L’échouage de l’Ever Given souligne un peu plus notre besoin de commercer
Du fait de l’échouage de l’Ever Given le 23 mars à la suite d’une tempête de sable, le Canal de Suez a été fermé à la navigation durant une semaine. Cette interruption est la plus longue qu’ait connu cet axe majeur du commerce mondial depuis sa fermeture 8 ans durant du fait de la guerre des Six Jours (1967). 12% du commerce mondial transite chaque année par le Canal de Suez, un des goulets vitaux des échanges maritimes qui sont le support des chaines de valeur globales composant l’économie de la planète.
Le Canal de Suez est un goulet essentiel au commerce international
Le canal fut percé par Ferdinand de Lesseps entre 1859 et 1869. Long de 193 kilomètres, il relie la Méditerranée à la Mer Rouge et permet aux bâtiments reliant l’Asie à l’Europe d’éviter le contournement du Cap de Bonne Espérance. Cet itinéraire raccourcit de 40% la distance à parcourir, permettant un gain de temps et de carburant conséquent : un porte conteneur de classe CMA-CGM Opéra comme le Nabucco économise ainsi 7 à 8 jours de navigation.
Le Canal est la propriété de la Suez Canal Authority depuis sa nationalisation par Nasser en 1956. Son exploitation compte pour 10% du PIB Egyptien. Le péage, élevé, est fonction de la contenance des navires exprimée en EVP (équivalent 20 pieds, taille d’un conteneur de 20 pieds). Des majorations de 10% à 60% sont appliquées aux navires lents et des réductions existent en fonction de la proportion de conteneurs vides. Pour un navire de 8500 EVP comme ceux de la classe CMA-CGM Opéra, le passage coûte ainsi environ $450,000. 50 bâtiments l’empruntent quotidiennement en temps normal.
L’importance du Canal dans le commerce international tient à la nature même de ce dernier, qui permet une spécialisation toujours plus grande par l’accroissement des échanges et qui est donc un des fondements du progrès et de la croissance à l’échelle de la planète.
La raison d’être du commerce est l’avantage comparatif de certains producteurs sur d’autres(1) Dans un contexte de libre échange, chaque pays a intérêt à se spécialiser dans le secteur où l’écart de coût vis à vis de ses partenaires commerciaux lui procure le plus grand avantage. L’accroissement de la production, porteur d’autres externalités économiques, contribue à accroître la spécialisation et ses avantages. Les échanges commerciaux permettent d’acquérir les biens dont la production, non compétitive, a été délaissée.
La localisation géographique des différentes activités de production repose sur la notion de dotation en facteurs de production (capital ou travail) d’une part, sur celle de rémunération de ces facteurs d’autre part(2).
Les facteurs de productions dans lequel un pays est abondamment doté conduisent sa spécialisation : l’Asie du Sud-Est a historiquement basé son développement sur sa main d’œuvre abondante et bon marché, tandis que les pays les plus avancés ont tiré parti de leur richesse qui se traduit par une abondance de capitaux.
Cette spécialisation commerciale entraîne une plus grande rémunération du facteur de production le plus utilisé. Les activités manufacturières à faible valeur ajoutée ont été délaissées en Occident car elles n’étaient plus compétitives, et la situation des travailleurs de ces industries s’est détériorée car leur force de travail devenait superflue.
On ajoutera que le travail qualifié peut être assimilé à du capital dans ce modèle(3) : il s’agit alors de capital humain. Cela permet d’expliquer pourquoi des tâches industrielles de haut vol demeurent localisées en occident(4). Cela nous amène aussi à constater que la montée en gamme des productions des pays-ateliers constitue un indicateur de développement, en permettant d’exporter des biens à plus forte valeur ajoutée. Cette montée en gamme modifie ainsi progressivement les termes de l’échange commercial, qui sont basés sur la spécialisation géographique des protagonistes.
Le Canal de Suez est un facilitateur des échanges mais également un goulet hautement politique.
