RCEP : En Asie-Pacifique, la Chine avance, les États-Unis reculent
Après près de 10 ans de négociations, les dix pays de l’ASEAN, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud ont signé dimanche 15 novembre avec la Chine le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), actant la création de ce qui doit être la plus grande zone de libre échange du monde, couvrant 30% de la population et du PIB mondial. Les États-Unis font figure de grands absents dans cet accord, eux qui sous Obama avaient l’ambition de créer leur propre partenariat dans la région (le TPP, Trans-Pacific Partnership Agreement) en excluant la Chine.
Qu’est-ce que le RCEP ?
Si les adjectifs superlatifs ne manquent pas pour qualifier cet accord, on doit tout de même remarquer que bien qu’il concerne beaucoup de monde et un petit tiers de l’économie mondiale, il n’est pas particulièrement ambitieux. Il s’agit d’un accord de libre-échange au sens strict du terme qui prévoit principalement une baisse des tarifs douaniers sur de nombreux biens (qui souvent sont déjà exempts de droits dans le cadre d’accords de libre-échange préexistants entre certains des signataires) et une définition commune de la rule of origin (les critères qui font qu’un produit est originaire d’un pays donné), et devrait donc avant tout augmenter les échanges de biens et faciliter la mise en place de chaîne d’approvisionnement entre ces différents pays. De nombreux aspects, que l’on trouve dans la plupart des accords de libre-échange d’aujourd’hui, semblent laissés de côté. En effet, la propriété intellectuelle, les subventions publiques et les normes juridiques ou comptables ne sont pas ou très peu abordées.
Si l’accord a cette forme, c’est bien parce qu’il est à l’image de ce que veut la Chine. Cela tranche avec les méthodes habituelles de Pékin, qui jusque-là semblait préférer les accords bilatéraux pour accompagner ses grands projets d’infrastructure, comme la Belt and Road Initiative. Si elle se retrouve à la tête de ce qui est présenté comme le plus grand accord de libre-échange du monde, c’est aussi pour faire passer un message fort en temps de Covid. En effet, il semblerait que Pékin, ayant fait quelques concessions tarifaires, ait œuvré à ce que les sujets plus sensibles (comme les subventions publiques, les normes environnementales, etc…) soient laissés de côté afin d’arriver à un accord cette année, sûrement pour profiter des derniers mois d’une administration américaine isolationniste et protectionniste. C’est aussi à cause de cette précipitation que l’accord n’inclut pas l’Inde, qui a quitté la table des négociations en juillet, et qui aurait voulu inclure dans l’accord les services, les industries à forte intensité de main d’œuvre et des mécanismes de protection en cas d’augmentation trop forte des importations.
La faute stratégique de l’administration Trump
Pour ceux qui se souviennent du TPP d’Obama, qui avait pour but d’établir dans la région des normes plus proches de celles des États-Unis, notamment en matière de protection de la propriété intellectuelle, concurrence, subventions et de mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, le RCEP donne à croire que l’Asie-Pacifique a glissé des mains des États-Unis. Le TPP devait être la plus grande réalisation du pivot asiatique, le déplacement du centre de gravité des préoccupations stratégiques de l’Europe et du Moyen-Orient vers l’Asie-Pacifique. Cette doctrine était cohérente avec la grand strategy américaine d’après-guerre, l’instauration d’un ordre mondial pacifié et libéral avec à sa tête les États-Unis, et permettait de faire face au nouvel adversaire stratégique : la Chine. Le TPP remettait ainsi les États-Unis au cœur de la région et isolait la Chine et son contre-modèle. Trois jours après son investiture, fidèle à son isolationnisme à courte vue ou peut-être par mesquinerie à l’encontre d’Obama, Trump se retire du TPP et abandonne ainsi cette vision, pour la remplacer par… pas grand-chose.
