Les défis du prochain président des États-Unis : emploi, concurrence, commerce
Joe Biden, donné en tête dans les sondages avec 10 points d’avance sur le président Trump, est en bonne position pour remporter la prochaine élection présidentielle américaine. Son administration se trouverait alors face au double défi conjoncturel et structurel de devoir organiser la reprise économique en plein repli d’une mondialisation qui est le vecteur de rayonnement des États-Unis depuis les années 1990.
Ce défi se décline selon une triple temporalité :
- à court terme il est celui du chômage, qui menace la cohésion politique du pays et creuse ainsi des fractures préexistantes.
- À moyen terme se posent les questions structurelles de l’affaiblissement de la concurrence aux États-Unis, qui pourrait réduire le potentiel de croissance, ainsi que du déclin du commerce international.
- À long-terme la question du leadership américain face à la Chine se pose, et avec elle celle du modèle de croissance mondial unipolaire que nous nommons mondialisation.
La brutale variation du chômage, appelé à baisser, souligne son inégale distribution parmi les groupes ethniques.
Ce graphique du Bureau of Labor Statistics (2020) illustre les fortes inégalités d’emploi qui existent aux États-Unis.
Comme l’illustre le graphique, la crise de la Covid accroît des fractures préexistantes par une hausse rapide du chômage. Sa décrue devrait être d’abord rapide, la Fed anticipant un taux de 7,6% pour 2020, puis plus lente avec 5,5% attendus en 2021, 4,6% en 2022 et 4% en 2023.
Le profil de la décrue du chômage est expliqué par des modèles distinguant les chômeurs temporaires des chômeurs permanents, les premiers étant rappelés par leurs employeurs lorsque ces derniers anticipent une reprise de la demande. Les chômeurs temporaires ne sont ainsi pas réellement en situation de recherche active d’emploi (un des éléments de définition du chômage au sens du BIT) : le nombre de demandeurs d’emploi recherchant activement un emploi est ainsi considérablement inférieur aux chiffres officiels du nombre de chômeurs.
Il existe une relation entre le chômage et les emplois vacants : après une crise comme celle de 2008, qui avait définitivement détruit beaucoup d’emplois, le taux de chômage de 10% fin 2009 était encore de 8,5% deux an après tandis que les taux de vacance de l’emploi avaient cru de 1,8% à 2,8%.
Le taux de chômage américain s’établit en aout 2020 à 8,4%, le taux de vacance de l’emploi à 4,4% (soit quasiment son niveau d’avant crise) et n’est jamais descendu sous 3,7%(1): les chômeurs permanents, séparés de manière définitive de leur entreprise, auront ainsi moins de difficulté à retrouver un emploi.
La crise de la Covid a ainsi détruit de manière permanente moins d’emplois que la crise de 2008. Elle a en effet été déclenchée par un virus et les mesures sanitaires qui ont visé à le contenir : elle ne constitue par un retournement endogène du cycle économique(2). Elle s’est transmise à l’emploi par la disruption des capacités mondialisées de production d’une part, par les anticipations de demande des employeurs d’autre part. Ses conséquences sur l’emploi seront moindres et les prévisions officielles de chômage, partiellement basées sur les projections passées, pourraient-même s’avérer surestimées(3) si la demande se montre dynamique.
L’action de la Fed, déterminée à soutenir dans des proportions inédites le marché de l’emploi de manière quantitative comme qualitative, accroîtra cette reprise.
Si le niveau du chômage est appelé à baisser, rien n’indique que la composition de la population au chômage évolue. Les jeunes, les afro-américains et les hispaniques ont été frappés de manière disproportionnée par le chômage, qu’il soit temporaire ou définitif. Ils auront fait une fois de plus le constat politique que face à toutes les adversités, ils représentent systématiquement les cohortes les plus vulnérables ce qui pourrait les inciter à voter démocrate.
À moyen terme, la compétitivité des États-Unis est menacée par le déclin de la concurrence interne et le ralentissement du commerce mondial.
Le dynamisme de l’économie américaine, dont dépend le maintien de sa compétitivité et de son potentiel de croissance face à une concurrence mondiale accrue, s’est affaibli depuis les années 90.
Les nombreux travaux de l’économiste français Thomas Philippon sur le sujet soulignent une croissance importante des indicateurs de concentration des entreprises américaines entre les années 1990 et les années 2010. Le contraste avec l’Union européenne, qui dans le même temps a fortement durci sa politique de la concurrence, est saisissant : les taux moyens de concentration des parts de marché y sont presque deux fois moins élevés(4).
Cette situation vient d’un affaiblissement de la politique de la concurrence tenant à des raisons politiques ainsi qu’à un effort de lobbying particulièrement important. La dernière tentative de démanteler une entreprise hégémonique sur son marché, Microsoft en 2000, avait échoué et aucune opération importante n’a suivi.
La crise économique entrainée par la Covid favorise les entreprises des secteurs numériques et accélère une réallocation du capital et du travail vers ces dernières.
Les plateformes numériques sont caractérisées par une concentration plus élevée que d’autres secteurs économiques du fait de leurs caractéristiques intrinsèques(5) : elles dépendent d’effets de réseau qui ne sont viables qu’à partir d’un nombre élevé d’utilisateurs, elles ont d’importants coûts fixes (développement d’algorithmes) mais un coût marginal proche de 0 (un nouvel utilisateur ne leur coûte que peu) et n’ont enfin pas de coûts de transfert (leur produit ne coûte rien à transporter).
