Y a-t-il un banquier pour sauver l’Italie ?
Mario Draghi, l’ancien président de la Banque Centrale Européenne souvent crédité du sauvetage de la zone Euro en 2012, a accepté, à la demande du président italien Sergio Mattarella, de former et diriger un gouvernement. Sa réputation de technocrate apprécié des marchés et des instances bruxelloises tranche avec le populisme et l’euroscepticisme auxquels l’Italie a pu nous habituer. Au vu de la situation dans laquelle se trouve le pays actuellement, ce revirement est sans doute une bonne nouvelle.
« Super Mario »
C’est bien sûr à la tête de la BCE qu’il reçoit l’affectueux surnom « Super Mario ». L’italien prend ses fonctions fin 2011, en pleine crise des dettes souveraines. Dès son arrivée, il met un terme à la politique controversée de son prédécesseur, Jean-Claude Trichet, de hausse des taux d’intérêts, il baisse donc le taux directeur principal (le taux de refinancement), qui atteindra progressivement zéro (en 2016). Il dote également la BCE de nouvelles armes, les politiques « non-conventionnelles ». La première, utilisée dès 2012, porte le nom de Long Term Refinancing Operations (LTRO), plutôt que de prêter aux banques à 7 jours seulement, la BCE propose désormais des prêts à long terme (36 mois). La deuxième consiste à fixer un taux de rémunération des dépôts (le taux auquel sont rémunérés les dépôts des banques commerciales à la BCE) négatif, afin d’inciter les banques à injecter des liquidités dans l’économie. Enfin, la troisième et plus célèbre de ces politiques non-conventionnelles : les assouplissements quantitatifs, des injections massives de liquidités par des programmes de rachat de titres (obligations souveraines ou corporate) par la BCE et les Banques centrales de la zone Euro afin de ramener l’inflation aux alentours de 2%.
Mario Draghi met surtout un terme à la politique traditionnelle de lay against the wind qui consistait à baisser les taux en temps de contraction de l’activité et à les remonter en cas de surchauffe, et la remplace par une politique de forward guidance, qui consiste à ne plus seulement réagir, mais à influencer les marchés en indiquant régulièrement les intentions de la banque centrale. Un des exemples les plus célèbres de cette approche sont sûrement les trois mots qui ont fait de Draghi le sauveur de l’Euro en 2012 : « Whatever it takes » (comprenez « quoi qu’il en coute »). Draghi affirme que la BCE fera tout ce qui est nécessaire, quitte à sortir des limites de son mandat, pour sauver l’Euro alors que de nombreux pays de l’Eurozone voyaient leurs taux d’emprunt s’envoler. Les mots font leur effet, les marchés se calment, mais la BCE va plus loin et s’arme d’un nouvel outil : les Outright Monetary Transactions, qui permettraient à l’institution d’aider un pays dans l’incapacité de se refinancer en rachetant directement et de manière illimitée ses titres de dette (en échange de mesures d’assainissement des finances publiques) afin de stopper net toute spéculation à la hausse sur ces taux. Véritable coup de bluff de Draghi, ce mécanisme (qu’on pourrait qualifier de quatrième politique non-conventionnelle) n’a pas eu besoin d’être utilisé pour ramener les taux d’emprunt à des niveaux acceptables.
L’Italie prise dans les crises
Avant même le début de la crise sanitaire, l’Italie se trouvait dans une situation politique particulièrement instable. En 2018, une coalition fragile formée de la Ligue de Matteo Salvini (extrême droite) et du M5S de Luigi di Maio (populiste) prend le pouvoir, mais est sommée de désigner un premier ministre. Giuseppe Conte, non-affilié mais proche du M5S, est finalement choisi après des négociations difficiles comme compromis acceptable pour le président de la République Sergio Mattarella, inquiété par les idées eurosceptiques de la coalition. À peine un an plus tard, la coalition s’effondre avec le départ de Salvini et de sa Ligue, qui espérait sûrement des élections anticipées. Conte démissionne mais est sommé de reformer un gouvernement de coalition entre le M5S et le Parti Démocrate de centre-gauche. Ce nouveau gouvernement, plus pro-européen, est toutefois tout aussi fragile que le précédent.