Les canaux de Suez et Panama et les détroits d’Ormuz et Malacca voient à eux quatre passer plus de 50% du commerce mondial chaque année. Les deux premiers sont sujets aux échouages, c’est même l’incident le plus courant dans le Canal de Suez où 25 ont été comptabilisés dans les 10 dernières années, le plus souvent sans gravité. Le détroit d’Ormuz, qui voit transiter 2400 pétroliers par an, a été en 2019 le théâtre d’une crise diplomatique entre l’Iran, les États-Unis et la Grande Bretagne sur fonds d’arraisonnement de bâtiments et d’intimidations de l’armées iraniennes. Le détroit de Malacca est enfin un lieu où des actes de piraterie sont régulièrement rapportés et où l’influence chinoise est grandissante tant le « dilemme de Malacca » l’inquiète : ce détroit est en effet le verrou de la Mer de Chine.
Ces passages essentiels à la croissance globale présentent des vulnérabilités physiques et politiques qui se manifestent parfois à travers des black swans, ces cygnes noirs peu fréquents, explicables à postériori mais difficilement prévisibles ex ante(5), dont l’échouage de l’Ever Given est un bon exemple.
Le blocage du Canal de Suez, comme la crise de la Covid, ont vu leurs effets démultipliés par des chaînes d’approvisionnement optimisées à l’extrême
La crise de la Covid n’a pas eu une propagation uniforme : elle a d’abord frappé en Chine avant d’arriver en Europe, et ses flux et reflux varient également selon les régions du monde. Le choc économique qu’elle a déclenché a par contre été quasi-symétrique, du fait de la brièveté des chaines d’approvisionnement, selon un phénomène dit de « supply chain contagion »(6).
Ce même levier a soulevé des craintes lorsque le Canal de Suez s’est trouvé bouché, dans un contexte de pénurie de certains intrants, tels les semi-conducteurs, qui freine les processus industriels en Europe et ralentit la production, notamment automobile.
Le raccourcissement des chaînes d’approvisionnement tendant au « just in time supply chain management » (JIT) est une tendance de fond des vingt dernières années en Europe. Trouvant ses sources dans le toyotisme japonais des années 1970, le JIT vise à réduire au maximum le temps de stockage de produits non finis et donc à accélérer le processus de production. Cette tendance fit son apparition dans un contexte de taux d’intérêts élevés et visait notamment à réduire le besoin en fonds de roulement afin de faire au face au coût conséquent et croissant du capital.
Le JIT s’est répandu dans l’économie française : plus les industries sont capitalistiques et emploient d’intrants dans leurs processus de production, plus elles ont adopté ce mode de production. Les 2/3 des entreprises du secteur automobile français ont adopté ce mode de gestion de leur chaîne d’approvisionnement. De manière plus surprenante, 1/3 des sociétés évoluant dans le secteur du bois et des produits du bois ou encore 1/3 des sociétés du secteur des minerais non métalliques ont également une gestion JIT de leur chaîne d’approvisionnement. De manière globale, 2/3 des ouvriers français sont employés dans des entreprises ayant une gestion JIT et 60% du commerce international français s’inscrit dans ces modalités d’échange(7)
La rapidité du transport est une condition sine qua non d’une telle gestion de la chaîne d’approvisionnement. L’amaigrissement du stock est permise par un partage efficace des anticipations de demande, qui remontent la chaîne de production d’aval en amont pour calibrer la production au plus juste avant que les produits finis ne la redescendent jusqu’au consommateur final. Si le produit fini arrive trop tard, les anticipations de demande sont périmées et la production, par son volume ou sa nature, n’est plus adaptée.
