Le projet européen repose sur la convergence des économies-membres
« L’Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises », déclarait en 1954 Jean Monnet. Face à la crise économique déclenchée par la crise sanitaire du Covid-19, aucun bouleversement structurel significatif des institutions européennes n’a encore eu lieu.
par Maxime Cottu
Des outils ont été mis en place, depuis la crise de 2008, pour assurer aux États-membres un financement à taux bas. Ces outils ont maintenu les spreads souverains à un niveau artificiellement faible, qui ne rend pas compte des divergences macroéconomiques fondamentales entre les États-membres. Ces divergences se sont accrues à la faveur des crises de 2008-2010 qui ont eu des effets structurels différenciés selon les États. Elles s’accroitront à la faveur de la crise actuelle à moins d’un plan de relance à l’échelle de l’UE.
L’impératif de convergence des économies des États-membres, qui est une condition de la viabilité du marché unique comme de l’Union économique et monétaire, nécessite aujourd’hui la mise en œuvre d’importants mécanismes de transfert budgétaire. Différentes solutions ont été récemment proposées à ce titre, par la France et l’Allemagne et par la Commission européenne.
La convergence des économies-membres de l’UE et de l’UEM est nécessaire à leur viabilité.
L’Union européenne, bientôt composée de 27 États-membres, est une organisation internationale extrêmement intégrée politiquement, juridiquement et économiquement dont la coopération a vocation à devenir « sans cesse plus étroite » (article 1 Traité sur l’Union européenne TUE). Un marché unique y a été établi, structuré par les 4 libertés de circulations des capitaux, biens, services et personnes. Afin de renforcer l’unité des économies des États-membres (préambule du Traité de Rome) une politique de cohésion est mise en œuvre, consistant en des transferts à destination des États-membres et régions les moins avancées. Il s’agit du deuxième poste du budget de l’Union, à hauteur de 351 milliards dans le CFP (cadre financier pluriannuel) 2014-2020, soit 37% du budget. Le décollage économique de l’Irlande, avec 9% de croissance annuelle moyenne entre 1996 et 2001, est un exemple du succès de cette politique : l’Irlande, entre 1973 et 1999, a bénéficié de transferts à hauteur de 21 milliards de livres soit 5 fois plus que ses contributions au budget de l’Union (Fondation Robert Schumann 2004). Cela lui permit de satisfaire aux critères de convergence de l’UEM et d’adopter l’euro en 1999.
L’Union économique et monétaire (UEM), zone euro en langage courant, comporte 19 États-membres. Elle a vocation à s’étendre, à terme, à l’ensemble des États-membres de l’Union européenne qui le souhaiteront et satisferont aux critères de convergences leur permettant de partager la même monnaie. Cette convergence découle d’une nécessité, selon la théorie des zones monétaires optimales de Robert Mundell (1962). Elle assure notamment que les cycles économiques nationaux soient corrélés, afin que la politique monétaire puisse jouer son rôle contra-cylique. Elle doit par ailleurs permettre l’abandon de l’outil du change. Les taux de changes constituent une variable d’ajustement entre différentes économies ayant des relations commerciales. Ils rendent compte, hors de toute spéculation, des différentiels de compétitivité et des mouvements de capitaux qui sont retranscrits dans les postes respectifs de la balance des paiements. L’adoption d’une monnaie commune entraine la disparition des taux de changes nominaux. Les différentiels de compétitivité existent cependant toujours, de même que les divergences de taux d’intérêts conduisant à des rendements du capital différenciés. Les déséquilibres retracés par les balances des paiements ne peuvent plus être résorbés par des variations du change : on appelle taux de change d’équilibre celui qui permettrait cette résorption, et taux de change réel le taux implicite existant entre les différents membres de l’UEM. D’autres mécanismes que la variation du change nominal doivent donc permettre le rééquilibrage des différentiels de compétitivité et de rendement de l’investissement, au risque de voir certains pays accumuler des excédents de la balance des paiements correspondant à des déficits symétriques - toutes choses égales par ailleurs - financés par des dettes qui risquent de devenir insoutenables. Ces mécanismes, selon Mundell, consistent notamment en la mobilité des facteurs de production et en l’adoption d’un mécanisme de redistribution à l’échelle de la zone.
