une enveloppe de 200 millions d’euros de la Chine[4] (en comparaison aux 5 millions des autres participants). On peut facilement trouver de plus en plus de cas de participation de fonds étrangers dans des entreprises nationales, ce qui pose de nombreux problèmes de propriété intellectuelle et de politique. Une solution est assez simple : investir dans nos entreprises pour permettre leur développement en Europe.
3- Coopération ou dépendance
Si nous revenons maintenant en Europe, l’ESA (Agence Spatiale Européenne) vient de voter un budget exceptionnel de 14,4 milliards d’euros pour les prochaines années. La plupart de ces investissements seront progressivement dilués dans les entreprises européennes mais en prenant en compte le retour géographique, une bonne partie reviendra en Allemagne, en France et en Italie. Cependant, à l’instar de nos amis américains et chinois, aucune mission habitée ou d’atterrisseur planétaire n’est prévu. L’Europe n’a malheureusement pas les capacités de le faire : politiquement et économiquement, ce n’est pas une frontière géopolitique extra-européenne, c’est une frontière intra-européenne.
Néanmoins, la coopération est notre force. Grâce à nos collaborations, il est convenu que Thomas Pesquet prenne place avec deux Américains et un Russe dans le premier vol de la future capsule Starliner de Boeing. De plus, ces coopérations ne sont pas tournées que vers l’ouest, à l’est également, on peut noter de nombreux rapprochements avec la Chine. La mission Chang’e 6 qui part sur la Lune sera constitué de l’appareil DORN du CNES[5]. Un exploit politique, commercial et prometteur pour les prochaines missions. Cet investissement et cette confiance montrent que l’industrie française est reconnue mondialement. Pourtant, elle est obligée de jongler sans prendre parti.
Dépendance, coopération, il est important de se référer aux faits. Nous avons la chance d’avoir une industrie de pointe qui relève de nombreux défis chaque jour, reste une des meilleures mondiales et nous apporte de l’innovation, du travail et notre indépendance.
Le monde du spatial est un monde de connexion, de rencontre, d’innovation mais surtout d’émerveillement. Autrefois le monde des dieux, maintenant une réalité terrifiante, nous avons déjà franchi la frontière virtuelle de l’espace. Mais vous l’aurez bien compris, ce n’est plus la technique qui actuellement nous bloque. Les investissements internationaux en 2019 n’ont jamais été aussi importants, l’écosystème des startups germe, les grandes entreprises se restructurent. Une chose est sûre, nous ne pourrons pas continuer chacun de notre côté.
Bibliographie :
[1] Euroconsult, SATELLITES TO BE BUILT & LAUNCHED BY 2028, 2018
[2] Space Angels, Space Investment Quaterly, Q4 2019, 2020
[3] Nasa Home&City, en anglais, 2020 https://www.nasa.gov/homeandcity/
[4] Rapport d’information déposé par la commission des affaires européennes sur l’état du programme Galiléo, présenté par M. Bernard DEFLESSELLES, 2009
[5] Communiqué de presse du Cnes : https://presse.cnes.fr/sites/default/files/drupal/201911/default/cp156-2019_-_chine.pdf
Dans le graphique :
(1) https://en.wikipedia.org/wiki/Budget_of_NASA
(2) Space Fundation (États-unis)
(3) ESA Budget : https://www.esa.int/About_Us/Corporate_news/Funding
(4) Budget spatial russe - Programme Fédéral Spatial 2016-2025 : https://ru.ambafrance.org/Budget-spatial-russe-19488
(5) "DEPARMENT OF SPACE, DEMAND NO. 94, Department of Space" : https://www.indiabudget.gov.in/doc/eb/sbe94.pdf
(6) JAXA | Transition of Number of Staff and Budget
(7) Space Angels, Space Investment Quaterly, Q4 2019, 2020