On peut trouver des raisons à ce retrait. Après tout, l’accord avait ses détracteurs aussi bien chez les Républicains que chez les Démocrates. Même la candidate Clinton, pourtant une des architectes du pivot asiatique, disait pendant la campagne de 2016 s’y opposer en l’état. En effet, au-delà de la vague protectionniste sur laquelle surfait Donald Trump, on s’inquiétait pour les emplois manufacturiers américains. Une crainte légitime, mais sans substitut, ce sont des intérêts bien plus fondamentaux pour les États-Unis qui sont mis en danger.
Les onze autres signataires du TPP ont voulu continuer malgré le retrait américain. Ils se sont mis d’accord sur une nouvelle version en 2018, le CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership), qui perd beaucoup de sa substance. En effet, la nouvelle version abandonne la plupart des décisions clés ajoutées à la demande des États-Unis (portant sur la propriété intellectuelle, les subventions et les investissements) et visant à faire concurrence au modèle chinois. Le TPP est dénaturé au point qu’il est même question d’y inviter la Chine.
Victoire chinoise ou défaite américaine ?
A en croire les titres de la presse américaine et chinoise, le RCEP est une victoire pour Pékin. Sur le plan commercial, il semble pourtant que c’est une réussite pour l’Asie-Pacifique dans son ensemble plutôt que pour la Chine seule. En effet, Pékin semble faire plusieurs concessions et l’accord facilite même le déplacement de la production hors de Chine tout en garantissant un accès au marché chinois. C’est aussi une victoire pour la région dans son ensemble dans le cadre de la guerre commerciale sino-américaine étant donné que le RCEP permettra aux entreprises chinoises souhaitant éviter les tarifs de produire en Asie plutôt qu’en Amérique du Nord.
Là où la victoire est clairement chinoise, c’est dans le fait que l’accord permet à la Chine d’accroître son influence dans des pays qui, il y a encore quelques années, auraient préféré se rapprocher des États-Unis. Étant donné que c’est l’Amérique, sous Trump, qui décide de leur tourner le dos, difficile de ne pas y voir avant tout une défaite américaine. Le lien entre l’abandon du TPP et l’accélération des négociations du RCEP est d’ailleurs explicité en 2017 par le Premier Ministre néo-zélandais de l’époque, Bill English. Le désintérêt pour la région est d’autant plus marqué que Trump n’avait pas participé à un sommet de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation) depuis 2017. Il y a cependant participé vendredi 20 novembre, sans avoir envoyé de représentant au forum précédant le sommet comme le voudrait la coutume, pour donner un discours fermé aux journalistes. Il s’est également démarqué en étant le seul chef d’État à ne pas utiliser la toile de fond officielle de l’APEC pendant le sommet. Provocatrice, la Chine remue le couteau dans la plaie auto-infligée des États-Unis, et, au cours de ce sommet de l’APEC, annonce considérer favorablement une entrée dans ce qui reste du TPP, ce qui planterait le dernier clou dans le cercueil de la vision d’Obama. Pékin peut maintenant se présenter comme le défenseur du libre-échange et du multilatéralisme, un rôle qui il y a encore peu de temps revenait aux États-Unis. La Chine bat ainsi les américains à leur propre jeu, et peut prétendre, comme en reflet de la grand strategy américaine, être à la tête d’un ordre régional (puis mondial ?) reposant sur ses valeurs et son modèle.
Le TPP et le RCEP sont difficilement comparables, tant l’un porte presque exclusivement sur les tarifs des marchandises et l’autre visait à instaurer plus largement un ensemble de pratiques pour les affaires. On ne peut pour autant s’empêcher de voir dans le RCEP un pieds-de-nez chinois, une manière de tirer au mieux profit des errements américains. La partie n’est pas pour autant perdue pour les États-Unis, tant le périmètre du récent accord est limité et tant il n’impose pas les standards chinois. Cependant, bien que Joe Biden ait évoqué rejoindre éventuellement le CPTPP (partenariat Transpacifique), la crise sanitaire et les problèmes domestiques risquent de mobiliser pour encore quelque temps la plupart des énergies de la Maison-Blanche. Pendant ce temps-là, la Chine avance ses pions…