Les crises de 2008-2010 ont été suivies d’un accroissement de la divergence des économies de l’UE, la crise de 2020 verra la divergence s’amplifier à moins de réformes structurelles de l’UE.
La crise de 2008 a frappé de manière différenciée les États-membres de l’UE, comme en a témoigné la crise des dettes souveraines entamée en 2010 qui a été déclenchée par la transmission du risque de défaut bancaire au risque souverain (doom loop). Du fait du morcellement bancaire européen, l’exposition des États à la doom loopn’était pas homogène. La crise de 2008 a par ailleurs entrainé un accroissement des spreads souverains du fait d’une correction conduisant à la réévaluation à la hausse des primes de risques associées aux obligations de certains États périphériques de la zone. Leur espace budgétaire s’est soudainement réduit tout comme leur accès aux marchés obligataires et des mécanismes de financement conditionnés à des réformes structurelles leur ont été appliqués. Ces réformes conduisant à la réduction de la dépense publique ont eu un effet déflationniste, en contractant fortement l’investissement public alors que l’investissement privé était déprimé (Olivier Blanchard, 2012). Les effets de la crise ont duré, entrainant une diminution du potentiel de croissance et du niveau de l’emploi (effets d’hystérèse sur le marché du travail) faute de relance budgétaire. Afin de réagir à ce choc économique sans espace budgétaire, des États comme par exemple la Grèce ou le Portugal ont alors eu recours à des politiques dites de dévaluation interne, visant à augmenter leur compétitivité prix en diminuant les salaires (à travers la baisse des traitements de la fonction publique et la désindexation des salaires et revenus de remplacement notamment). Ces politiques ont eu un effet catastrophique sur la consommation et ont accru la contraction des économies où elles ont été menées, ainsi que les mésalignements des changes réels dans l’UEM. Dans d’autres États à l’inverse, disposant d’un espace budgétaire, la relance a été importante et les effets de la crise ont été plus limités, bien que non négligeables. Ils demeurent aujourd’hui un fardeau, comme en atteste le stock de dette des États qui, comme la France ou l’Italie, n’ont su le réduire. L’Allemagne, pour sa part, a vu sa dette décroître de 20% depuis 2010 : elle avoisinait les 60% en 2019. L’Autriche, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark, formant dans les négociations européennes une communauté d’intérêts surnommée par la presse les frugal four, partagent des situations budgétaires similaires : le déficit y est maîtrisé et la dette y décroissait en 2019. Les crises de 2008-2010 ont ainsi eu des effets qui ont perduré dans le temps et accru la divergence des économies au sein de l’UE et de l’UEM.
La crise de 2019 risque d’avoir des effets similaires en l’absence de plan de relance européen. Bien que le choc soit cette fois-ci symétrique, les plans de lutte contre la crise économique varient dans de telles proportions selon les États (conf graphique ci-dessous) que les conséquences sur le potentiel de croissance ainsi que la synchronicité de la reprise économique seront fortement différenciés. La disparité des économies de l’UE et de l’UEM s’en trouvera renforcée, tout comme les différentiels du change réel qui menacent la soutenabilité de la monnaie unique pour les économies les moins compétitives, qui se trouve structurellement surévaluée et entraine une dégradation de leur compétitivité prix que de coûteuses politiques de dévaluation interne ne parviennent à contenir.
Ampleur des plans de relance nationaux déjà mis en œuvre (sources : Commission européenne, Financial Times, 2020):
La mise en place du mécanisme de transfert budgétaire nécessaire au maintien de la cohésion économique de l’UE et de l’UEM se heurte à l’aléa moral de la mutualisation des dettes souveraines.
Afin de diminuer les disparités entre les États-membres disposant d’un espace budgétaire et ceux qui n’en disposent pas, des mécanismes ont été mis en œuvre à l’échelle de l’Union, pour un montant total de 540 milliards. La Banque européenne d’investissement dispose de 200 milliards d’euros, garantis par les États-membres, afin de financer des prêts aux entreprises individuelles ou aux ETI. Le programme SURE vise à financer le chômage partiel par des prêts à hauteur de 100 milliards d’euros. Enfin une ligne de crédit à hauteur de 240 millards d’euros à été ouverte par le MES pour les États qui en feraient la demande. En l’absence d’initiative conjointe des États-membres de recourir au MES, l’usage de cette ligne de crédit par un État conduirait cependant à envoyer un signal négatif aux marchés obligataires quant à la soutenabilité de son endettement. L’octroi de ces prêts accroitrait la charge de la dette des États qui y souscriraient. Au regard des plans de relance mis en œuvre en Allemagne, en France ou en Italie, ce plan est en outre insuffisant et ne pourrait contenir la divergence des économies après la crise.