L’accroissement du poids des secteurs numériques à la faveur du Covid risque ainsi d’augmenter la concentration globale de l’économie américaine.
Des voix s’élèvent aujourd’hui au sein du parti démocrate et réclament un renouveau de la politique de la concurrence américaine : Alexandria Ocasio-Cortez ainsi qu’Elizabeth Warren, qui ont été candidates à l’investiture du parti démocrate, se sont prononcées dans cette direction.
La sénatrice Warren a ainsi souligné la situation de certaines grandes entreprises du numérique qui, tel Amazon, sont à la fois responsable d’une infrastructure de marché (Amazon marketplace) et vendeurs sur ce marché (AmazonBasics par exemple) ; certaines pratiques de mise en avant de produits (Amazon’s choice) sont par ailleurs problématiques du point de vue de la concurrence.
Joe Biden représente une ligne centriste au sein du parti démocrate, à la différence de ses deux rivaux malheureux qui témoignent d’un renouveau de la pensée économique de gauche sous l’influence de l’économiste Mariana Mazzucato, qui conseille E. Warren ainsi que le Labour party britannique.
Un rapport du Judiciary Commitee de la Chambre des représentants en date du 6 octobre(6) portant sur les concentrations dans le secteur numérique a conclu à des abus de position dominante de la part des GAFAM. Ce comité est présidé par un démocrate modéré et ce document témoigne d’une prise de conscience, au sein du parti démocrate, des effets délétères d’une excessive concentration. Ces positions tendent à être de plus en plus partagées : ce rapport pourrait ouvrir la voie à un renouveau de la législation antitrust. Un président démocrate n’y mettrait probablement pas son veto et n’en entraverait sans doute pas l’application effective.
Le commerce international américain, que le président Trump voit comme un jeu a somme nulle, a été particulièrement touché par la crise de la Covid-19.
La crise de 2008 a ouvert une phase dite de slowbalisation qui a vu chuter de 61 à 53% le ratio commerce international / PIB. En niveau comme en tendance, une perte sèche a eu lieu. Les négociations commerciales internationales sur la facilitation des échanges sont parvenues à un point de blocage à l’OMC à partir de 2013. L’approche du président Trump a accentué ce ralentissement : elle témoigne d’une approche du commerce international comme un jeu à somme nulle, un ensemble de « deals » inégaux dont il s’agit de retirer plus que les autres et non une relation mutuellement profitable qui crée de la valeur ajoutée en permettant à des territoires de se spécialiser. Son approche purement quantitative de la balance commerciale en témoigne, ainsi que la mise en place de politiques protectionnistes dont un précédent article soulignait les effets contre-productifs.
S’il est trop tôt pour caractériser les effets structurels de la crise de la Covid, le choc a été durement ressenti en Amérique du Nord (graphique 2).
Joe Biden a présenté début septembre son Buy American Plan(7) qui promet de créer « des millions » d’emplois manufacturiers, annonce un durcissement du Buy American Act (législation qui ferme l’essentiel des marchés publics américains aux offres étrangères) et de la relation bilatérale avec la Chine. Il est par ailleurs favorable à une taxe carbone aux frontières. Le candidat ne s’est pas encore prononcé sur la question de l’OMC, peut-être afin d’en faire un levier diplomatique face à l’Union européenne très attachée au bon fonctionnement de l’ORD.
Ces propos de campagne, s’ils ne permettent pas nécessairement d’augurer de son action future, soulignent cependant que l’électorat américain est jugé plus protectionniste que libre-échangiste par les stratèges de campagne démocrates comme républicains. Ils ne permettent pas d’écarter une certaine continuité de la politique commerciale américaine même en cas de victoire démocrate.
À long-terme, la question de la relation sino-américaine est déterminante pour l’avenir de la mondialisation.
Il existe un consensus entre démocrates et républicains pour considérer que les relations avec la Chine doivent être plus fermes qu’elles ne l’ont été depuis son entrée à l’OMC en 2001 et son intégration dans la mondialisation. Le pays s’est depuis mué en rival pour les États-Unis, alors que son PIB passait entre 2001 et 2019 de 1339 milliards de dollars à 14000 milliards, le secteur des services comptant en 2019 pour plus de la moitié du total. Cette relation de rivalité est également une relation d’interdépendance.
La variation brutale des indicateurs du chômage aux États-Unis est un défi de court terme pour le futur président. La situation est cependant moins préoccupante qu’après 2008, dans la mesure où les destructions définitives d’emplois sont moindres, et que le taux de vacance de l’emploi reste près de deux fois plus élevé qu’en 2009 ; le soutien monétaire inédit décidé par la Fed sera à même d’épauler efficacement la politique budgétaire.
(1)Pour une représentation graphique de la courbe de Beveridge : https://www.bls.gov/charts/job-openings-and-labor-turnover/job-openings-unemployment-beveridge-curve.htm
(2)Robert Boyer (2020), Les capitalistes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte.
(3)Gallant et al (2020), Temporary Unemployment and Labor Market Dynamics During the COVID-19 Recession, NBER.
(4)Philippon (2019), Les marchés européens sont‐ils devenus plus concurrentiels que les marchés américains ?, CAE.
(5)Crémer et al (2019), Competition policy for the digital era, Publications Office of the European Union.
(6)L’équivalent d’une de nos importantes commissions parlementaires permanentes.
(7)https://joebiden.com/made-in-america/#