La situation de l’économie mondiale à moyen-terme pourrait impliquer des évolutions des chaînes d’approvisionnement JIT, qui se raccourciraient pour se déployer dans des pays plus proches géographiquement et accroitraient leur robustesse au prix d’un léger accroissement des stocks qui permettraient plus de flexibilité face à des flux commerciaux rendus plus incertains, tant par la pandémie à court-terme que par les risques exacerbés de tensions commerciales à moyen terme. La gestion de la chaine d’approvisionnement ne serait cependant pas bouleversée, et les coûts ne s’en trouveraient pas nécessairement considérablement accrus : les taux d’intérêts sont d’une part bas, les coûts du transport de marchandises ont d’autre part augmenté avec la pandémie (le prix du transport d’un container standard de 40 pieds d’Asie vers l’Europe a été multiplié par 4 dans les 12 derniers mois) incitant ainsi à négocier les meilleurs tarifs quitte à grouper un peu plus ses envois(8).
La Covid a révélé par la vitesse de propagation du choc économique la maigreur des tampons que constituent les stocks dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le blocage du Canal de Suez, dans ce contexte, a agi comme un rappel des obstacles physiques qui peuvent considérablement grever le commerce mondial s’ils apparaissent en des points sensibles.
Les chaines d’approvisionnement just in time pourraient dans l’avenir s’adapter, en accroissant éventuellement un peu les stocks et en faisant le choix d’une plus grande diversification permettant de trouver des routes d’approvisionnement alternatives et plus courtes. Leur principale caractéristique, la circulation de l’information tout au long de la chaîne permettant la coopération des intermédiaires, est cependant plus que jamais nécessaire et demeurera un facteur de résilience essentiel du commerce mondial.
Le commerce mondial est un vecteur de résilience face à la crise sanitaire ainsi qu’un puissant levier de croissance future
Au plus fort de la crise sanitaire, les chaînes d’approvisionnement internationales ont continué à nous apporter les biens dont nous avions besoin pour faire face à la crise.
La Corée du Sud, un pays extrêmement intégré dans le commerce mondial avec un taux d’ouverture de l’économie(9) de 77% du PIB en 2019, a été capable de développer, valider et mettre en production en un temps record parmi les premiers tests Covid. Développés depuis la mi-janvier 2020, ils étaient approuvés pour un usage domestique le 23 février et dès avril 2020 la production hebdomadaire atteignait 3 millions et était exportée à 90% - notamment vers l’Union européenne ou les États-Unis. Les principales exportations médicales du pays avant crise étaient pourtant les implants dentaires et les dispositifs d’imagerie médicale(10).
La concurrence induite par le commerce international est un puissant vecteur d’innovation, comme le prouve cet exemple(11). La souplesse des chaînes d’approvisionnement et la facilité à importer et exporter des biens essentiels que procure la position de carrefour commercial de la Corée du Sud est également illustrée par cette performance.
Le commerce mondial s’est contracté de 5,3% en 2020 par rapport à 2019, et devrait augmenter en 2021 de 8% par rapport à 2020, et de 4% en 2022 par rapport à 2021 (OMC 2021). Le commerce international est corrélé à la croissance économique, avec une élasticité supérieure à 1, ce qui signifie qu’il en amplifie les mouvements. En accroissant la taille des marchés, en augmentant la diversité des produits, en stimulant la concurrence, le commerce international est pourvoyeur d’innovation et de baisse des prix pour le consommateur final. Les longues chaînes d’approvisionnement qu’il porte permettent une spécialisation des processus de production qui apporte de la valeur ajoutée en permettant à chaque région de se spécialiser dans les tâches où elle est la plus efficace.
La tentation du protectionnisme et la croyance sous-jacente que l’on peut tout produire chez soi constitueraient au contraire des facteurs de stagnation post-crise.
Les échanges permettront de démultiplier la croissance post-crise à mesure que les plans de relance régionaux permettront aux différents maillons des chaînes de production et d’approvisionnement de reprendre leur place. Rejeter en bloc cette organisation et briser ces chaînes accroitrait le coût de la crise en rendant permanents les dommages conjoncturels qu’elle a causé. Outre les coûts de court-terme que comporte le protectionnisme(12), les coûts de réorganisation de la production seraient conséquents à moyen terme. À long terme, nier la réalité de l’avantage comparatif en rapatriant des capacités de production inadaptées à notre dotation factorielle grèverait les perspectives de croissance et donc la convalescence de l’économie.