La crise sanitaire aura en effet raison de cette deuxième coalition. Avec plus de 90 000 morts, le pays est parmi les plus touchés d’Europe au niveau humain mais également au niveau économique. Le PIB s’est effondré de presque 9%, un demi-million d’emplois sont d’ores et déjà perdus (avec peut-être un million de plus en mars quand sera levée l’interdiction des licenciements économiques) et les prévisions de croissance pour 2021 sont passées de 6 à 3%. C’est la question du plan de relance qui est à l’origine de la dernière crise politique. En effet, c’est l’ancien Premier Ministre de centre-gauche Matteo Renzi, chef du parti Italia Viva, qui a annoncé mi-janvier que sa formation quitterait la coalition, coûtant ainsi à celle-ci sa majorité absolue, en raison du plan « faible et incomplet » élaboré par le gouvernement Conte. Bien que le premier ministre obtienne la confiance du Parlement, il ne parvient pas à former un troisième gouvernement disposant d’une majorité absolue. Le 2 février 2021, le président Sergio Mattarella demande à Mario Draghi de former un gouvernement.
L’homme de la situation
La nouvelle semble être particulièrement bien accueillie dans le monde politique italien, fait rare dans un pays qui depuis plus de deux ans peine à former un gouvernement stable et qui depuis les années Berlusconi oscille entre centrisme pro-européen, droite dure et populisme. Dans les colonnes du Monde, Matteo Renzi ne manque pas d’éloges sur « l’homme le plus compétent d’Italie », celui qui « comme Italien a sauvé l’Euro » et qui « comme Européen, sauvera l’Italie ». De même, le Parti Démocrate l’accueille comme le Messie. Même Matteo Salvini, pourtant eurosceptique, semble conquis par l’ancien président de la BCE. C’est bien que l’heure est grave. Le M5S, quant à lui, tient sa position antisystème et rechigne à apporter son soutien à l’eurocrate, banquier de surcroît. Cependant, l’échec de la formation d’un gouvernement par l’ancien banquier central et les élections qui en résulteraient pourrait décimer les rangs du mouvement populiste au Parlement, tant sa popularité s’est érodée depuis son arrivée au pouvoir. C’est pourquoi di Maio joue pour l’instant la carte de l’écoute de bonne foi. En effet, Draghi jouit d’un certain prestige auprès de l’opinion publique italienne, tant son mandat à la tête de la BCE a pu être une source de fierté dans un pays qui a pu se sentir à la traîne dans une Europe de plus en plus allemande. Il incarne peut-être une alternative, plus compétente et plus sérieuse, au monde politique italien qui depuis tant d’années déçoit. Encore faut-il que le technicien, relativement étranger à la politique politicienne, parvienne à naviguer les eaux instables du Parlementarisme italien.
Les milieux d’affaires ont accueilli la nouvelle avec un enthousiasme sans ambiguïtés. La bourse de Milan a pris plus de 2% le jour de l’annonce et les taux italiens ont baissé de 7 points de base. Le spread avec les taux allemands a atteint 105 points de base, plus bas niveau depuis 2016, et est passé cette semaine en dessous des 100 points de base. C’est donc que les marchés ont confiance dans la capacité de Draghi à (enfin) amener de la stabilité à la politique italienne. On peut imaginer qu’ils l’estiment aussi capable de mener à bien un certain nombre de réformes nécessaires, comme celle de la justice. Sa priorité immédiate sera toutefois le plan de relance. Celui qui cet été alertait contre les limites de « l’argent magique » et qui fin 2019 implorait le gouvernement italien de faire la distinction entre la mauvaise dette, utilisée à des fins improductives et clientélistes, et la bonne dette investie dans le capital humain et les infrastructures essentielles, est sûrement le mieux placé pour faire bon usage des 200 milliards d’euros distribués par Bruxelles. Après tout, aucun dirigeant sur terre ne peut prétendre avoir une meilleure compréhension de l’économie et du système financier que celui qui murmurait à l’oreille des marchés.
La tâche qui attend Mario Draghi, s’il parvient à former un gouvernement, n’est donc pas des moindres. Remettre l’Italie sur la voie de la stabilité et de la croissance, rien que ça ! Quelle que soit la difficulté de la mission, l’arrivée d’un technicien, à l’aura européenne et internationale, à la tête de ce qui fut longtemps le mauvais élève des classes politiques européennes ne saurait qu’être une bonne nouvelle. Ce serait également un soulagement pour l’Europe tout entière de voir la troisième économie du bloc réaffirmer ainsi son attachement à l’européanisme. Buona fortuna, signor Draghi !