Le 18 mai, la France et l’Allemagne ont fait la proposition d’un plan de relance d’un montant de 500 milliards d’euros. Son financement serait assuré par une émission obligataire signée par la Commission européenne, c’est à dire garanti par les 27 États-membres collectivement et reposant, pour son remboursement, sur les ressources de l’Union qui sont d’une part des ressources propres, notamment la TVA, d’autre part les contributions des États-membres, notamment la ressource dite RNB. La ressource RNB constitue environ 70% des ressources de l’Union et est assise sur les revenus nationaux bruts des États-membres. Ces fonds seraient affectés aux États-membres qui en ont besoin et assureraient donc un rôle redistributif, ce qui serait une nouveauté susceptible de renforcer la cohésion au sein de l’UE et de rapprocher l’UEM du fonctionnement théorique d’une zone monétaire optimale. Ce plan serait inscrit dans le prochain cadre financier pluriannuel, et nécessiterait à ce titre d’être adopté à l’unanimité au Conseil, ce qui semble impossible en l’état, les 4 frugaux ayant manifesté leur opposition à tout mécanisme redistributif reposant sur un endettement commun. L’accord de principe de l’Allemagne constitue cependant une nouveauté susceptible de peser d’un poids important dans les négociations du prochain CFP.
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a par ailleurs annoncé préparer une proposition de plan de relance qui serait présentée le 27 mai. Le montant serait de 1000 milliards €, le plan s’inscrirait dans le prochain CFP. Il reposerait sur l’endettement public européen pour partie, sur un effet de levier pour partie. Il ne serait pas financé par les ressources existantes mais par une nouvelle ressource propre consistant en un impôt européen sur les matières plastiques.
Potentiellement, le montant alloué au travers de ces différentes initiatives pourrait totaliser 2.042 Mds€ à comparer aux 3.000 Mds$ alloués à la relance par les Etats-Unis : cependant l’offre franco-allemande et le plan de la commission sont plus concurrents que complémentaires.
Et les « frugal four » se fondent sur « l’aléa moral »pour contester l’initiative franco-allemande : Il est convenu d’appeler aléa moral la réticence à la mutualisation des dettes importantes des pays du sud de la zone euro avec les dettes maîtrisées des États du nord de la zone euro. Cette approche n’est pas dénuée de fondements : la politique économique française, entre 1980 et 2016, fut, selon France Stratégie, procyclique ou acyclique 82% du temps, et contra-cyclique 18% du temps. Les déficits ayant mené à l’accumulation d’une dette importante n’ont pas eu, à titre principal, pour objectif de lutter contre la conjoncture mais de retarder l’échéance de nécessaires réformes structurelles. Le Danemark, dans le même temps, a rétabli l’équilibre de ses comptes publics au prix d’un effort de maîtrise du déficit public. Second pays de l’Union européenne derrière la France pour son niveau de dépense publique, l’exemple danois montre par ailleurs que l’on peut avoir un haut niveau de dépense publique sans nécessairement accumuler de déficits importants. Cette approche a cependant conduit certains États-membres à oublier les bénéfices qu’ils retirent de la participation à l’UE ou à l’UEM. La Suède, le Danemark et l’Autriche sont de petites économies comparées à la France ou à l’Italie, bénéficiant largement du marché unique et, dans le cas Autrichien, de l’euro. Les Pays-Bas ont un PIB plus élevé, qui est cependant inférieur de plus de moitié au PIB français ou italien, et bénéficient largement du marché unique dont leurs ports sont la porte d’entrée et leur assurent de substantiels revenus : si les droits de douane sont perçus par l’UE, les États-membres en conservent 20% au titre de frais de perception très largement surévalués.
Le ralliement de l’Allemagne au principe d’une mutualisation de l’endettement témoigne avant tout d’un abandon de l’approche par l’aléa moral par la première économie de l’Union et la constitution d’une force d’impulsion regroupant des puissances telles que la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Gageons qu’elle saura, dans les négociations du prochain CFP, contrebalancer l’éthique protestante[1] des frugal four.