Il n’en reste pas moins que la sécurité des approvisionnements pour certaines matières premières (notamment énergétiques et médicales) et biens (par exemple médicaux) doit-être assurée. La diversification des fournisseurs, par ailleurs à même d’accroître leur mise en concurrence, doit être recherchée afin de se prémunir d’incidents tels que la fermeture d’un goulet commercial essentiel. Comme le montre l’exemple coréen, l’adaptabilité est un atout essentiel et s’obtient par l’exposition à la concurrence et une forte insertion dans le commerce mondial. En temps normal, une telle ouverture commerciale permet de cultiver ses avantages comparatifs, en temps de choc imprévu elle devient une garantie : si la crise est localisée, le commerce joue alors le rôle d’une assurance en permettant d’importer les biens nécessaires. Si la crise est globale, comme c’est le cas aujourd’hui, les échanges permettent alors de mettre en commun certaines ressources lorsqu’elles sont disponibles en nombre suffisant mais que leur production est très localisée.
Les stocks et capacités de productions excédentaires maintenues à rebours de la logique économique doivent être un ultime recours : ils ne permettent de se prémunir que contre les crises qui ont été anticipées et ils grèvent la croissance potentielle en protégeant certains secteurs de la concurrence ce qui les condamne à la stagnation. Cette option demeure valable à la marge, pour des biens indispensables, et relève du rôle d’assureur en dernier recours de l’État : des stocks stratégiques de pétrole sont ainsi entretenus et des stocks de masques, qui nous firent cruellement défaut le temps que la production internationale soit suffisante, le furent en leur temps.
L’échouage de l’Ever Given affecta environ 10 milliards de dollars d’échanges commerciaux par jour de blocage du Canal de Suez. Cet accident illustra la densité des échanges entre l’Asie et l’Europe le long de la première route commerciale du monde.
Les chaines d’approvisionnement mondiales, rouages d’une économie complexe, concurrentielle et pourvoyeuse de progrès, ont à l’occasion de la Covid été parfois dénoncées comme des excès mercantiles. Elles ont en réalité soutenu notre lutte contre la pandémie, faisant la preuve d’une relative résilience et permettant de mettre en commun nos efforts. Elles ont ainsi toute leur place dans la réflexion globale sur la sécurité des approvisionnements qui doit-être conduite, et qui ne pourra pas non plus écarter la constitution et l’entretien de stocks marginaux de biens strictement indispensables.
[1]On the Principles of Political Economy and Taxation, David Ricardo, 1817
[2]Protection and Real Wages, Wolfgang Stolper, Paul Samuelson, 1941
[3]Domestic Production and Foreign Trade; The American Capital Position Re-Examined, Wassily Leontief, 1953
[4]Human capital, A theoretical and empirical analysis with special reference to education, Gary Becker, 1963
(5)The Black Swan, Nassim Nicholas Taleb, 2013
(6)Supply chain contagion waves: Thinking ahead on manufacturing ‘contagion and reinfection’ from the COVID concussion, Richard Baldwin, Rebecca Freeman, 2020
(7)Just-in-time supply chains after the Covid-19 crisis, Frank Pisch, 2020
(8)Maritime Markets Outlook: Shipping’s game of snakes and ladders, Lloyd’s List, Richard Meade, 2021
(9)Exportations + importations / PIB, statistique utilisée pour mesurer l’intégration commerciale.
(10)Resilience versus robustness in global value chains: Some policy implications, Sébastien Miroudot, 2020
(11)Ainsi que bien des travaux dont récemment L’effet du commerce international sur l’innovation, théorie et résultats empiriques, Philippe Aghion et al., 2018
(12)Détaillés dans un précédent article relatifs aux défis attendant le président Biden.